Mai 68 chez Lip à Besançon

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De Gaulle, c’est le pouvoir hautain qui décide et ne négocie pas, qui monologue et ne dialogue pas. La guerre d’Algérie a renforcé le côté policier de ce pouvoir. Les manifestations sont durement réprimées. Ce sont donc des années difficiles pour les salarié.es et leurs organisations. Le patronat s’est mis à l’unisson du style De Gaulle. Partout, il y a durcissement des rapports sociaux. À LIP, les réunions mensuelles obligatoires de CE et DP sont expédiées en trois-quart d’heure, avec des réponses négatives à la quasi totalité des demandes des salarié.es.

Rappel de quelques dates :

1962 : fin des années de guerre en Algérie, enfin !

1963 : nous sommes admiratifs devant le courage des mineurs, leur longue lutte, leur résistance à la réquisition. Nous participons à l’information sur leur lutte, et aux nombreuses collectes de soutien.

1964 : à LIP, devant une grève de deux heures pour les salaires, le patron décide le lock-out pour la journée… C’est la première fois !

1966 : un militant CGT est licencié pour avoir déposé une circulaire syndicale sur le bureau de son collègue à Lip.

1967 : en décembre, c’est la grève de la Rhodia à Besançon. Nous y allons matin et soir, les rencontrer, diffuser leurs informations, vivre un peu leur dur conflit au jour le jour.

Les 1ermai : la CFTC , puis CFDT (à partir de 1964), organise quelques 1ermai en salle, vu le peu de participant.es. La CGT, elle, maintient les manifs de rue quelque soit le nombre de participant.es.

J’y travaille depuis 1946. Je suis élu en 1953 délégué du personnel et membre du comité d’entreprise. Avec quelques jeunes, nous avons vite compris que nous n’avions qu’un pouvoir illusoire. Seul un collectif de salarié.es conscients, nombreux, peut constituer une force réelle. D’où notre acharnement à construire ce collectif. Cela s’est fait en cultivant l’unité avec la CGT, et surtout par une modification profonde de notre rôle de militant.es.

L’essentiel est ailleurs !

Nous l’avions résumé dans un slogan : « les 90/10. Passer 90 % de son temps, de son énergie à construire une force autonome des salarié.es, syndiqués ou non. Une force qui pense et agit, un collectif dont les membres sont à égalité. Et 10 % pour le reste, l’étude des dossiers, les rapports avec la direction et avec notre organisation syndicale ».

Un renversement complet de ce qui se passait alors !

Chaque lutte doit être l’occasion de concrétiser tout cela; chaque lutte doit permettre l’émancipation de chacune et de chacun. C’est aussi important que les revendications ! Nous n’y parviendrons qu’en 1973, mais un grand pas en avant a été permis par Mai 68.

Avant 1968, nous avions à notre actif quelques avancées sociales malgré la dureté de la période. Ceci dit, nous ressentions toutes et tous la lourdeur du climat social général. Nous savions que pour vraiment améliorer notre sort, les grèves de quelques heures seraient insuffisantes.

Mai 68, le drapeau rouge flotte sur la fac de Besançon

Au début de mai 68, les étudiant.es, désormais en grand nombre, se révoltent. Ils et elles veulent être considérés comme des adultes, ne veulent plus de ces cours magistraux sans dialogue ni de ces règlements de la vie universitaire en retard de plusieurs générations.

Elles et ils n’ont aucun complexe et répondent vertement aux ministres, aux recteurs d’université et autres…

Nous suivons tous ces événements avec étonnement et passion : «  Voilà des jeunes qui ne savent pas que le pouvoir est fort et ne recule pas. Ils osent avec audace et naturel, nous révèlent que c’es possible de s’attaquer à ce pouvoir, le déséquilibrer, le ridiculiser »  . Leur lutte a un tel retentissement, une telle résonance qu’un peu partout en Europe, puis dans le monde, leur lutte fait école.

Ces jeunes secouent ce vieux monde !

La classe ouvrière et ses organisations sentent que le moment est très important. Toutes les arrogances, le mépris pour le peuple de ces dernières années ont constitué une bombe à retardement. Tout cela est explosif.

Lundi 13 mai, c’et la grève générale : en soutien aux étudiant.es et contre les violences policières.

Nous sommes plein d’espoir, nous informons largement à LIP. Nous n’avions qu’une crainte : cette peur dormante depuis des années va t’elle enfin être surmontée ?

A LIP, la grève est bien suivie, mais déception à la manif, près du Pont Battant (à Besançon), peu d’ouvrier.es présents en dehors des militant.es. Tout à coup, une clameur : « ils arrivent ». Une longue manif d’étudiant.es, en rangs serrés, apparaît le long des quais, venant de l’université.

Certes, il y a déjà eu quelques usines en grève, mais le grand mouvement commence le 13 mai, avec cette manifestation. Les étudiant.es envahissent la place Jouffroy, près du pont Battant. C’est la joie, et en même temps, j’éprouve de la honte : « Que vont-ils penser de nos maigres troupes ? ». Mais la fraternisation est si chaleureuse que tout est oublié. Quelle joie de manifester ensemble dans les rues de la ville ! Cette journée fait chaud au coeur.

Les jours suivants, nous apprenons que des débrayages et des grèves éclatent un peu partout en France.

A LIP, nous rappelons par tract : « Les étudiants.es ont de bonnes raisons de vouloir des changements, nous aussi. C’est le moment d’intervenir, nous avons déjà trop subi. Les salaires, les horaires longs, les cadences, les brimades, les inégalités : çà suffit ! ».

C’est décidé : le 20 mai, nous devons partout entrer dans la lutte : grève et occupation.

Le samedi précédent, le groupe CFDT LIP, passe de longues heures à préparer cette action du 20 mai. Tout est minutieusement réfléchi; le tract est prêt.

Rendez-vous le lundi à 6 h du matin devant l’usine (l’entrée du personnel se fait à 7 h). Nous allons enfin pouvoir développer toutes les réflexions faites autour de la lutte participative.

Nous sommes tous là, les premiers, le groupe CFDT. Stupeur : des militants de UL (union locale) CGT barrent la porte d’entrée, des manches de pioche dans les mains : « c’est la grève, on ne passe pas ! ».

C’est le clash. Nous expliquons : «  Nous allons distribuer un tract invitant tous les LIP à entrer et rendez-vous à 8 h au restaurant d’entreprise pour débattre de notre participation au mouvement national. A LIP, nous voulons un vote libre, réfléchi, conscient des enjeux actuels ». Le moment est tendu, beaucoup d’incompréhension. Heureusement, la CGT de LIP arrive et tient le même discours que nous… Les portes sont dégagées : il est 6 h 20.

Le patron, Fred LIP, arrive, entouré d’une vingtaine de fidèles, des cadres et le chef du personnel. Pourtant, d’habitude, ces gens-là n’arrivent jamais à l’usine aux aurores… Il vient vers moi :« je vous propose une négociation immédiate sur vos revendications ». Ma réponse : « l’heure n’est pas à la négociation mais à l’action. L’ensemble du personnel de LIP doit décider d’entrer ou non dans la grève générale. Nous nous verrons plus tard. ». La direction de LIP espérait casser la dynamique d’entrée en lutte. Pour nous, au contraire, seule comptait la mise en marche de la lutte, tout le reste n’était que diversion.

L’heure était à la réalisation de ce collectif des salarié.es, et à la lutte !

Avant de se quitter, Fred LIP me prend un peu à part et sort de sa poche un gros pistolet automatique, treize coups précise t’il… Je suis abasourdi. Il en est là ! Je lui réponds : « je ne vois pas du tout la nécessité d’une arme dans cette affaire. ». Plus tard, j’ai repensé à l’attitude des militants de l’ UL devant la porte. Ils étaient dans la logique : c’est si difficile de faire le pas, la grève, avec la peur, qu’il faut faciliter ce geste, de ne pas franchir la porte de l’usine, en prenant la décision à leur place. Mais cette logique n’est pas émancipatrice et n’est pas porteuse de durée, de conviction. À LIP : nous avions entamé une autre logique depuis des années.

Tous les LIP sont là au restaurant : tables dégagées, chaises rangées, micros en place. Un délégué CGT, puis un CFDT, prennent la parole, environ 7/8 mn chacun. Ils situent les enjeux : le contexte général pesant depuis des années, avec des exemples ici à LIP. Les étudiant.es révèlent au grand jour le profond malaise de cette société.

Nous voulons un vrai dialogue, des horaires qui permettent de vivre, des salaires décents non liés à des cadences infernales. Pour tout cela, une grève générale massive est nécessaire : c’est ce que nous proposent le organisations syndicales. Qu’en pensez-vous ? Le micro baladeur est prêt. Aucune main ne se lève pour demander la parole. Les cadres sont là : la peur de se faire remarquer et repérer est la plus forte. Nous avions prévu cette situation. Nous décidons une interruption de trois-quart d’heure de l’AG.

« Il fait beau, les portes du restaurant donnent sur le parc, les pelouses. Rassemblez-vous par affinités, par ateliers, par bureaux et discutez entre vous » .

La consigne donnée aux délégués : empêcher les cadres de se mêler aux débats et qu’ils fassent eux aussi des groupes. C’est une réussite : de nombreux groupes se forment et les débats sont très animés. L’AG reprend. Nous expliquons le déroulement du vote à main levée : Oui : entrée dans la lutte, gréve illimitée avec occupation et présence à l’usine ; Non : à la grève et reprise du travail ; Abstention : je ne peux ou ne veux me prononcer sur cette grève.

Nous demandons à toutes et tous de respecter les votes ; chacun.e a eu le temps de la réflexion et de l’échange : c’es donc un vote en toute conscience. Le vote a lieu : c’est massivement le oui, pour la grève et l’occupation. Il y a des non et des abstentions, mais pas de sifflets ou de hou-hou…

Il est 11 h 30. Des délégations syndicales d’usines de Besançon sont dehors et nous regardent délibérer par les grandes baies vitrées. Nous les informons du résultat. Nous prévenons les LIP : un comité de grève va être élu, c’est lui qui organisera la grève et l’occupation de l’usine.

Chaque secteur de l’usine vote pour un représentant (syndiqué.e ou non), voire deux selon la taille du secteur. C’est le choix des salariés.es du secteur qui compte, l’essentiel est qu’il représentent bien son secteur.

Sitôt élu ( j’en fais partie), nous (les CFDT) proposons de faire le tour de l’usine pour rappeler aux quelques rares salarié.es qui sont restés au boulot à leur place que c’est la grève totale et qu’ils doivent s’y conformer.

Ensuite, nous nous rendons dans les locaux de la direction. Fred LIP est là, entouré d’une vingtaine de fidèles. Nous leur annonçons le résultat du vote et nous ajoutons : « nous occupons l’entreprise, vous pouvez rester dans vos bureaux à condition de ne rien faire contre l’occupation et contre la grève. Sinon, l’AG est d’accord pour vous expulser de l’entreprise ». Ils étaient blêmes et n’ont pas dit un mot. Nous avons ajouté :« nous allons nous servir des machines à écrire, photocopieuses et des ateliers de menuiserie… pour notre lutte » .

Nous n’avons pas dit un mot concernant leur proposition de négociation. Il fallait montrer que la priorité était à a lutte et s’en tenir là.

Retour au restaurant : un spectacle émouvant. De nombreux groupes de salarié.es assidus autour des tables rédigent leurs cahiers de doléances. Ils relevaient tout ce qui devait changer dans leur atelier ou bureau.

Dans la foulée, réunion CFDT LIP à l’Union locale : nous devons apporter notre aide aux salarié.es des autres entreprises de la ville . L’UL CFDT est animée par les « Rhodia » : c’est la plus forte section et la plus expérimentée de Besançon ;

Au tableau noir, sont inscrits les noms des entreprises dont les salarié.es demandent de l’aide, et en face le nom du militant / de la militante désigné.e pour y aller;

A LIP, hélas, seuls Roland Vittot et moi ont répondu à ce genre d’appel.

Je lis : Piaget : usine d’horlogerie YEMA, mardi matin et usine SIMONIN (fabrique de ressorts), mardi à 14 h.

Je pars en vélo à YEMA, j’y suis bien avant l’heure d’ouverture. Le patron est là avec l’encadrement, les salarié.es hésitent devant les portes d’entrée. Le patron les presse d’entrer. Gaston un ami du SGEN-CFDT (syndicat de l’enseignement) est là aussi : nous montons sur un mur et nous prenons tour à tour la parole pour convaincre les salarié.es d’entrer dans la lutte. Le patron enfle la voix, nous aussi… Quelques minutes d’incertitude et la grande majorité des salarié.es se décide pour la grève. Ils se regroupent et s’organisent. Je repars, toujours à vélo, pour l’usine SIMONIN, à l’autre bout de la ville. Sur place, je rencontre les salarié.es regroupés dans une salle. Ils sont en grève avec occupation, ils ont besoin d’aide pour préparer leurs revendications et les étayer. Je demande à voir quelques feuilles de paye pour me faire une idée de leurs salaires, horaires et primes… « Qu’est ce que c’est ces retenues : 3 francs, 4,50 francs…? » :les salarié.es m’expliquent que ce sont des amendes pour casse de matériel : ampoule électrique, taraud, forêt… Je suis sidéré : les amendes sont interdites depuis plus de 30 ans. Nous allons voir le patron et son comptable, je montre les feuilles de paye, les amendes : « ce que vous faîtes est interdit depuis très longtemps, et vous ne le saviez pas ? ». Ils sont étonnés, pensaient que c’était légal, bla-bla… Je précise :« Concernant les amendes, vous devez les rembourser à chaquesalarié concerné sur un arriéré d’un an, c’est la règle. Les délégués présents y veilleront ! ». Intérieurement, je pensais : mais qu’est ce que c’est que ces délégués qui ne savent pas et ne se renseignent pas ? Je leur rappelle que l’UL dispose des informations juridiques dont ils peuvent avoir besoin. Nous établissons le cahier de revendications et je repars.

Je passe à l’UL. On me dit : « vite, Piaget, il y a une urgence, file chez Cheval-Frères, l’usine de fabrication de rubis pour l’horlogerie ». Je sonne : pas de réponse. J’ouvre la porte, les deux patrons sont là, l’un tient un fusil de chasse et me braque. Je lève les bras. Il crie : « ici, c’est chez moi, vous n’avez rien à faire ici. ». Il est visiblement à bout de nerfs, son frère cherche à le calmer. Je parle, les bras en l’air : « les salarié.es de votre entreprise m’ont demandé de venir ici pour formalisé leurs revendications, alors, je suis là ! ». Il finit par se calmer, je rejoins les salarié.es au fond du hall, tous décontenancés par la tournure des événements. Après un moment de stupeur, nous construisons le cahier de revendications. Avant de m’en aller, je leur dit que je rendrais compte à l’UL de ce qui s’est passé et je leur demande de faire comprendre à leur patron qu’à la prochaine menace, nous viendrons en masse ici.

Nous avons réfléchi à ce fait : des patrons sont armés, c’est grave, détention d’armes et menaces : qu’est ce que cela signifie ? On conclue : une personne d’un côté (l’employeur), plusieurs centaines de personnes de l’autre (les salarié.es), les employeurs sont plus redoutés qu’aimés ! Le déséquilibre en situation habituelle est compensé par le téléphone : l’employeur appelle le préfet s’il se sent menacé, celui-ci envoie la police, saisit la justice… Mais à ce moment là, il y a des milliers d’entreprises occupées, le téléphone ne répond plus, d’où la panique de certains patrons… Les patrons mail-aimés connaissent, en petit, les affres des dictateurs lorsque le peuples révolte. Alors, une arme les rassure… un tout petit peu !

Il faut prendre en charge : les rendez-vous avec les salarié.es de diverses entreprises ; l’organisation de la lutte dans son entreprise ; les réunions à l’UL ; les participations aux manifestations… Et bien d’autres tâches.

À LIP, les délégués m’appellent :« viens vite, le patron pique une crise à cause d’un photocopieur ». J’arrive, il est à demi couché sur son photocopieur et clame : « c’est mon bien, mon bureau, je ne suis plus maître chez moi ». Je lui rappelle ce qui a été défini par le comité de grève, que nous avons besoin d’utiliser certaines machines, comme ce photocopieur. : « Vous pouvez l’utiliser aussi, on peut convenir d’horaires utilisables, vous et nous…. ». Il se calme. En fait, il ne supportait plus, lui, le patron tout puissant, de voir des salarié.es qui n’avaient plus la déférence habituelle : des salarié.es qui circulent et utilisent « son bien » sans lui marquer d’allégeance : c’était trop pour lui !

Nous obtenons : une échelle mobile partielle des salaires par rapport au coût de la vie ; une forte révision du salaire minimum de l’entreprise : cela concerne les OS et donc surtout les femmes ; l’engagement de mensualiser les salaires au rendement, donc le même salaire malgré les écarts de rendement (il y a quand même une fourchette de rendement à respecter) ; cela permettra de réduire cette course au rendement.

Nous précisons : cet accord sera revu automatiquement selon l’accord national. Cet accord n’arrête ni la grève, ni l’occupation, seul l’accord national y mettra fin.

Deux anecdotes sur le climat de l’époque : le lundi 27 mai, Fred Lip nous dit : « Je me suis promené à pied avec mon épouse dans le quartier ce dimanche après-midi. Tout est calme : je n’ai pas vu de révolution. ». Un air de nous dire : le pays est calme et bien loin d’une révolution.

Le boulanger qui passe vendre son pain au porte à porte dans mon quartier se lamente et dit à mon épouse : « Les salariés en veulent toujours plus, je viens d’apprendre qu’ils exigent une piscine dans chaque usine, mais où va t’on ? ».

Nous recevons de nombreux documents des fédérations CFDT. Nous sommes en train d’en lire un, intitulé : « Qu’est ce que le pouvoir ouvrier ? Comment le préparer ? ». L’un d’entre nous s’écrie : « Mais c’est ce que nous pratiquonsà LIP depuis des années… ».

“L’usine ouverte” ce ne sera qu’en 1973…

L’AG vote la fermeture de l’usine aux personnes extérieures. Seuls, les représentants syndicaux CGT et CFDT seront admis. La CFDT avait proposé l’ouverture aux délégations étudiantes, pour s’informer et faire connaissance. La CGT s’y est opposée et l’a emporté sur ce point. Nous n’oublierons jamais cela, et nous réaliserons enfin la grande ouverture des portes lors du conflit qui démarrera en 1973.

Bien sûr, quelques précautions sont à prendre, mais ce qui faisait peur à la CGT, c’était la propagande d’idées, non conformes à leurs yeux.

A LIP, par exemple, les mécanos ont invité les horlogers et employés à venir visiter leurs ateliers, expliquer ce qu’ils font. Les horlogers ont fait de même. Nous avons appris à mieux nous connaître.

C’est la même chose avec les étudiant.es : pourquoi avoir peur de l’échange. Evidemment, des sensibilités différentes apparaitront ; les salarié.es manient moins bien les idées et sont forcément plus dans le concret : mais c’est toujours bénéfique d’échanger.

L’entreprise capitaliste s’ingénie à diviser les salarié.es. C’est leur intérêt : ne jamais avoir un bloc devant eux mais une multitude de cas isolés. Alors les salarié.es sont répartis en trois groupes (trois collèges) : les horlogers en blouses blanches dans un bâtiment à part, les mécaniciens en blouse bleu dans un autre bâtiment, les personnels des bureaux encore ailleurs… Toute personne embauchée est conduite à son poste de travail avec interdiction de se trouver ailleurs : seuls les toilettes et les couloirs d’accès aux vestiaires et restaurant sont autorisés. On peut avoir dix ou quinze ans d’ancienneté et ne rien connaître de l’usine…

Nous n’avons pas à avoir peur de l’échange avec les paysan.nes, les étudiant.es, les enseignant.es, les salarié.es des autres usines : cela ne peut que conforter la démocratie.

Plus 35 % d’augmentation du SMIG (qui devient le SMIC) ; Plus 10 % sur les salaires : Une réduction du temps de travail sans perte de salaire ; La reconnaissance de la section syndicale ; L’affichage libre sur des panneaux syndicaux réservés aux syndicats ; Une heure et demi payée par trimestre pour informer tous les salarié.es ; L’affichage libre.

Jusqu’à mai 68, les panneaux d’affichage, nombreux dans l’usine, étaient réservés à la direction . Aucun droit pour les délégués du personnel et pas de possibilité de droit de réponse par les syndicats à toutes les notes affichées par la direction.

Les salarié.es sont interdits de toute expression écrite. Nous pouvons affirmer qu’à Besançon, nous avons été les seuls à prendre ce nouveau droit comme le plus important de Mai 68. Nous avons fait construire un panneau de 3 mètres de long et 2 mètres de haut, éclairé, et placé à un endroit stratégique où tous les salarié.es passaient estrapassaient quatre fois par jour…

Nous y avons placé des affiches énormes, écrites en gros caractères au feutre de couleur, avec des textes percutants. Ces affiches étaient changées fréquemment au fil des événements. Les LIP pouvaient lire ces affiches en 20/30 secondes. Un formidable outil !

Il y avait toujours un petit rassemblement devant ce panneau et de nombreux commentaires.

Ce panneau était réservé CFDT- CGT- CGC mais la CGC ne l’utilisait pas du tout. La CGT était prisonnière de cette « obligation » qu’elle ressentait de faire vérifier les textes par son UD.

La CFDT occupait ce panneau à plus de 80 %.

Grâce au réseau très sûr que nous avions dans l’usine, des informations importantes pouvaient être divulguées avec certaines précautions. Fred Lip ne supportait plus cet affichage. Un jour, il a fait arracher deux affiches par le chef du personnel. Dès que nous l’avons appris, nous avons monté la garde devant le panneau, prévenant la direction que nous portions plainte. Le directeur du personnel est rapidement venu remettre les deux affiches. Nous l’avons empêché en déclarant : « Nous attendons l’huissier pour le constat ». Nous en sommes restés là, mais Fred Lip n’a plus jamais touché à nos affiches !

Lorsque nous allions voir les délégué.es d’autres usines, très peu prenaient au sérieux ce nouvel outil. Petits panneaux ridicules, affiches format A4 tapées à la machine, panneaux à l’écart du passage des salarié.es… Malgré nos remarques, au fil des années, il n’y a pas eu de changement notable : un formidable outil délaissé !

Surprise : plusieurs ateliers refusent de reprendre le travail « comme avant », ils veulent des changements propres à leurs ateliers. Le patron fait appel à la direction du travail, un inspecteur arrive et nous dit : « vous devez coopérer avec votre employeur pour régler cela. Faites respecter l’accord. ». Refus de notre part de « coopérer avec l’employeur ».

Nous inventons « l’école autogérée de résolution des conflits ».

Un délégué arrive dans un atelier en grève : pas de chaises, on s’assied tous à terre en cercle. « Que se passe t’il ? L’accord ne vous plaît pas ? » ; « Ce n’est pas çà, on ne reprendra le travail que si des changements ont leur ici ; nous ne supportons plus certains comportements et inégalités ».

Alors, allons y !

« Tout d’abord, qui prend des notes ? » ; « Toi, le délégué ». « Non pas moi, c’est vous qui voulez autre chose, alors c’est vous qui allez prendre votre problème charge ». Un salarié se décide avec carnet et stylo.

Premier problème : des classifications à relever. Attention, souligne le délégué, c’est du ressort de la convention collective, la direction va s’abriter derrière… Il s’agit d’un problème général de classifications, il y a effectivement des choses à bouger. Mais cela pourra se faire qu’à l’échelle de la convention collective.

Deuxième problème : « le chef est méprisant, nous fait des remarques désobligeantes pour un rien, nous ne le supporterons plus ». « Cela, c’est du ressort de la direction, il faut exiger que ce chef change de comportement ou qu’il s’en aille. »

Toutes les revendications sont décortiquées de cette façon et réécrites clairement.

Alors maintenant, ll faut aller négocier tout cela : qui y va ? « Toi le délégué ». « Moi, je vais vous accompagner, mais c’est vous qui parlerez et négocierez. Alors qui ? ». Trois salariés sont désignés après consultation.

Maintenant, passons en revue quelques pièges lors de ces négociations :

– se préparer moralement. Ne pas se laisser impressionner. Vous allez rencontrer le directeur du personnel et le patron. Ce sont des hommes qui jouent aux personnages importants, qu’on dérange pour des broutilles ou pour des réclamations insensées… Le patron a un immense bureau, cinq téléphones de couleurs différentes, en arc de cercle devant lui…

-se concentrer sur ce que vous avez sur le coeur. Il faut parler haut et fort, montrer sa détermination. On n’est pas là pour des broutilles. Répétez plusieurs fois que vous ne supporterez plus ce genre de comportement. Attention à ne pas rester dans le flou, avant de passer au point suivant, la réponse à la question posée doit être claire.

– Il faut des réponses précises.

– En sortant, vous faîtes le point entre vous pour vérifier que vous avez tous compris la même chose. Ensuite, vous rendez compte à vos collègues puis réfléchissez ensemble s’il faut en rester là ou continuer la grève.

Vous êtes prêts, alors allons-y !

Il y a eu six à huit cas de ce genre. Cette école fait partie de tous les pas faits vers l’émancipation et la lutte démocratique.

Nous avons fait en deux semaines un énorme pas en avant. Il n’y aurait jamais eu LIP 73 sans Mai 68 ! Nous avons changé les relations entre salarié.es, nous sommes passés du « entre salarié.es » à « entre combattant.es ». Fraternisation, égalité, acteurs/actrices et non suivistes : chacun.e pouvait se sentir nécessaire pour vaincre.

Nous sommes passés d’être « un pion perdu dans les mille salarié.es » à des noms, des prénoms : on se salue, on se fait signe, ce n’est plus une foule anonyme mais plein de connaissances…

Or, tout cela sera multiplié par 100 entre mai 68 et le conflit de 1973, en passant par les luttes de 1969, 1970 et 1971.

Passer des lumières de mai 68 à la grisaille de la reprise du boulot, c’est dur !

Difficile de se concentrer sur son boulot de mécano, la tête pleine des images de Mai 68 !

Une femme au service des « ébauches » connue dans son atelier pour sa folie du boulot avec ses records de 14000 pièces par jour : elle houspillait le régleur qui ne dépannait pas assez vite sa machine et lui faisait donc perdre du temps… Après Mai 68, elle dit à ses collègues : « j’étais folle, abrutie par le boulot, c’est fini après ce que j’ai vécu » .

Personnellement, j’ai toujours aimé ce travail de fabrication d’outillages perfectionnés. J’ai la chance d’avoir un travail captivant. Et pourtant, je n’arrivais plus à me concentrer, mon esprit était ailleurs. Il me faudra du temps pour me réinsérer dans mon rôle de chef d’atelier…

Et puis, nous avons plus ou moins un sentiment d’inachevé : pourquoi s’être arrêté ? Le pouvoir capitaliste, donc inhumain, est toujours là. Mais bon, le climat a changé : entre nous, on se salue, on se fait des signes, on se reconnaît.

Nous intervenons contre la division du travail, beaucoup trop poussée.

Sur la chaîne de montage des montres : une ouvrière pose l’aiguille des heures, puis au poste suivant une autre pose l’aiguille des minutes, puis une troisième celle des secondes. L’être humain a pourtant vocation à être producteur à part entière : cette division du travail en fait un robot. Il s’agit d’un amputation de l’être humain : la personne devient robot pour des années et des années. Nous devons rappeler qu’il y a des limites à ne pas dépasser. Il y a nécessité de compenser cette perte « d’être » producteur par plus d’informations sur le produit, ses diverses phases jusqu’à commercialisation. Il faut également disposer les chaînes pour que les salarié.es se voient, puissent échanger quelques mots, des regards. Il faut tourner sur les divers postes. Il faut ouvrir l’esprit autrement si on le réduit dans le processus de production. Chacune doit sans cesse pouvoir visualiser la place qu’il occupe dans le processus global de fabrication.

Nous demandons aux ouvrières de la chaîne de montage de faire des propositions de recomposition des tâches. Leur réponse : « si nous pouvions monter deux aiguilles au lieu d’une seule, ce serait bien » . C’est le constat que ce travail décomposé fini par convaincre les salarié.es de limiter leurs ambitions. Nous leur proposons de placer le cadran et les trois aiguilles comme toute première petite recomposition de leurs tâches.

Salaire aux pièces, salaire au rendement : nous avons obtenu que le salaire mensualisé soit fixe. La condition : que le salarié maintienne sa production dans une fourchette de rendement assez large. Cela contribuera à limiter cette course à toujours plus de rendement.

Mai 68 a été un multiplicateur de l’engagement, de la réflexion et des solidarités. Mais aussi une frustration : le système est toujours là avec l’exploitation, les inégalités et les injustices.

A l’Union locale CFDT, Mai 68 nous a rendu plus solidaires et plus audacieux dans les luttes. De nombreux conflits ont eu lieu et nous avons collectivement organisé une aide efficace à ces luttes.

L’exemple de Janvier 1972 : une association « Les Salins de Bregille » dont le conseil d’administration est présidé par le président du CNPF (le patronat) local a pour directeur un ami de celui-ci. Une trentaine de salariées s’occupent d’enfants avec diverses déficiences. Ce directeur impose sans cesse de nouvelles tâches, n’admet aucune remarque, et il est très méprisant. Une section CFDT se créée, ce qui le met en rage, il multiplie les sanctions. Elles veulent entamer une grève contre ce directeur et les sanctions prises contre elles. L’UL CFDT confie au groupe LIP le suivie de la préparation de la grève. Toutes les futures dispositions démocratiques de la lutte des LIP en 1973 seront déjà à l’oeuvre dans cette lutte : un comité de soutien très solide, l’indépendance totale des salariées sur les idées et actions proposées par le comité de soutien. Elles réfléchissent seules et acceptent ou non les propositions : c’est leur conflit, leur responsabilité. Six mois de lutte intense et la victoire au bout : que d’initiatives, de collectes, de manifestations pour faire plier le conseil d’administration. Que de présence jour et nuit pour l’occupation des locaux. Le courage, la persévérance de ces salariées nous ont impressionnés.

Huit mois plus tard, c’était la lutte de LIP 1973 !

Charles Piaget

Charles Piaget
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Charles Piaget

En Mai 68, Charles Piaget est un des responsables de la CFDT à l’usine d’horlogerie LIP à Besançon ; il sera aussi, particulièrement actif lors du conflit social de cette entreprise dans les années 1970. Retraité, Charles Piaget est toujours engagé dans les luttes sociales à Besançon, en particulier auprès des mouvements de chômeurs et chômeuses.