La place des retraité.es dans le mouvement des Gilets jaunes

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Le mécontentement des retraité.es, accumulé depuis plusieurs années et porté depuis 2014 par 9 organisations

Début mars 2014, quatre organisations syndicales de retraité.es (CGT, FO, FSU, Solidaires) décidaient d’agir ensemble pour défendre le pouvoir d’achat des personnes retraitées. Elles dénonçaient la perte de pouvoir d’achat résultant de la loi du 20 janvier 2014 portant « réforme des retraites » et de la loi de Finances pour 2014 : recul de 6 mois de la revalorisation des pensions, d’avril à octobre, et imposition du supplément de 10 % pour les retraité.es ayant eu au moins 3 enfants (majoration auparavant exonérée), dès 2014. Ceci s’ajoutait à la mise en place, à compter du 1er avril 2013, de la Contribution additionnelle de solidarité pour l’autonomie (CASA) de 0,3 % sur toutes les pensions de retraite des personnes imposables à l’impôt sur le revenu, au gel des barèmes d’imposition des revenus pendant deux ans (ce qui conduisait notamment à rendre imposables des personnes auparavant non imposables) et à la suppression de la demi-part fiscale pour les retraité.es ayant élevé des enfants. Pour concrétiser cet appel, les 4 organisations invitaient les personnes retraitées à participer aux manifestations unitaires des « actifs et actives » du 18 mars 2014 et préconisaient des initiatives « retraité.es » autour du 1er avril 2014.

Très rapidement, l’expression du mécontentement des personnes retraitées a été portée par 9 organisations qui ont appelé à une manifestation nationale des retraités et retraitées le 3 juin 2014 : 20 000 manifestant.es à Paris, à l’appel de CGT, FO, CFTC, CFE-CGC, FSU, Solidaires, FGR-FP, UNRPA, LSR et des rassemblements dans plusieurs villes de province. Ces 9 organisations ont ensuite appelé à une journée de manifestations dans tous les départements, le 30 septembre 2014. Il n’est pas inutile de rappeler les revendications portées par « les 9 » pour cette journée du 30 septembre 2014, car nous les retrouvons assez souvent dans les demandes actuelles formulées par les Gilets jaunes : contre le gel des pensions, pour l’amélioration du pouvoir d’achat des retraité.es, pour le retour à une revalorisation annuelle des pensions au 1er janvier de l’année, pour une loi progressiste sur l’adaptation de la société au vieillissement basée sur une solidarité intergénérationnelle réduisant au maximum le reste à charge des personnes en perte d’autonomie et de leurs familles, pour le développement et le renforcement de services publics de qualité indispensables au mieux vivre individuel et collectif (santé, transports, culture, sécurité, etc.).

En 2015 et en 2016, les 9 organisations ont encore appelé à plusieurs journées nationales de manifestations, dans tous les départements, pour l’amélioration du pouvoir d’achat des personnes retraitées et pour une reconnaissance de la place des personnes retraitées dans la société. L’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron a été le début d’une période d’attaques plus fortes et plus systématiques à l’égard des personnes retraitées, avec le gel des pensions et une augmentation de 25 % de la Contribution sociale généralisée (CSG). Ces attaques multipliées ont conduit à une accélération dans la fréquence des « journées nationales » de la part des 9 organisations de retraité.es. Ainsi, le 11 avril 2019 était la septième journée nationale de manifestations à l’appel du groupe des 9, depuis l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République ! Mais l’accumulation de ces appels, la répétition des manifestations, régulièrement, dans tous les départements, n’ont en rien modifié l’essentiel de la politique des gouvernements à l’égard des personnes retraitées : l’axe principal reste de réduire le « coût » des personnes retraitées dans le Produit intérieur brut (PIB), et ce, quelle que soit l’importance numérique de la population retraitée.

Au cours de l’été 2017, avec le Projet de Loi de Finances pour 2018 et le Projet de Loi de Financement de la Sécurité sociale pour 2018, le gouvernement contribuait très fortement à raviver la lutte de classes : d’un côté, baisse de l’impôt sur les sociétés, baisse très forte de l’impôt sur le revenu pour les titulaires de revenus boursiers, suppression de l’impôt sur la fortune pour les mêmes actionnaires et détenteurs de capitaux mobiliers ; de l’autre côté, privatisation de services publics au profit d’intérêts privés et particuliers, casse accrue des Fonctions publiques, attaques poursuivies contre le droit du travail, contre l’assurance chômage, contre l’assurance maladie, annonce d’une nouvelle réforme régressive des retraites, gel des pensions et augmentation de 25 % de la CSG. La violence sociale, nombre de personnes retraitées l’ont perçue au début de l’année 2018, avec l’augmentation de la CSG qui a conduit à une réduction nette de leur pension mensuelle à compter du 1er janvier 2018, pendant que des informations circulaient montrant que les plus riches fortunes étaient encore plus riches ! Mais, malgré les 200 000 manifestantes et manifestants du 15 mars 2018, le gouvernement maintenait les grandes lignes de sa politique pendant que la plupart des médias entraient en jeu en montrant combien les personnes retraitées, en France, sont favorisées, par rapport aux jeunes, par rapport aux actifs, par rapport à tous les retraité.es du reste de l’Europe.

Les syndicalistes savent qu’une fois en retraite, ils et elles auront encore des revendications, celles tenant par exemple au pouvoir d’achat des personnes retraitées ; mais aussi, toujours celles portées tout au long de leur vie professionnelle, pour une société plus juste et plus solidaire. Et ces syndicalistes, « pensionné.es » mais toujours militant.es, savent que pour modifier les choix politiques en faveur de celles et ceux qui travaillent, il est indispensable de peser sur le rapport de forces. D’expérience, ils et elles savent que la grève est un outil important pour peser sur le patronat et sur les gouvernements. Devenus retraité.es, ils et elles perdent cet outil. Chez les retraité.es de Solidaires, nous essayons d’avoir une réflexion sur les moyens d’action des personnes retraitées. Cette recherche de pratiques nouvelles est d’autant plus nécessaire que les pouvoirs installés, continuant de défendre leurs avantages et privilèges, multiplient les attaques pour essayer de pérenniser leurs profits et dénoncent celles et ceux qui persistent à vouloir résister. Face à un gouvernement qui néglige totalement tous les « corps intermédiaires », qui ignore le point de vue des organisations syndicales, ne tient aucun compte des manifestations bien déclarées et bien balisées, méprise les pétitions en ligne, ne s’inquiète nullement des communiqués incendiaires, fort qu’il est de disposer d’une armée de commentateurs et commentatrices, d’éditorialistes, d’expert.es, d’analystes, etc., qui vont diffuser le discours qu’il faut, de député.es qui vont voter les lois qu’il faut et de « forces de l’ordre » qui vont faire respecter l’ordre qu’il faut, il est manifestement indispensable d’opposer une large convergence des très nombreuses victimes de ces choix politiques et idéologiques. La présence de personnes retraitées nombreuses, déterminées, engagées, avec les Gilets jaunes, sur les ronds-points, s’explique peut-être par des choix priorisant la recherche de l’efficacité.

Essayer de comprendre l’engagement de personnes retraitées avec, et dans, les Gilets jaunes, et pas avec les organisations syndicales de retraité.es

Les 9 organisations de retraité-.es qui, depuis 2014, ont régulièrement appelé les personnes retraitées à se mobiliser, pour la défense du pouvoir d’achat notamment, n’ont pas à rougir de leurs actions. Le 15 mars 2018, elles sont parvenues à ce que 200 000 personnes manifestent, dans 162 villes en France. Elles ont donc parfois réussi à déplacer un nombre significatif de personnes. Pour autant, il nous faut certainement analyser pourquoi des personnes retraitées n’ont pas participé à ces mobilisations alors qu’elles se sont retrouvées, portant notamment les mêmes revendications, avec et dans les Gilets jaunes. J’y vois plusieurs explications, lesquelles n’excusent personne, ni les organisations syndicales, ni les personnes retraitées.

Il faut tout d’abord noter que, parmi les personnes revêtues d’un gilet jaune, chez les retraité.es comme parmi les « actifs et actives », il n’y a pas que d’anciens salarié.es ou que des salarié.es. Ce mouvement a rassemblé, et continue de rassembler, avec la même exaspération et la même colère, aussi des paysans, des petits agriculteurs, des artisans, des « libéraux, des professions dites « indépendantes », et donc des paysans retraités, des artisans retraités, des libéraux retraités, etc. Des hommes et des femmes. Toutes ces personnes sont, du fait de leur statut professionnel, étrangères au syndicalisme ouvrier, et elles ne se sentaient probablement pas plus représentées par la FNSEA ou par le MEDEF.

Parmi les retraité.es Gilets jaunes, il y a aussi des personnes qui, en activité, étaient salarié.es dans des TPE, des PME, là où la présence syndicale est très faible, où l’adhésion à une organisation syndicale, même la plus réformiste qui soit, sans parler de l’engagement militant, serait vécue comme un acte de rébellion de la part du « patron » qui, très souvent, est proche, participe aux côtés des salarié.es à la vie de l’entreprise. Il s’agit donc de personnes qui, par leur « statut » (salarié.es), auraient pu se retrouver dans une organisation syndicale ouvrière, mais qui n’ont jamais eu ce contact, par absence de militantes et de militants, ou par crainte, ou ignorance, des personnes elles-mêmes. Il est par ailleurs probable que, s’agissant de personnes dont la situation financière est particulièrement fragile, la moindre journée de grève aurait représenté un risque financier trop grand, et un risque pour l’emploi lui-même. Les enquêtes menées ici ou là par des sociologues sur « les personnes des ronds points », et les informations remontées de la part de camarades retraité.es membres de l’UNIRS1 et désormais impliqué.es avec et dans les Gilets jaunes convergent pour établir que, parmi les Gilets jaunes, il y a aussi des personnes qui durant leur activité professionnelle salariée, ont eu, un jour ou l’autre, affaire à une organisation syndicale, ont pu y adhérer quelque temps.

Par ailleurs, le mouvement syndical « retraité.es » doit certainement aussi s’interroger sur l’engagement personnel des retraité.es dans le mouvement des Gilets jaunes, engagement impliquant une présence autrement plus forte que la participation à une manifestation trois ou quatre fois par an. Des militantes et des militants de l’UNIRS ont vu arriver des personnes retraitées présentes plusieurs heures, plusieurs jours par semaine, par tous les temps, sur des ronds-points, dans des réunions et des assemblées pour débattre, dans les manifestations du samedi dans leur ville proche. A contrario des actions préconisées par les neuf organisations de retraité.es depuis juin 2014, il s’agissait cette fois d’actions regroupant non seulement des personnes retraité.es, mais aussi des jeunes, des chômeuses et des chômeurs, des précaires, des salarié.es de toutes conditions ou presque, des non salarié.es (artisans, petits commerçants, petits agriculteurs, etc.), également victimes d’un système qui les élimine. L’engagement est certainement d’autant plus fort que les personnes ont le sentiment qu’il s’agit d’un engagement total et global, non pas contre une seule injustice (celle faite aux personnes retraitées par exemple), mais d’une lutte contre un système fondamentalement injuste et qui nécessite un regroupement large des victimes, dans leur grande diversité même. Chaque groupe social concerné a certainement conscience qu’il n’aura pas satisfaction seul, que celles et ceux qui ont aujourd’hui les avantages, les privilèges et les pouvoirs, ne cèderont pas leurs privilèges dans une quelconque nuit du 4 août expiatoire. Pour parvenir réellement à un autre partage des richesses, il faut un autre engagement que celui des seuls retraité.es, se disent certainement les retraité.es Gilets jaunes.

L’explication pourrait donc être dans la recherche d’une plus grande efficacité. Et les quelques annonces faites par Emmanuel Macron, le 10 décembre 2018, viennent un peu appuyer cette thèse. Lors des échanges que les représentant.es des 9 organisations de retraité.es ont pu avoir entre eux/elles après le 10 décembre, il a été reconnu que les Gilets jaunes avaient obtenu en trois semaines plus que nous en quatre années de manifestations réitérées. Les organisations syndicales continuent de savoir, plus ou moins, organiser quelques îlots de résistances, par secteurs professionnels, par entreprises, en clamant parfois, entre temps, quelques « Tous ensemble ! Tous ensemble ! ». Les Gilets jaunes, en regroupant des chômeuses et des chômeurs, des précaires, des salarié.es du privé et du public, des cultivateurs et cultivatrices, des artisan.es, des « professions libérales » et des « indépendant.es », des gens des bourgs et des gens des champs, sont déjà un petit « Tous ensemble ! » vécu comme tel par les participantes et les participants, et ressenti comme tel, effectivement, par les pouvoirs ; ce qui permet de comprendre combien ceci fait déjà peur, et ce qui explique les grandes manœuvres déployées pour circonscrire la chose, pour la dénigrer, pour la casser (l’organisation du grand débat national, la recherche de « chefs » du mouvement, la mise en exergue de quelques propos peu attractifs, le déploiement des répressions policières et judiciaires, etc.).

Organisations de retraité.es et Gilets jaunes : continuité des revendications et addition des actions.

Il est indéniable que la persistance des mobilisations appelées par les 9 organisations de retraité.es depuis juin 2014 a des effets dans le paysage syndical, social et politique. La preuve est faite, preuve par neuf, que des organisations différentes peuvent agir ensemble, dans la continuité, sur des revendications devenant progressivement communes, et sur des appels communs, en traversant les années, quel que soit le gouvernement (Hollande, puis Macron), dès lors que c’est l’exigence de la satisfaction des revendications qui reste le moteur de l’activité. Désormais, les médias et les « politiques » considèrent que les revendications des retraité.es sont exprimées et portées par le groupe des 9. Et, pour l’essentiel, nous retrouvons une bonne partie des revendications « pouvoir d’achat » aujourd’hui portées par les 9 dans les revendications exprimées par un bon nombre de collectifs « Gilets jaunes » (indexation de toutes les pensions, au moins sur l’inflation ; suppression de l’augmentation de la CSG pour toutes les pensions ; pas de retraite inférieure à 1 300 euros). Là où des militantes et militants retraité.es de la CGT, de Solidaires, de la FSU, de FO, sont désormais « chez elles et chez eux » dans les collectifs locaux de Gilets jaunes (manifestations, rassemblements, ronds-points, réunions, assemblées générales, etc.), l’osmose est en cours. Cette proximité est d’autant plus facile à installer que les organisations de retraité.es, elles-mêmes, ont proposé plusieurs lieux dans le département lors de chaque journée nationale d’action (par exemple dans le Finistère, la Seine-Maritime, la Somme, le Nord, le Pas-de-Calais, le Doubs, etc.). Nous voyons même des Gilets jaunes rejoindre et adhérer à une organisation syndicale ; nous voyons des appels à manifester faits en commun par des organisations syndicales et des collectifs Gilets jaunes ; nous voyons des Gilets jaunes venir soutenir des actions syndicales pour défendre tel ou tel service public, s’opposer à telle ou telle fermeture d’entreprise, etc. Les militantes et les militants, les adhérentes et les adhérents des organisations de retraité.es participent ainsi à la construction recherchée d’une large convergence interprofessionnelle et intergénérationnelle.


1 Union nationale interprofessionnelle des retraité.es Solidaires.

Gérard Gourguechon
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Gérard Gourguechon

ex-secrétaire général du Syndicat National Unifié des Impôts (SNUI, aujourd’hui Solidaires Finances publiques), a été porte-parole de l’Union syndicale Solidaires jusqu’à son départ en retraite, en 2001. Il est aujourd’hui responsable de l’Union Nationale Interprofessionnelle des Retraité-es Solidaires (UNIRS).