Gilets jaunes et extrême-droite

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C’est à travers la vidéo, aux 4,5 millions de vues, de Franck Buhler que le grand public, et le milieu militant, ont découvert les Gilets jaunes. Ce militant de Debout la France, exclu du FN l’an dernier après avoir publié des tweets racistes, ne sera pas considéré longtemps comme un représentant des Gilets jaunes, sauf par quelques médias comme la BBC. Il continuera cependant son petit bonhomme de chemin et interviendra, par exemple, en mars dans un colloque de Riposte laïque. Parmi les nombreux « porte-parole », souvent auto-déclaré.es ou choisi.es par les chaines d’information en continu parce que « bons clients », il n’est pas le seul à avoir des idées politiques extrêmement droites : Benjamin Cauchy, longtemps l’un des plus médiatisés, est un ancien du « syndicat » étudiant UNI, et resté proche du groupuscule d’extrême droite UCODEL. Il sera d’ailleurs candidat sur la liste de Dupont-Aignan pour les élections européennes de mai 2019. A Limoges, les médias choisissent comme figure du mouvement Christophe Lechevallier, militant du FN. Et Christophe Chalençon trouvera de nombreux plateaux-télés pour demander en boucle que les militaires prennent le pouvoir en France.

En novembre, l’exercice imposé de tout-e journaliste était d’examiner et de publier les comptes Facebook des autres « porte-paroles » : cela révèlera des fréquentations pour le moins douteuses, de sites complotistes aux soutiens aux « policiers en colère ». Avant de faire le ménage sur ses comptes, Eric Drouet, qui reste le plus médiatisé, avait publié des messages très problématiques. Tant mieux s’il a changé, on y croirait d’autant plus s’il rompait tout lien avec le journaliste, ex-soralien mais toujours d’extrême droite, Vincent Lapierre, adulé par certains Gilets jaunes. L’UPR, si son président François Asselineau évite soigneusement tout ce qui pourrait le faire accuser de récupération, est localement très présente dans les défilés et sur les réseaux sociaux et a, peu à peu, réussi à populariser parmi les Gilets jaunes son mot d’ordre « Frexit », qui n’apparaissait pas au début du mouvement.

Dans les semaines qui précédent les manifestations du 17 novembre, alors que le mouvement social peine toujours à savoir comment se positionner, toutes les composantes de l’extrême-droite vont appeler à y participer : de Riposte Laïque au RN, de Philippot à Soral, de l’Action Française à Debout la France, tout le monde veut en être, sentant « qu’il se passe quelque chose ». Et parce qu’il ne perd jamais une occasion de se faire un peu d’argent, l’escroc antisémite Dieudonné en profitera même pour faire fabriquer en urgence et vendre (20 euros !) des gilets jaunes floqués de son ananas.

La journée du 17 novembre confirmera les craintes de celles et ceux qui trouvent que l’extrême-droite est quand même bien intégrée dans cette mobilisation, à défaut d’être à la manœuvre : à Bourg en Bresse, un élu local et son compagnon sont victimes d’une agression homophobe ; à Saint Quentin, une femme est contrainte de retirer son voile à un barrage routier ; à Cognac, une femme est victime d’insultes racistes devant ses enfants… et dans la Somme, des migrants cachés dans un camion sont dénoncés à la police par des Gilets jaunes. De nombreuses figures de l’extrême droite, de Gabriac aux cadres du RN, des responsables de Civitas à ceux du Parti de la France, multiplieront les selfies aux ronds-points tenus par les Gilets jaunes, montrant qu’ils sont « aux côtés du peuple français ». Lors de la première manifestation parisienne, plusieurs figures de l’extrême-droite radicale arriveront très tôt sur les Champs Élysées. Et comme ce sera aussi le cas dans les manifestations parisiennes suivantes, des « groupes affinitaires » de militants d’extrême-droite s’organiseront pour aller s’affronter aux « forces de l’ordre » ou aux militant.es antifascistes…

Pour autant, dans un premier temps, les organisations d’extrême-droite ont évité d’apparaitre de façon trop visible ou structurée, que ce soit sur les ronds-points (mais leur « corps militant » est de toute façon trop restreint pour être présent sur un grand nombre d’endroits), ou dans les manifestations, à quelques exceptions notables près : à Paris, Toulouse et Bordeaux, l’Action française a quelques fois sorti ses banderoles de façon symbolique, comme Génération identitaire à Lyon ou Le bastion social à Chambéry.

Au-delà de cette présence physique aux côtés des Gilets jaunes, c’est surtout sur les réseaux sociaux et Internet que l’extrême-droite a manœuvré pour véhiculer ses idées et faire passer au premier plan ses obsessions, et notamment celles autour de « l’invasion migratoire ». On sait l’extrême-droite active sur le net et les réseaux sociaux, et que ces outils peuvent favoriser les discours choc et simplistes. Ce mouvement des Gilets jaunes s’étant en partie constitué et organisé via Facebook, il était logique que les différents courants nationalistes et racistes y trouvent un certain écho, dans le contexte actuel qui ne se caractérise pas particulièrement par des idées progressistes sur ces questions. Toujours dans la subtilité, Riposte laïque a tourné en boucle avec son « raisonnement » : si Macron veut augmenter le prix de l’essence, c’est parce qu’il a besoin de sous pour accueillir des millions de nouveaux migrants. Parfois, cela a pu fonctionner, comme on a pu le voir autour du « pacte de Marrakech », où concernant un traité avant tout technique et surtout « non contraignant », la signature de cet accord s’est invitée sur le devant des discussions et replaçant temporairement les « questions identitaires » au sein des discussions sociales. Les questions liées à l’immigration ont été présentes, abordées sur des tons très différents selon les endroits, donnant lieu au meilleur comme au pire. Parfois, elles n’étaient pas abordées, parce que trop clivantes au sein d’un même rond-point. Mais avouons que la situation est bien souvent la même sur nos lieux de travail !

La poursuite du mouvement en janvier va faire, un peu, changer la stratégie de l’extrême-droite radicale ; elle tente de se rendre plus visible, et de la façon qu’elle maitrise le mieux : par la violence. Dans plusieurs manifestations, des militant.es syndicalistes ou d’organisation de gauche et extrême-gauche, ou encore des manifestant.es racisé.es, seront victimes d’agressions, parfois extrêmement violentes. A Paris, deux faits extrêmement préoccupants auront lieu en janvier. La présence dans la coordination du SO des Gilets jaunes de Victor Lenta, paramilitaire d’’extrême-droite, est vite repérée et dénoncée, sans que cela ne change rien… jusqu’au 2 février, où il tentera une grossière manipulation, voulant faire croire que des militant.es antifascistes avaient attaqué Jérôme Rodrigues, ce qui sera clairement démenti par l’intéressé lui-même. … grillant ainsi ce barbouzard aux yeux des Gilets jaunes. Moins grotesque, l’attaque à deux reprises le 25 janvier du cortège du NPA par les Zouaves, groupe affinitaire d’extrême-droite, montre une escalade préoccupante. Si depuis le début des manifestations, à Paris comme dans d’autres villes, des heurts avaient pu avoir lieu entre militant.es d’extrême droite et des manifestant.es qui refusaient leur présence, comme ont pu avoir lieu de nombreuses agressions de syndicalistes ou de manifestant.es « basané.es », l’attaque d’un cortège constitué, et la revendication de cette agression, montre bien que l’extrême-droite n’a pas changé de nature Et une partie de l’extrême-droite le revendique, dans un contexte de concurrence à laquelle se livrent les différents groupes: si certains ont pu opérer un tournant « légaliste », parfois simplement de façade (sur le modèle de la tactique du Rassemblement national), d’autres pensent se construire en affirmant un rapport décomplexé à la violence.

A partir du mois de mars, l’extrême-droite, du moins en tant que courant organisé, n’est plus guère présente au sein des manifestations (au-delà de quelques exceptions locales), et largement marginalisée dans les discussions et assemblées de Gilets jaunes. Bien sûr, des militant.es continueront à abreuver les réseaux sociaux de « pseudo ré-information ». Mais ce sera surtout de l’extérieur, quasiment en parallèle. Une partie de l’extrême-droite continuera à se revendiquer comme le « prolongement électoral » de ce mouvement, se tirant la bourre pour savoir laquelle des listes RN, Patriotes ou Debout la France comptait le plus de Gilets jaunes ! Une autre partie persistera à (tenter de) surfer sur le mouvement, organisant leurs évènements habituels en les colorant de jaune : après le meeting antisémite de Soral, Benedetti, Ryssen et Bourbon, le 19 janvier, où ils ont pu cracher leurs obsessions, le 17mars, c’est Riposte laïque qui organisait les « assises de la France des Gilets jaunes », s’en prenant plus particulièrement aux immigré.es ; le 30 mars, ce sont les cathos-traditionnalistes de Civitas qui tentaient de réunir tout le monde avec leur annuelle « fête du pays réel » spéciale Gilets jaunes, en présence de Jean Marie Le Pen et Soral. A chaque fois, ces initiatives nationales n’ont attiré que quelques centaines de personnes, c’est-à-dire la fréquentation habituelle.

Cinq mois après le début du mouvement des Gilets jaunes, il n’est pas question ici d’avoir un avis définitif sur cette séquence, ni de prédire les suites, au niveau social comme politique. Mais, concernant l’extrême-droite, on peut raisonnablement penser qu’elle a échoué à placer les revendications identitaires au premier plan. Elle n’a pas réussi non plus à « tenir la rue », au-delà de quelques coups d’éclats qu’il ne faut ni sous-estimer, ni surestimer. Sur le plan électoral, alors qu’à un mois et demi des élections européennes, la situation est encore confuse sur quelles listes seront finalement candidates (sont annoncées à ce jour des listes RN, Patriotes, DLF, Siel avec Renaud Camus, et peut être une ou des listes se revendiquant des Gilets jaunes, on ne sait avec quel « programme », ni quelle légitimité), nous verrons si l’extrême-droite tire bénéfice de cette colère sociale, ou, si plus probablement, cela n’aura pas vraiment de traduction électorale directe. C’est un aspect non négligeable, mais qui ne doit pas masquer l’essentiel : en quelques mois d’auto-organisation et avec, malgré tout, une présence militante relativement faible (les militant.es syndicaux, ou, « de gauche », sont peu nombreux.euses parmi les Gilets jaunes), le mouvement a considérablement évolué, du moins s’est clarifié : partants d’un mouvement où l’extrême-droite pensait pouvoir peser sur les revendications, où les risques de repli « identitaire » étaient réels, les Gilets jaunes ont construit une véritable mobilisation pour la justice sociale qui a marginalisé l’extrême-droite en son sein : celle-ci n’a pas totalement disparu, et quelques sous-entendus ou réflexions antisémites peuvent se retrouver sur les murs ou les réseaux sociaux (et il ne faut pas les laisser passer !). Mais ce mouvement semble lui avoir résolument et massivement tourné le dos.


Du confusionnisme, bien sûr, mais pas que chez les Gilets jaunes

D’un mouvement parti sur des revendications concernant des taxes sur l’essence, et soutenu dans un premier temps par les petits patrons du transport routier, on pouvait légitimement craindre un certain confusionnisme. Cela a évidemment été le cas, et nous avons été nombreux et nombreuses à nous interroger (et à continuer à le faire), par exemple sur le sens réel de ces références incessantes au drapeau tricolore ou à la Marseillaise ou sur le caractère interclassiste du mouvement. Nous avons pu nous agacer de voir, dans un premier temps, cette volonté de convaincre les « forces de l’ordre » de rejoindre ce mouvement, avant d’être étonné.es de la violence de certains affrontements avec la police de la part de manifestant.es peu habitué.es à ce genre de pratiques (et pas seulement dans les manifestations parisiennes), une fois qu’il était clair pour tout le monde que « la police » n’est pas là pour nous protéger mais bien pour défendre l’ordre social.

Mais le confusionnisme est aussi venu de là où on ne l’attendait pas forcément. François Ruffin rendant hommage à Etienne Chouard, l’idiot utile du soralisme, et le remettant sur le devant de la scène, c’est affligeant. Mais cela l’était sans doute moins que les propos d’Eric Hazan expliquant que « « Les ennemis de mes ennemis ne sont pas vraiment des amis, mais un peu quand même. » On sait ce à quoi de telles positions peuvent conduire certaines organisations, par exemple sur le plan international. Mais, au-delà de donner de la matière à ceux qui rêvent ou fantasment un front des « antisystème » (et qui, jusque-là, ne se trouvaient pas vraiment dans le camp des révolutionnaires, ni même des progressistes), c’est un coup porté à celles et ceux qui luttaient et luttent contre la présence et la banalisation de l’extrême droite dans ce mouvement et ses suites.


Vous avez dit complotisme ?

De Jacline Mouraud, présentée comme la première représentante officielle des Gilets jaunes et qui colporte les fumeuses théories sur les chemtrails1, aux délires sur la « disparition de la France » suite au « pacte de Marrakech », du retour des « les juifs tiennent les banques et les médias» au « tous les commissaires de police sont francs-maçons », en passant par les « questionnements » sur l’attentat de Strasbourg, ces derniers mois ont été riches en diffusion, parfois simplement réactualisées, des thèses complotistes, souvent ridicules, parfois ignobles. On le sait, le souci principal avec le complotisme, c’est qu’il crée des leurres et des diversions, et évite de nommer les choses et le système pour ce qu’il est : le capitalisme. Mais l’autre souci, c’est qu’il permet aux défenseurs du capitalisme et du gouvernement de dénigrer et disqualifier facilement toute critique de ce qui est présenté comme la vérité officielle. Ainsi, dès le début décembre, c’est l’ensemble des Gilets jaunes qui étaient présenté .es comme des complotistes… ce qui dans la bouche d’un ministre ou d’un éditorialiste est une insulte suprême… quand bien même ce ministre ou ces éditorialistes ont tenté pendant 72 heures de nous expliquer que les violences sur les Champs Elysées, c’était la faute de Julien Coupat !


1 “Théorie » selon laquelle les traces blanches visibles dans le ciel après le passage des avions sont dues à des produits chimiques délibérément répandus à haute altitude par des agences gouvernementales.

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Frederic BODIN

Salarié d’un CSE SNCF, Frédéric Bodin a été membre du Bureau fédéral SUD-Rail, de 2003 à 2012. Il est membre du Secrétariat national de l’Union syndicale Solidaires, depuis 2011.