La démocratie est-elle soluble dans la représentativité syndicale issue des élections professionnelles ?

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« Qui dit conventionnel dit juste ! » nous assène-t-on ; mais loin de propos étayés, il s’agit bien là d’un nouveau dogme qu’il est urgent de contester !

La jurisprudence de la Cour de cassation de ces dernières années a mis en évidence un nombre important de déclinaisons du principe d’égalité. Parmi ces jurisprudences, il y a eu les arrêts du 8 juin 2011 (n°10-14725 et n°10-11933). Ces arrêts consacrent le principe selon lequel le principe d’égalité de traitement s’oppose à ce que des différences d’avantages soient opérées entre les catégories professionnelles, notamment entre les cadres et les non-cadres, à moins que ces différences ne reposent sur des raisons objectives dont le juge devait contrôler concrètement la réalité et la pertinence, compte tenu des situations particulières des salariés relevant d’une catégorie déterminée. La légitimité ou non de la différence de traitement liée aux conditions d’exercice des fonctions, à l’évolution des carrières ou aux modalités de rémunération a ainsi été passée au crible.

Dans un litige la Fédération nationale des personnels des sociétés d’études de conseil et de prévention CGT a saisi le tribunal de grande instance de demandes tendant, notamment, à dire nulles, comme contraires à la règle d’égalité, des dispositions de la Convention collective nationale des bureaux d’études techniques, des cabinets d’ingénieurs-conseils et des sociétés de conseils1, instaurant des avantages de niveaux différents pour la catégorie des ingénieurs et cadres, et pour celle des employés, techniciens et agents de maîtrise, et à ce que soit ordonné aux organisations patronales signataires2 de convoquer les organisations syndicales intéressées en vue de mettre en conformité ladite convention avec la règle d’égalité de traitement.

Dans son arrêt du 27 janvier 2015, la Cour de cassation a considéré : « que les différences de traitement entre catégories professionnelles opérées par voie de conventions ou d’accords collectifs, négociés et signés par des organisations syndicales représentatives, investies de la défense des droits et intérêts des salariés et à l’habilitation desquelles ces derniers participent directement par leur vote, sont présumées justifiées de sorte qu’il appartient à celui qui les conteste de démontrer qu’elles sont étrangères à toute considération de nature professionnelle ;

Et attendu que, par motifs propres et adoptés, la cour d’appel ayant retenu que la Fédération nationale des personnels des sociétés d’études du conseil et de prévention CGT n’établissait pas que les différences de traitement opérées par la convention litigieuse au profit des ingénieurs et cadres par rapport aux employés, techniciens et agents de maîtrise étaient étrangères à toute considération de nature professionnelle, a légalement justifié sa décision ».

Dans un communiqué, la Chambre sociale a entendu mettre les points sur les i : « La règle (en vigueur avant cet arrêt) avait vocation à s’appliquer à toute inégalité constatée que celle-ci trouve sa source dans une décision unilatérale de l’employeur ou dans une convention ou un accord collectif. Mais dans le domaine du droit négocié, l’expérience a montré que cette exigence de justification se heurtait à des difficultés tenant notamment au fait qu’elle pesait le plus souvent sur un employeur pris individuellement alors qu’était en cause une convention ou un accord conclus au plan national. Indépendamment de ces difficultés, il pouvait être soutenu que les négociateurs sociaux, agissant par délégation de la loi, devaient disposer dans la mise en œuvre du principe d’égalité de traitement d’une marge d’appréciation comparable à celle que le Conseil constitutionnel reconnaît au législateur.

Aussi, par plusieurs arrêts du 27 janvier 2015, la chambre sociale a modifié sa position en jugeant que les différences de traitement entre catégories professionnelles opérées par voie de conventions ou d’accords collectifs, négociés et signés par des organisations syndicales représentatives, investies de la défense des droits et intérêts des salariés et à l’habilitation desquelles ces derniers participent directement par leur vote, sont présumées justifiées de sorte qu’il appartient à celui qui les conteste de démontrer qu’elles sont étrangères à toute considération de nature professionnelle.

Le principe d’égalité de traitement reste donc applicable aux conventions et accords collectifs de travail, mais les différences de traitement entre catégories professionnelles, à tout le moins entre les catégories qui ont un support légal et entre lesquelles le législateur lui-même opère des différences, sont présumées justifiées. La charge de la preuve est donc inversée. C’est à celui qui conteste le bienfondé des différences de traitement de démontrer qu’elles sont étrangères à toute considération de nature professionnelle. L’objet de la preuve est lui-aussi redéfini de façon plus synthétique et en lien avec les prérogatives dont les organisations syndicales peuvent légalement faire usage dans la négociation collective. »

Ce revirement très important de la position de la cour de cassation doit être mis en perspective avec l’offensive continue pour donner aux accords conclus une valeur quasi législative. Certains n’hésitant pas à réclamer une réforme constitutionnelle dans ce domaine, afin de donner aux accords négociés force de loi. On connait l’engouement nouveau du patronat pour la négociation collective, pardon, le dialogue social, surtout s’il s’agit de déroger aux normes minimales prévues par la loi. Et surtout aussi si la négociation se situe au niveau de l’entreprise, voire de l’établissement et pas au niveau de la branche.

Pascal Lokiec, professeur à Nanterre, dans la semaine juridique du 9 mars 2015 indique que nous sommes en présence avec l’arrêt du 27 janvier 2015, de « l’avènement d’un nouveau dogme », « qui dit conventionnel dit juste ! ». Jean-Emmanuel Ray, dans Liaisons sociales magazine de mars 2015, jamais avare de superlatifs et toujours favorable à l’autonomie conventionnelle s’écrie « Inégalités de traitement, le retour à la raison de la cour de cassation ! »

Pratiquement, quand on invoquait une différence de traitement, il appartenait à l’employeur d’apporter la preuve d’une justification objective dont le juge devait contrôler concrètement la réalité et la pertinence. La charge de la preuve est maintenant toute différente, puisque la signature d’un accord vaut présomption de validité de la différence de traitement.

Notre propos ici n’est pas de donner des recettes, pour poursuivre y compris par les techniques juridiques, la bataille sur l’égalité de traitement. Il y a en la matière une série de démarches possibles pour poser différemment la question de l’égalité de traitement. Ce qui frappe est avant tout le poids donné par principe aux accords négociés. Le travailleur en votant lors des élections professionnelles donnerait ainsi aux négociateurs syndicaux un mandat en blanc pour signer les accords. Le point préalable étant que les signataires soient représentatifs et aient obtenu seul ou en groupe, un seuil d’audience suffisant pour signer (on est encore loin de l’accord majoritaire à 50%)

En favorisant la négociation légiférante chère aux libéraux, il s’agit avant tout de nier la lutte des classes, les intérêts divergents, sans s’interroger sur le contenu de ces accords. Ceux-ci dans le contexte actuel d’accords dérogatoires, ne peuvent être par principe regardés comme étant de bons accords, de bons compromis. Il est impossible d’accepter qu’un accord signé par des syndicats représentatifs soit par principe un bon accord et encore moins qu’il s’impose face à la loi quand celle-ci est plus protectrice.

Ce que dit en gros, la cour de cassation, c’est que les nouvelles règles de représentativité et de signatures des accords renforcent la légitimité des signataires syndicaux et qu’il importe peu de s’interroger sur le contenu puisque les patrons et les syndicats se sont mis d’accord. Une telle conception, indépendamment d’un débat théologique sur le rapport à la loi et au contrat, ne peut être acceptée.

Ce n’est pas la procédure d’élaboration de la norme qui doit primée, mais bien le contenu de cette norme. En faisant des « partenaires sociaux » des producteurs de « lois », la Cour de cassation conforte un syndicalisme de délégation de pouvoirs ; une transposition de la démocratie politique sur la démocratie sociale en quelque sorte. Maintenant que l’on a une mesure de l’influence de chacune des organisations syndicales, celles-ci pourraient tout signer.

Dans cette affaire, il importe de ne pas oublier que si les élections professionnelles donnent évidemment une mesure de l’influence respective des organisations syndicales et une certaine légitimité, les travailleurs ne sont pas des incapables juridiques (au sens où ils peuvent évidemment se prononcer sur le contenu des accords).

La démocratie ne peut se résumer au vote lors de l’élection professionnelle. Les salariés qui sont titulaires du droit de la négociation3 doivent pouvoir exercer directement leur pouvoir en se prononçant sur le contenu des accords qui peuvent être conclus en leur nom.

Cela exige sans aucun doute, des mécanismes, du temps, des moyens pour que la consultation soit vraiment démocratique. Antoine Lyon-Caen dans la revue de droit du travail (RDT) 2015, p. 77, n’hésite pas à dire : « une nouvelle vérité ne voit-elle le jour : moins les salariés s’engagent, plus les syndicats les engagent ? » Une façon comme une autre de dire que les élections professionnelles ne peuvent pas constituer la seule légitimité démocratique.

1 C.C.N. dite Syntec

2 Fédération des syndicats des sociétés d’études et de conseils et Chambre de l’ingénierie et du conseil de France

3 V. article L2221-1 du Code du travail – Le présent livre est relatif à la détermination des relations collectives entre employeurs et salariés. Il définit les règles suivant lesquelles s’exerce le droit des salariés à la négociation collective de l’ensemble de leurs conditions d’emploi, de formation professionnelle et de travail ainsi que de leurs garanties sociales.

 

Thierry RENARD

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Thierry RENARD

Thierry Renard est avocat. Auparavant militant syndical à La poste, il a notamment été responsable des questions juridiques de la fédération SUD PTT durant une vingtaine d’années, ainsi que de l’Union syndicale Solidaires.