Citad’elles, le féminin sans barreau

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Cette interview de Delphine Marie-Louis et Alain Faure a été diffusé lors de l’émission Remue-Méninges Féministes du 20 juillet 2021. Elle est complétée de témoignages de participantes au magazine Citad’elles.


Créé en septembre 2012, Citad’elles est une revue trimestrielle de 52 pages, distribuée dans la prison de Rennes ainsi que dans d’autres établissements pénitentiaires de l’ouest ; elle est disponible en ligne pour le grand public. C’est un projet artistique et culturel, qui permet aux rédactrices, détenues à Rennes, de développer leurs capacités d’expression littéraire et graphique. C’est aussi une aventure humaine où l’on prend plaisir à échanger ses idées, où l’on apprend à débattre, à travailler ensemble avec un objectif commun ; une expérience valorisante, qui donne la parole à des femmes qui en ont toujours été privé et leur permet de retrouver l’estime de soi.
Alain Faure, salarié des Etablissements Bollec, s’occupe de la coordination générale du projet.
Delphine Marie-Louis, maquettiste, s’occupe de la mise en page, du graphisme et du suivi avec l’imprimeur.

[citadelles.org]

Comment le projet Citad’elles a-t-il vu le jour ?


Les Établissements Bollec sont une association loi 1901 regroupant des dessinateurs et dessinatrices, des auteurs et autrices, des graphistes, souhaitant mettre leurs compétences à disposition de tous et toutes, proposant une approche décalée et joyeuse du dessin et du graphisme, de la bande dessinée et du journalisme. Après une première intervention avec des détenu·es, nous avons ressenti une frustration de ne pas pouvoir continuer. A l’occasion d’un changement à la direction de la prison des femmes de Rennes, nous avons eu l’opportunité de présenter ce projet de magazine, réalisé par des détenues, en collaboration avec le Service pénitentiaire d’insertion et de probation et la Ligue de l’Enseignement d’Ille-et-Vilaine.

En quoi consiste-t-il ?


Nous proposons aux détenues d’être actrices de la conception et de la réalisation de chaque numéro : choix des articles, rédaction, recherches documentaires et illustrations. Nous les accompagnons avec notre équipe, composée d’intervenant·es extérieur·es professionnel·les : deux journalistes, une graveuse et illustratrice, une maquettiste et un professeur de français. Il y a plusieurs magazines de « zonzon », qui sont surtout de la parole libre mais nous avons voulu réaliser un vrai magazine.

Comment sont choisis les sujets ?


Nous avons un vrai rythme de journal : pour chaque numéro, nous tenons une conférence de rédaction qui échange sur les sujets proposés par les participantes, dans un climat de parole libre et on cherche ensemble comment faire un article approfondi et intéressant. Les limites quant aux sujets sont de ne pas prendre de position politique, de ne pas faire de prosélytisme en faveur d’une religion, de ne pas attaquer l’administration, de ne pas mettre en question la sécurité. Il faut savoir que le premier lecteur est le directeur de la prison, avant l’impression ; depuis 8 ans, sur les 20 numéros réalisés, un seul article a été refusé et un seul a posé des problèmes et a été retravaillé pour être publié. Nous gardons le point de vue journalistique en nous documentant, en citant nos sources, en exposant plusieurs points de vue…

Catherine : « J’avais le désir d’écrire mais je n’osais pas. J’avais peur de faire des fautes d’orthographe. Aux ateliers, j’ai appris à dépasser mes peurs. »

Comment se constitue le groupe des rédactrices ?


Il est composé d’environ 20 personnes, avec un renouvellement d’un tiers à chaque numéro. Elles sont rarement présentes toutes en même temps en raison d’un parloir, d’une visite médicale, d’un rendez-vous avec un avocat, des cours. Selon les détenues, certaines participent à beaucoup d’activités et d’autres ne sortent pas de leur cellule.

Virginica : « Quand on est à Citad’elles, on voit qu’on n’est pas toutes seules et qu’on appartient à un groupe. »

Quel est le déroulement ?


Après la conférence de rédaction, entre 15 et 17 ateliers d’une durée de 2h30 – le mercredi pour le dessin et le vendredi pour les textes – permettent d’aboutir au bouclage. Trois numéros par an sont édités. Pour chacun d’eux, on fait entrer une dizaine de personnes pour les interviews ; c’est un moment hors du temps pour les participantes ; elles cherchent des expert·es sur le sujet retenu, elles apprennent à préparer une interview, à écouter. C’est un exercice compliqué qui occasionne du trac. Nous encourageons l’entraide entre toutes, par exemple via une intervention en binôme. Elles apprennent à travailler ensemble, à respecter la parole de l’autre, à exprimer des désaccords mais avec une certaine façon de le dire. Nous voulons que toutes soient fières du travail réalisé. Nous faisons attention car ce sont des personnes fragiles ; nous leur prodiguons des conseils pour valoriser mais pas pour juger ; nous les encourageons à travailler un peu plus pour améliorer leurs articles.

Comment avez-vous négocié ce projet avec l’administration pénitentiaire ?


C’est le travail de la Ligue de l’Enseignement qui est chargée de l’ensemble des actions de médiation culturelle pour toutes les prisons du département.

Avez-vous perçu des freins ?


C’est plutôt nous qui nous les sommes mis : tout un magazine à construire, sans titre, sans contenu…

Quels sont les moyens matériels mis à votre disposition ?


Il y a une salle informatique, qu’on appelle la rédaction, avec 12 ordinateurs et un serveur ; nous n’avons pas d’accès à Internet (sauf au cours d’une expérimentation, avec un accès très contrôlé et seulement cent sites référencés) : c’est nous qui nous effectuons les recherches à l’extérieur. Nous avons aussi une salle d’arts plastiques.

Une rubrique régulière : la cuisine…
Pour chaque numéro, un cuisinier vient dans une cuisine de l’ancien centre de formation ; il propose un menu avec entrée, plat et dessert ; il cuisine avec les rédactrices. Une des difficultés est qu’il n’y a que les produits « cantinables » qui sont disponibles. Ensuite, les recettes sont publiées. C’est un moment important, un peu avant le bouclage ; il peut y avoir des personnes invitées, comme un ou une artiste qui intervient après, des membres du personnel, des militants de la Ligue de l’Enseignement. Hélas, il y a parfois des détenues qui sont empêchées parce qu’elles sont punies ou qu’elles travaillent.

Quel est le lectorat de Citad’elles ?


Au départ du projet, nous avons visé un lectorat à l’intérieur de la prison, un journal fait par des détenues pour des détenues, mais des personnes extérieures ont eu envie de savoir ce qui passe dans les prisons. 600 exemplaires sont distribués gratuitement : 450 à Rennes, aux détenus·es du centre de détention et de la maison d’arrêt, aux personnels, aux partenaires ; la Ligue de l’Enseignement en diffuse dans d’autres prisons comme Saint-Brieuc ; des exemplaires sont à disposition des familles dans les structures d’accueil. Tous les numéros sont en accès libre sur notre site. La diffusion en kiosque poserait le problème d’utiliser le travail des détenues et des droits d’auteures.

Combien ça coûte ?


Le budget annuel est d’environ 30 000 euros : cela permet de rémunérer trois intervenants professionnels, le temps de gestion des entrées dans la prison, le temps de préparation et de relecture, la mise à jour du site Internet, et bien sûr l’impression du journal. Plusieurs fondations nous soutiennent. De généreux donateurs peuvent s’abonner en répondant à l’appel aux dons.

Pouvez-vous citer un de vos meilleurs souvenirs ?


Delphine : j’ai vu une femme qui est arrivée avec une très grande timidité. Elle a commencé à rédiger de courtes brèves, puis elle a écrit des articles plus importants. Et un jour, elle a réalisé, qu’elle pouvait aussi utiliser l’ordinateur pour faire son CV et ses lettres de motivations ; l’activité journal lui a permis de reprendre confiance en elle. Pour moi, ma satisfaction est de valoriser quelqu’un et d’avoir le sentiment de servir à quelque chose.
Alain : après avoir été chez l’imprimeur et après avoir parcouru les coursives, le temps toujours émouvant est quand on ouvre les cartons et que chacune se précipite pour voir son article ou son illustration. La joie et la fierté de chaque participante et du groupe se renouvellent à chaque numéro.

Jessica : « On est toutes très investies et l’équipe d’animateurs aussi. Comme si on portait tous le projet. On développe du respect. Au fur et à mesure qu’on s’améliore, l’équipe nous suit dans notre progression. On grandit. »

Quel bilan et quel avenir pour Citad’elles ?


Parmi les points positifs, nous savons que les surveillantes se rendent compte que cette activité fait du bien aux détenues. Nous sommes fier·es que ce soit devenu un projet phare de réinsertion, en vue de préparer leur sortie. Nous participons à une éducation artistique et journalistique, à une éducation aux médias. Nous avons inspiré d’autres lieux, comme à Lorient avec le magazine Oxygène, ou à Saint-Brieuc avec un professeur de français, ou encore un journal réalisé pendant le confinement à la prison de la Santé à Paris. Nous avons reçu plusieurs récompenses, dont l’une par nos pair·es en 2018 : le prix « Éducation aux médias & à l’information », dans la catégorie projet associatif aux Assises internationales du journalisme de Tours.
Après l’interruption due au Covid, nous allons repartir à zéro, créer un nouveau groupe et ça prend un peu de temps. Le magazine existe parce que les détenues viennent mais peut-être qu’un jour elles ne viendront plus et ce sera fini…


Elisabeth Claude (interview et rédaction)


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