Vieillesse et inégalités de vies

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En France, depuis la mise en place d’une politique publique vieillesse en 1970, le groupe des personnes âgées de 60 ans et plus est considéré comme socialement homogène et posant problème au reste de la société. Nous montrons ici que cette représentation de la vieillesse est complétement infondée.


Bernard Ennuyer est docteur en sociologie : il a été directeur pendant plus de trente ans d’une association loi 1901 d’aide et de soins à domicile. Il a publié de nombreux articles et ouvrages sur la dépendance, le maintien à domicile, le grand âge, l’âgisme, etc. Cet texte a paru dans le n° 92, de janvier 2021, de la revue Pratiques. Cahiers de la médecine utopique que nous remercions de l’autorisation donnée de reproduire cet article.


« Vieillir vivant », le dossier du n°92 de Pratiques. Cahiers de la médecine utopique, 2021 [DR]

La vieillesse, dernière étape de la vie selon le dictionnaire, est la dernière partie du vieillissement, processus lui-même complexe ayant débuté pour tout être vivant lors de sa conception et non pas à 60 ans ou au moment de la retraite, comme on l’entend trop souvent. Ce processus de vieillissement est tout à la fois biologique, psychologique, social, économique, géographique, etc. C’est aussi un processus constant d’interaction entre un être humain et son environnement au sens le plus large. Définir plus précisément à quel âge commence ce qu’on appelle la vieillesse dans ce processus nous paraît impossible puisqu’il y a autant de parcours de vie que d’individus. Par commodité, les statisticiens (INSEE) prennent le passage à la retraite comme seuil d’entrée dans la vieillesse, 65 ans au moment du rapport Laroque en 1962, 60 ans aujourd’hui, alors que l’espérance de vie moyenne a progressé de plus de dix ans… On est donc « vieux » plus jeune, quel anachronisme [1] ! Il n’y a donc pas « une » vieillesse, mais « des » vieillesses, ainsi le groupe des dix-huit millions de personnes de 60 ans et plus, appelées par commodité « les personnes âgées » est d’une très grande hétérogénéité sociale et donc le lieu de nombreuses inégalités sociales. D’où notre interrogation et notre réflexion sur le retentissement dans la vieillesse de ces inégalités de vie.

D’une façon générale, pour les historiens de la vieillesse – Philipe Ariès, Jean-Pierre Bois, Patrice Bourdelais, Elise Feller, Jean-Pierre Gutton, Georges Minois, David Troyansky – celle-ci a toujours engendré des réactions tranchées et opposées, même si certains siècles ont tiré d’un côté plus que de l’autre. Quel que soit le discours dominant d’une époque, il repose sur deux représentations antinomiques, mais sans doute complémentaires, sagesse et folie, joie et tristesse, beauté et laideur, vertus et corruptions de l’âge et des personnes âgées, qui expriment deux aspirations qui peuvent sembler contradictoires : la tentation d’une vie longue et le refus des faiblesses classiques de l’âge. Pour l’historien Georges Minois : « À chaque époque, l’atmosphère générale à l’égard des vieux prend une teinte particulière dans chaque catégorie sociale, il a toujours mieux valu être vieux et riche que vieux et pauvre, le mieux que l’on puisse espérer dans ce dernier cas, c’est la charité […] à chaque époque, c’est le milieu social qui en définitive crée l’image des vieux à partir des normes et des idéaux humains de l’époque » [2]. Ce constat d’une inégalité des êtres humains devant la vieillesse a traversé les siècles et nous paraît toujours d’actualité, en dépit des progrès spectaculaires de l’espérance de vie. Plus près de nous, en 1970, Simone de Beauvoir reprend ce constat : « Au cours de l’histoire, comme aujourd’hui, la lutte des classes commande la manière dont un homme est saisi par sa vieillesse […] un abime sépare un ancien ouvrier misérablement pensionné et un Onassis […] toute allégation qui prétend concerner la vieillesse en général doit être récusée parce qu’elle tend à masquer ce hiatus » [3]. En 1972, le travail pionnier de la sociologue Anne-Marie Guillemard sur la sociologie des conduites en situation de retraite met en exergue que « le moment de la retraite est alors le moment de la consécration des inégalités sociales ». La retraite est en effet en grande partie dans la continuité de la vie antérieure, notamment de la vie au travail et elle est la plupart du temps la reproduction des comportements coutumiers (santé, famille, loisirs, travail, habitat, etc.) et des inégalités de vie qui se sont développées au cours de celle-ci, « les contrastes sont encore rendus plus apparents dans cette dernière phase de la vie entre les plus démunis et les autres » [4].


« L’hôpital en crise » … en avril 2000. Pratiques. Cahiers de la médecine utopique n°9. [DR]

Revenons donc sur cette supposée homogénéité des personnes de 60 ans et plus : de fait, il y a une très grande hétérogénéité des parcours de vie dans ces dix-huit millions de personnes, et en voici les principaux facteurs.

Il y a des hommes et des femmes, donc des différences de genre : à l’évidence, les hommes et les femmes n’abordent pas la dernière étape de leur vie de la même façon, comme dans le reste de leur vie, bien sûr. On reste sidéré quand on comprend que l’expression « personnes âgées » semble confondre les deux sexes après 60 ans, comme s’il n’y avait plus de différences ! Il y a des statuts matrimoniaux différents : mariage, compagnonnage, célibat, veuvage, pacs, etc. et donc des vies familiales très contrastées. On sait par exemple que les femmes risquent de se retrouver plus rapidement veuves que les hommes, d’une part, du fait de leur espérance de vie à la naissance plus longue (6 ans), d’autre part, du fait que dans les couples, les hommes sont plus âgés que leurs compagnes (trois ans en moyenne).

Il y a des générations différentes dans ce groupe des 60 ans et plus : quoi de commun aujourd’hui entre les personnes nées en 1930 (plus de 90 ans) et celles nées en 1950 (plus de 70 ans). Il y a eu des parcours professionnels très divers : quoi de commun, à âge chronologique égal, entre le cadre supérieur et l’ouvrier spécialisé  ou le salarié agricole tant sur le plan des ressources, de la santé (différence de vie en  bonne santé de dix ans au bénéfice des catégories supérieures), du niveau d’éducation que du recours à l’information, etc…Nous parlons ici des hommes, car les différences d’espérance de vie des femmes suivant leurs catégories socioprofessionnelles ont été beaucoup moins étudiées…

Autre différence notable, celle des territoires : quoi de commun dans les modes de vie entre ceux qui habitent la très grande ville (plus de 100 000 habitants), une ville moyenne, une petite ville (moins de 5 000 habitants), une zone rurale (village de moins de 2 000 habitants), voire le rural profond ? Ces territoires, inégalement desservis en services publics, en équipements de santé, en transport, en commerces, etc…génèrent de profondes inégalités de vie entre citoyens de tous âges. Enfin, dernière différence, qui n’est pas la moindre, celle des appartenances culturelles, religieuses et ethniques qui entraînent des philosophies différentes et donc des comportements très contrastés en face de la vieillesse et de la fin de vie.

Comme le dit Pierre Bourdieu : « C’est par un abus de langage formidable que l’on peut subsumer sous le même concept des univers sociaux qui n’ont pratiquement rien de commun » [5]. À la lumière des études existantes, les indicateurs qui apparaissent les plus pertinents pour essayer de mesurer ces inégalités sociales devant la vieillesse sont l’espérance de vie à la naissance (eo) et l’espérance de vie sans incapacité (evsi). « Il apparait que les inégalités devant la mort en France reflètent assez fidèlement les différentes expressions des inégalités sociales qui se sont fortement accrues depuis les années 1970, sous l’effet d’un durcissement des pratiques économiques et d’un recul des politiques sociales qui ont conduit à une précarisation des emplois. Avoir un statut plus élevé et un emploi plus stable, être plus riche et plus diplômé ne garantit pas seulement une meilleure situation sociale, une plus grande aisance financière et des conditions d’existence plus favorables, mais permet également une vie plus longue et en meilleure santé » nous dit Didier Fassin dans sa leçon inaugurale au Collège de France le 16 janvier 2020.

Voyons d’abord les inégalités d’espérances de vie selon la catégorie socioprofessionnelle : à 35 ans, un cadre supérieur à une espérance de vie de 47 ans contre 41 ans pour un ouvrier. En matière d’espérance de vie sans incapacité, celle des hommes cadres supérieurs est de dix ans supérieurs à celle des ouvriers : « Tout se passe comme si on devenait vieux plus tôt lorsqu’on est au bas de la hiérarchie sociale, lorsqu’on a eu un travail pénible et chichement payé » [6]. Ensuite, celles dues aux ressources : il y a treize ans d’écart d’espérance de vie à la naissance entre les 5% des Français les plus aisés et les 5% les plus pauvres chez les hommes, cette différence est de huit ans chez les femmes. À 60 ans, cet écart d’espérance de vie entre ces deux populations est encore de huit ans chez les hommes et de cinq ans chez les femmes [7]. Enfin, les inégalités d’espérance de vie dues au genre : l’espérance de vie à 65 ans en 2016 est de 19,6 ans pour les hommes et de 23,7 ans pour les femmes ; l’espérance de vie sans incapacité, à 65 ans en 2016, est de 9,5 ans pour les hommes et de 10,6 ans pour les femmes [8]. Du fait d’une espérance de vie plus longue à la naissance, les femmes ont une durée de vie prévisionnelle en incapacité de treize ans contre dix ans pour les hommes. Si on ajoute que pour les femmes, ces années de vie avec des incapacités se cumulent, très souvent, avec un isolement social important et de faibles ressources (les retraites des femmes sont inférieures de 40% à celles des hommes), ceci explique en grande partie que la population résidant en Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) soit à 90% une population de femmes.


« Profession : Infirmière. L’implosion » … en 2001. Pratiques. Cahiers de la médecine utopique n°14/15. [DR]

La représentation d’une vieillesse socialement homogène à travers une catégorisation par l’âge est donc fondamentalement une discrimination, car on a tôt fait d’amalgamer tous les plus de 60 ans comme des « vieilles personnes » en leur attribuant tous les stéréotypes (dépendance et démence) qui ne sont l’apanage que de 8% des personnes de 60 ans et plus, comme le confirment les chiffres de santé publique. Ces représentations négatives et discriminantes ont été officialisées par un rapport gouvernemental récent : « En France comme en Europe, les discriminations âgistes sont constatées et avérées. C’est pourquoi nous devons revoir les comportements et représentations péjoratives liées à l’avancée en âge tout comme le paternalisme avec lequel sont traités les ainés […] La vieillesse est une construction sociale homogénéisante qu’il importe de déconstruire pour que chacun puisse y trouver une place à sa mesure » [9]. Cette homogénéité sociale supposée de la catégorie des personnes âgées de 60 ans et plus est d’autant plus dommageable que, dans le référentiel des politiques publiques, depuis le rapport Laroque de 1962, ce groupe est stigmatisé comme posant problème au reste de la société car sa croissance démographique « grève les conditions d’existence de la collectivité française » [10]. La récente loi d’adaptation de la société au vieillissement (loi ASV du 28 décembre 2015) ne déroge pas à cette vision globalement négative du vieillissement, de même que les travaux préparatoires à la loi Grand âge et autonomie, promise par le gouvernement pour 2021, travaux qui s’appesantissent, comme en 1962, sur la menace que ferait peser sur la collectivité la progression démographique supposée  des personnes de 85 ans et plus à l’horizon 2050. De fait, les projections des chiffres de l’espérance de vie à l’horizon 2050 sont extrêmement aléatoires.

Alors comment lutter contre cette catégorisation sociale homogénéisante ? Il nous parait qu’une des pistes possibles serait de modifier le paradigme de la vieillesse. Un paradigme est une conception théorique dominante qui a cours à une certaine époque dans une communauté scientifique. Le paradigme actuel de la vieillesse est un paradigme biomédical. Précisons ce paradigme : c’est un modèle uniquement biologique de l’avance en âge assimilant la vieillesse à un état pathologique ou pour le moins déficitaire. Ce paradigme s’est imposé notamment par le biais de la notion de dépendance inventée en 1973 par les gériatres d’hébergement. Ce modèle biomédical d’une vieillesse inéluctablement déclinante et forcément déficitaire est tellement devenu le paradigme de la vieillesse qu’il est largement repris dans le grand public et, plus particulièrement par les médias quand ils veulent représenter la vieillesse [11]. Au vu des inégalités d’espérance de vie pointées plus haut, on peut légitimement opposer à ce paradigme biomédical le paradigme d’une vieillesse qui est le résultat d’une construction sociale et d’un parcours de vie dans une organisation sociale déterminée.

Ce changement de paradigme, conforme à ce qui se passe dans la vie de tous les jours, induit alors une représentation de la vieillesse non plus comme un état d’incapacité lié à une fatalité biologique, mais comme le résultat du vieillissement en tant que processus social dynamique, vieillissement dans lequel la prévention, la correction des inégalités des parcours sociaux et des inégalités de vie [12] sont prioritaires. De ce fait, les politiques publiques devraient se concentrer sur la lutte contre la survenue des inégalités sociales à tous les âges plutôt que de mener une politique de la vieillesse ségrégative et infantilisante, ces politiques publiques essayant de rétablir pour tous les citoyens, suivant le paradigme à la mode des politiques actuelles, l’égalité des chances. Collectivement, essayons de faire advenir ce modèle d’une société « inclusive » où tout un chacun peut être acteur du collectif que représente la société des individus tout en restant sujet de son vieillissement, et ce jusqu’à la fin de sa vie.


⬛ Bernard Ennuyer


[1] Patrice Bourdelais, Le nouvel âge de la vieillesse, Editions Odile Jacob, 1993.

[2] Georges Minois, Histoire de la vieillesse en Occident. De l’Antiquité à la Renaissance, Editions Fayard, 1987.

[3] Simone de Beauvoir, La Vieillesse, Editions Gallimard, 1970.

[4] Anne-Marie Guillemard, La retraite : une mort sociale .Sociologie des conduites en situation de retraite, Editions La Haye, Mouton, 1972.

[5] Pierre Bourdieu, « La “jeunesse” n’est qu’un mot », Questions de sociologie, Editions de Minuit, 1984.

[6] Alain Grand, Serge Clément, Hélène Bocquet, « Personnes âgées », Inégalités sociales de santé, Editions La Découverte, 2000.

[7] Nathalie Blanpain, « L’espérance de vie par niveau de vie : chez les hommes, 13 ans d’écart entre les plus aisés et les plus modestes », Insee Première n° 1687, 2018.

[8] Les chiffres clés de l’aide à l’autonomie, 2019, Source Eurostat, Caisse Nationale de solidarité pour l’autonomie.

[9] Audrey Dufeu-Schubert, Réussir la transition démographique et lutter contre l’âgisme, Rapport réalisé à la demande du Premier Ministre, 2019.

[10] Politique de la vieillesse, Rapport de la commission d’étude des problèmes de la vieillesse, La documentation française

[11] La vieillesse est-elle une maladie ? Les chemins de la philosophie, France Culture, 21 septembre 2020.

[12] L’épidémie actuelle de Covid met cruellement en lumière les inégalités sociales qui touchent les catégories sociales les plus modestes : personnel de nettoyage, aides à domicile, ouvriers du bâtiment, etc.


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