Une victoire malgré tout ? Retour sur la lutte des Retraites et le mouvement du 5 décembre

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Mi-septembre 2019 : suite à la mobilisation « historique » à la RATP, l’intersyndicale de l’entreprise appelle à partir en grève reconductible à partir du 5 décembre. Mi-mars 2020 : Macron annonce le report de la « réforme » en même temps que le confinement pour faire face à la crise du coronavirus/covid-19. A l’heure où cet article est écrit, mi-avril 2020, le flou existe encore sur l’avenir de cette « réforme ». Dans une déclaration au Journal du dimanche, Gilles Le Gendre, président du groupe parlementaire majoritaire LREM, semblait indiquer le 12 avril la forte possibilité de la mettre de côté ; il disait chercher « le consensus le plus large avec les forces politiques, les élus locaux, les syndicats, les associations et les citoyens. À l’Assemblée nationale, notre majorité devra faire prévaloir le compromis plutôt que l’affrontement ». La « réforme » des retraites est à telle point clivante, qu’il est envisageable de l’abandonner au nom de « l’union nationale ». Nous ne sommes évidemment pas dupes : les capitalistes reviendront rapidement à la charge. Mais ce projet précis semble, pour le moment, bien parti pour être enterré. Nous pouvons le savourer comme une victoire, car cette suspension, et ce probable abandon, sont liés à notre mobilisation. Mais pourquoi n’avons-nous pas réussi à gagner plus rapidement et sur notre terrain, celui de la grève ? C’est ce que nous allons essayer de cerner, en revenant sur cette mobilisation extraordinaire de 2019-2020.

Ce texte se veut volontairement court.  Il ne questionne pas un grand nombre d’aspects de cette lutte, que nous avons ressentie comme historique. Que ce soit, par exemple, la place importante des coordinations locales et assemblées générales interprofessionnelles, ou encore la question des caisses de grève revenue en force pendant ce mouvement. Dans les deux cas ce sont des sujets à approfondir autour de la construction des outils pour gagner (et aussi dans leurs aspects démocratiques). De la même manière, la question du rythme de la mobilisation, du jeu médiatico-gouvernemental autour de l’âge pivot, des journées « fortes » point de soutien, de relance ou de rebond, celle de la (non) trêve de noël, aussi bien que la place et le fonctionnement de l’intersyndicale nationale, de sa recherche d’une tactique gagnante, qui a mené à l’appel du 31 mars mort de confinement, ou la question de la répression policière des manifestations par l’appareil d’État, devront être décortiquées en détail. De façon urgente, pour la réussite de nos prochaines luttes, nous devons continuer de réfléchir à la dichotomie entre la capacité de convaincre, qui a été forte, et celle de s’engager dans la lutte, qui est restée proportionnellement faible.

UNE CONSTRUCTION NOUVELLE : CHOISIR LE CALENDRIER

Depuis des années (des décennies), nous subissons des assauts contre nos droits sociaux. Depuis la mi-2018, le gouvernement avait lancé des « concertations » sur les retraites, en gardant toujours du flou sur la réforme et le calendrier. Mais, à l’été 2019 on savait en gros à quoi s’en tenir. Alors, pourquoi pas, pour une fois, ne pas choisir le moment du déclenchement de la bataille ? C’est le pari qu’ont fait les camarades de la RATP, en intersyndicale. SUD-Rail, réuni en congrès, fait un appel commun avec Solidaires RATP. La confédération FO semble partante pour au moins annoncer le 5. Sud Education appelle à rejoindre le 5. L’Union syndicale Solidaires, réunie en Comité national les 3 et 4 octobre, décide d’appeler à la grève interprofessionnelle à partir du 5 décembre et à la reconduire dès le lendemain. Deux mois pour construire, ça change des grèves appelées 15 jours à l’avance. Ça donne pas mal d’énergie, qui se propage et se transforme en confiance. Solidaires prépare le plus sérieusement possible cette échéance : travail sur des argumentaires, mise en place d’un site internet spécifique, matériel de collage disponible dès la première semaine de novembre dans toute la France…

Évidemment, il y a des écueils, il y a des doutes. Ils ont été discutés. La dépendance de la construction de la mobilisation à la RATP, où l’UNSA, syndicat majoritaire, nous a habitué·es à pouvoir s’accorder facilement avec la direction, n’est pas le moindre. Et que faire de l’articulation avec les luttes sectorielles ? Dans la santé, dans les finances par exemple, il y a des mobilisations spécifiques qui durent, sans réussir à gagner. Et pourquoi décembre, alors que le calendrier gouvernemental est au printemps 2020 ? N’est-ce pas partir trop tôt et risquer de ne pas tenir le rythme ? Et puis, il y a la question de l’unité intersyndicale, essentielle. Très rapidement, des appels par secteurs voient le jour, tout comme sur des départements entre unions départementales. A la mi-octobre, l’intersyndicale CGT, FO, FSU, Solidaires, ainsi que des structures lycéennes et l’UNEF, appellent clairement au 5. Vu la construction de cette date, à partir de « la base », ce n’est pas rien. Solidaires restera jusqu’au bout la seule interprofessionnelle nationale à appeler explicitement à la reconduction. La journée se rapprochant, sa réussite paraît de plus en plus évidente. Surtout que la CFE-CGC se rapproche de l’intersyndicale et va également appeler dans le cadre d’une intersyndicale dorénavant « majoritaire » du point de vue de la représentativité liée aux élections syndicales. 

UNE GRÉVE RECONDUCTIBLE ET/OU UNE GRÉVE GÉNÉRALE, ÇA SE PRÉPARE ET ÇA SE TRAVAILLE

Le 5 décembre a été une réussite. De celles qui donnent des ailes et confiance. Mais pourquoi n’avons-nous pas gagné sur un conflit qui a duré deux mois ? Il y a, à mon sens, quatre principaux facteurs à relever : la préparation sectorielle, l’anticipation de la durée du conflit, la simultanéité de l’action entre les secteurs, la nature de l’adversaire. Dans beaucoup (trop ?) de secteurs, il n’y a pas eu de construction de fond sur la question des retraites. Il manquait le travail argumentaire, celui qui fait que les collègues se réapproprient avec conviction l’importance de participer à la lutte et de la gagner. Le travail de terrain a, évidemment, été différent, selon qu’il s’agissait de construire une reconduction ou de faire « une grosse journée ». Pourtant, nous savions, toutes et tous, que nous ne pouvions gagner contre une « réforme » aussi importante que celle des retraites, en laissant seul·es les camarades de la RATP et de la SNCF partir en reconductible. Peut-être que le premier caillou dans notre chaussure, était le fait de ne pas croire, tout simplement, qu’il était possible de gagner et que nous n’étions pas en train de « singer » la grève et le conflit. Sortir la tête de l’eau, croire en nos capacités, c’est difficile après l’accumulation de défaites. Mais c’est primordial, pour avoir une chance de gagner. Ce que les sportifs et sportives appellent « le mental », n’est pas pour rien dans la façon de mener une action collective, une lutte.

Nous ne discuterons pas ici les choix tactiques des différentes structures ; il est certainement encore un peu tôt et cela mériterait un échange croisé avec les camarades de différents syndicats, sur la façon dont nous appréciions à ce moment le 5, qui arrivait. Cependant, la reconductible en interprofessionnelle n’est pas un petit morceau : c’est bien la proposition faite au salariat de gagner un bras de fer, de se donner les moyens dans le rapport de force global. Naïvement, ou par l’urgence, notre réflexion portait essentiellement sur la capacité de faire entrer le maximum de personnes et de secteurs dans la grève reconductible. Nous pensions que si nous arrivions à entraîner suffisamment de monde, nous pourrions déboucher sur une situation obligeant le gouvernement à céder, surtout au moment aussi important économiquement et socialement que le mois de décembre. En sorte, il s’agissait de développer la tactique de la grève générale, qui se construirait à partir d’une forte journée d’impulsion, de sa reconduction et de son élargissement. Mais qui portait vraiment cette proposition, quelques semaines avant le début du conflit, dans les équipes syndicales, à travers le matériel produit, auprès des travailleuses et des travailleurs ? Trop peu de monde. Les raisons sont multiples et non exclusives, entre celles et ceux qui ne croient pas dans la possibilité de reconduire, le fait de renvoyer la décision sur les assemblées générales de grévistes (ce qui est évident mais qui ne doit pas cacher le travail préparatoire et le choix des structures), l’attentisme de trop de militant·es et de structures préférant voir ce que donnera le 5… Mais ne pas préparer les esprits à une reconductible (en dehors de la SNCF et de la RATP et quelques rares autres secteurs) c’était, de fait, ralentir la mobilisation.

Le mouvement de grève a été fort et très visible en décembre et janvier. Mais il a été étalé. L’éducation et une partie visible de la culture ont pu engager une grève reconductible dès le 5 décembre, même si elle était minoritaire. Dans la chimie, dans l’industrie et quelques boites du privé, il y a eu des reconductibles. La tentative de rythmer la mobilisation avec des journées d’appel jugées « plus fortes », permettait aussi à nombre de salarié.es de participer à la mobilisation, sans qu’il y ait d’appel fort dans leur boite ou leur administration. Mais l’échec, ça a été l’étalement qui a mené à une forme de dilution de l’impact de la grève. Personne ne pensait que la mobilisation allait durer aussi longtemps. Les fêtes de fin d’année semblaient un horizon indépassable, de victoire ou de défaite, par rapport au départ du 5 décembre. La durée et l’intensité du conflit sur décembre ont obligé des syndicats et des secteurs à entrer réellement dans la mobilisation en janvier, plus d’un mois après le début. C’est le cas en particulier des ports et docks ou, en Ile de France, des salarié-es des incinérateurs. On en revient à la confiance et à l’objectif : si nous avions pu faire exister ces grèves en simultané début décembre, dans un grand « toutes et tous ensemble », la puissance du blocage économique aurait été démultipliée, tout comme notre avantage pour faire plier le gouvernement.

Préparation, construction de la reconductible et simultanéité de l’action : ce constat ne doit pas se cantonner à la question des syndicats comme ils existent aujourd’hui. Il se réfléchit aussi dans le rapport de forces. Et peut-être que nous n’avons pas assez analysé le camp d’en face, pour y trouver des failles plus importantes. Nous savions à quel point le pouvoir politique actuel, autour de La République en Marche, était au service d’un capitalisme décomplexé. L’agenda macroniste est clair, dans la suite de ses prédécesseurs : détricotage des droits collectifs, pour individualiser au maximum. La « réforme » des retraites en était peut-être sa clef de voûte. La « république des DRH et des managers » a remplacé les générations précédentes, presque caricaturalement, de la petite bourgeoisie de médecins et d’avocat·es. La « disruption » politique de LREM, sans implantation ni base sociale est un autre élément important à prendre en compte, pour comprendre l’échec de la mobilisation par la grève, sur la période. En effet, la lutte contre ce pouvoir politique doit aussi se comprendre dans la perception qu’il a de la réalité/force de la mobilisation et de la pression qu’il subit dans le quotidien. Dans la stratégie du jeu, le pouvoir réfléchit à l’équilibre gain/perte. Et nous avions peut-être trop oublié, qu’un pouvoir avec une faible implantation locale, centré sur les principaux lieux de pouvoir et les grandes entreprises, subirait moins de pression que celle qui existait avec des pouvoirs politiques de notabilités locales, ancrés dans les conseils territoriaux. C’est ainsi, aussi, que la proximité des élections municipales encombrait moins Edouard Philippe et sa bande que ce que nous pouvions penser : ils furent capables d’utiliser le 49.3 en pleine crise sanitaire ! Tout cela fait que nous avions moins de force que nous le pensions pour les faire plier.

Mais… Il y a toujours des ouvertures, des réussites et du positif à retenir dans les luttes. Celle-ci a montré des ressources incroyables. La capacité des cheminot·es de repartir, un an et demi après un affrontement frontal. Avoir forcé le gouvernement à bouger et à adapter son calendrier, calqué sur la mobilisation. L’avoir obligé à faire des concessions par rapport à son projet initial. Avoir remis en avant, l’importance des inégalités que subissent les femmes dans le salariat et qui se démultiplient à la retraite. Avoir su recréer des solidarités à la base et des échanges interprofessionnels concrets, par la lutte. Mais ce qui a été déterminant, au final, c’est notre capacité collective à avoir entraîné et convaincu l’opinion de façon majoritaire. L’utilisation des sondages est un piège à double tranchant. Mais en dépit de toutes les conséquences de la mobilisation dans le quotidien de la population, dans leurs transports en particulier, la majorité s’est renforcée, sans vaciller, pour souhaiter le rejet de cette « réforme » dans sa globalité, malgré le faux nez de l’âge pivot. C’est ce qui nous permet aujourd’hui de voir la réforme suspendue, et, nous pouvons l’envisager, stoppée. Notre mobilisation a permis de révéler une fracture forte, que ne peut assumer un pouvoir politique affaibli au moment où nous vivons une crise sanitaire majeure, qui va se transformer en crise économique et sociale. Mais c’est bien grâce à la lutte, que cette « réforme » antisociale disparait. Il est difficile de savourer cette victoire indirecte dans la situation actuelle. Mais elle est réelle.

Simon Duteil

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Simon Duteil

Enseignant à Saint-Denis (93), a été secrétaire fédéral de SUD étudiant avant de devenir militant de SUD éducation et co-secrétaire de l’Union locale SUD-Solidaires Saint-Denis. Il est aujourd’hui membre du secrétariat national de l'Union syndicale Solidaires.