La répression à La Poste, une arme au service des contre-réformes

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Chut ! Ils ne savent pas encore qu'ils m'ont séquéstré !

Ce n’est certainement pas un hasard si les différentes grandes étapes de l’évolution des PTT puis de La Poste sont, à chaque fois, jalonnées d’épisodes de répression tout à fait significatifs. La première d’entre ces réformes, à savoir la suppression de l’administration des PTT et sa séparation en deux établissements publics distincts (La Poste et France Télécom) est concomitante d’un des cas de répression les plus emblématiques de l’histoire sociale postale : celles des sept agents du centre de tri de Lille Lezennes. Nous sommes en 1989, au début d’un second septennat Mitterrand caractérisé, comme la majeure partie du précèdent, par la « rigueur », c’est-à-dire des politiques clairement anti-sociales. En 1987, la droite au pouvoir dans le cadre de la première cohabitation tente, déjà, de modifier le statut des PTT, avant de faire machine arrière, pour cause d’élection présidentielle à l’horizon. Qu’importe, le Parti socialiste, de retour aux affaires depuis mai- juin 1988, fera le sale boulot.

En avril 1989, Hubert Prévot (membre du PS mais aussi… ancien secrétaire confédéral CFDT) remet un pré-rapport au ministre des PTT du gouvernement Rocard, Paul Quilès. Ce dernier s’empresse de rebondir sur le pré-rapport en question (qui évoque « un service public à vocation industrielle et commerciale, qui ne peut ignorer les lois du marché »). Il le fait à̀ sa manière, c’est-à- dire sans ménagement (contrairement à̀ ce que semblerait indiquer un de ses slogans de campagne, « Quilès la tendresse » !). Il assène : « On ne dirige pas de grands ensembles comme les PTT avec un rétroviseur ni avec une godille ». Tout est dit. Il ne reste plus à̀ Hubert Prévot qu’à préconiser, dans son rapport définitif, livré en août 1989, la création de « deux personnes morales de droit public », et le tour est joué. L’habituel scénario consistant à̀ commander un rapport dont on sait à l’avance que les conclusions viendront appuyer le projet initial, se déroule comme prévu.

Mais, pour finaliser l’affaire, il convient d’écarter les obstacles. Et, aux PTT, ils sont potentiellement de taille. Notamment dans les centres de tri, qui ont montré, dans la grande grève de 1974, une grande capacité à faire vivre et durer le rapport de forces. Le gouvernement est d’autant plus attentif à la température de ce secteur que le climat social reprend des couleurs lors de « l’automne chaud » de la fin 1988. La situation est alors marquée par la grève des infirmières et, aux PTT justement, par celle des « camions jaunes » contre la privatisation du transport du courrier. Parmi la grosse centaine de centres de tri courrier (CTC) d’alors, celui de Lille-Lezennes est, non seulement un des plus importants numériquement parlant (environ 730 agents, dont 650 à l’exploitation), mais aussi un des plus combatifs. Fin 1988, une grève reconductible y démarre, pour réclamer des embauches et de meilleurs salaires. Celle-ci s’étend à̀ d’autres centres de tri, à Paris comme en province (Rouen, Bordeaux, Marseille, Nancy…), ainsi que dans plusieurs gros bureaux de poste. Un comité national de liaison provisoire réunit des représentant.es de 18 villes et 31 centres de tri. Une structuration qui, même si elle a ses limites (ce comité ne se réunira que deux fois, en novembre et en décembre), fait écho, en termes de structuration nouvelle (ou réinventée), aux fameuses « coordinations infirmières ».

Il est notable qu’avant même la répression étatico-patronale, ce soit celle venant de la bureaucratie syndicale qui s’abatte sur Lezennes. La section CFDT du centre est en effet la première, en pleine grève, à subir la vague d’exclusions de fait menée par la confédération et sa fédération des PTT (exception faite de l’exclusion, douze ans auparavant, de la section de Lyon-Gare 1). La CFDT PTT du Nord, « dans la ligne », se désolidarise des grévistes de Lezennes. Le 3 novembre 1988, son Bureau départemental vote la dissolution de la section et fait couper la ligne téléphonique et changer les serrures du local (une attitude qui deviendra une habitude quand, peu de temps après, la même politique sera généralisée vis-à- vis à des opposant·es au recentrage de la CFDT). La plupart des militant·es de la section rejoindront les rangs de SUD PTT qui se crée peu après. Quoi qu’il en soit, cette grève a permis le gain de 21 emplois de titulaires, ainsi qu’une prime de 1 250 francs (le salaire de base d’un·e postier·e était alors d’à peu près 5 000 francs). Le nombre de jours de grève effectivement décomptés sur la paie a, de surcroît, été limité à deux jours. Autre élément permettant de mesurer le degré de combativité de ce CTC, les résultats aux élections professionnelles : CGT et SUD font quasiment jeu égal (respective- ment 36 et 35 %), laissant FO loin derrière (17 %) et des miettes à la CFDT « maintenue » (6 %) ainsi qu’à la CFTC (5 %). Du côté gouvernemental, le plan général (la réforme des PTT) est élaboré et même mis en route, et les adversaires identifiés. L’écrivain Gilles Perrault, dans sa préface au livre écrit en 1993 par la fédération SUD PTT relatant cette affaire, résume bien la situation : « Les faits sont simples. En 1989, un ministre des PTT, Paul Quilles, prépare la réforme de La Poste que l’on sait. Il lui faut aplanir le terrain, isoler les foyers de résistance potentiels et, si possible, les réduire. Le centre de tri de Lille-Lezennes est un bastion du syndicalisme combatif. » 2 Il ne reste plus qu’à trouver l’occasion.

Solidarité

Le 7 novembre 1989, une nouvelle grève démarre. De nouveau reconductible, mais d’une heure par jour et par brigade d’un centre qui en compte cinq. Ce conflit est parti d’une pression à la base, qui se manifeste par une adresse à l’intersyndicale CGT/SUD/FO/CFDT. Il fait le lien entre des revendications nationales (rejet des conclusions du rapport Prévot, maintien des PTT sous statut d’administration et des personnels sous statut de fonctionnaire…) et locales (vingt créations d’emplois, prime de surcroît de travail pour l’année 1989 de 1 500 francs…), même si, il faut le reconnaître, les revendications globales sont mises très rapidement à l’arrière-plan. Le problème est que, par rapport à l’année précédente, le climat n’est plus tout à fait le même. Le contexte social est moins propice, y compris en interne. Le CTC de Rouen, parti en grève illimitée le 9 novembre, au lendemain d’un discours du Premier ministre, Michel Rocard, annonçant le futur projet de loi pour les PTT, reprend le travail le 14. Le ministère des PTT comme les directions, régionale et départementale, prennent acte de cet isolement. Des annonces, qui sont autant de provocations, se succèdent. Alors que la situation de sous-effectif par rapport à la charge de travail est reconnue, y compris par le directeur régional, il est annoncé le 20 novembre que quatorze emplois devront passer à la trappe. Le 24, les grévistes se voient menacé·es de se faire retirer la totalité de la paie du jour, en dépit du fait qu’ils ne cessent le travail qu’une heure. Certes, l’amendement dit « Lamassoure », du nom du député giscardien l’ayant déposé, adopté par l’Assemblée nationale en 1987 (et jamais abrogé par les majorités qui ont suivi) le permet légalement. Mais, jusqu’alors, les directions s’étaient bien gardées de l’appliquer, en tout cas à Lezennes. Dans le même temps, le courrier est détourné dans des centres de tri parallèles, en faisant pression sur les chauffeurs qui rechignent à charger et décharger du courrier dans ces centres de cassage de grève.

Le moment décisif se situe dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre. Le 30 novembre au soir, Jean Philip, fraîchement nommé directeur départemental, débarque à Lille-Lezennes, et annonce sans sourciller, à trois semaines de grève, qu’il est « fier d’avoir participé à la réorganisation d’un autre centre de tri de même importance », « qui a permis d’obtenir avec 500 personnes un fonctionnement aussi rentable que celui de Lezennes ». Il refuse parallèlement toute négociation sur les revendications des grévistes, et va même jusqu’à proposer l’organisation d’un vote à bulletin secret sur la reprise du travail. Le monsieur est même venu avec une urne, qu’il envoie chercher dans sa voiture par son chauffeur ! Finalement, seules sept ou huit personnes participeront au vote, auquel le directeur départemental mettra lui-même un terme. C’est donc un fiasco, une humiliation même, pour ce dernier. De fait, si la tension a monté d’un cran, les agents gardent leur sang-froid et si les grilles de l’établissement sont fermées, la décision est symbolique, dans la mesure où le peu de courrier qui entre et sort du site n’est pas bloqué. C’est à ce moment-là que le directeur départemental prend prétexte de l’interpellation qui lui est faite par plusieurs militants, au nom des grévistes, quant à sa volonté ou non d’accepter les revendications, pour retourner dans le centre au lieu de sortir comme il aurait pu le faire tout à fait librement, comme en témoigneront les 80-90 personnes présentes devant les grilles. Peu après, ce M. Philip se considère comme « séquestré ». Le montage est grossier, la machination évidente. Mais l’administration ne perd pas de temps : le matin même, sept agents (Richard Fontaine, Murielle Fovet, Éric Lamant, Philippe Legrand, Gabriel Leschaeve, Michel Mercier, Jean Poteau) se voient notifier des retraits de service pour séquestration, voies de fait, refus d’obéissance, entrave au fonctionnement du service et blocage des grilles du CTC. La sanction demandée est la plus lourde possible : la révocation. Les militant·es visé·es ne le sont pas par hasard. Ils et elles appartiennent à ce nouveau syndicat qu’est alors SUD PTT. Parmi les sept, cinq sont responsables SUD de leur brigade. À l’époque, le fait que des militants syndicaux soient poursuivis de la sorte est extrêmement rare. On imagine donc le choc. Il s’agit, en plus, d’instaurer un climat de peur dans le centre, de décapiter une section syndicale combative et qui a de l’audience. Un comité de soutien national est mis sur pied. Outre des organisations syndicales comme le SNUI (Syndicat national unifié des impôts), le SGEN-CFDT (fédération CFDT de l’Éducation nationale), l’UNEF-ID (Union nationale des étudiants de France-indépendante et démocratique), l’union locale CDFT de Lille, ou encore l’union départementale CFDT du Val-de-Marne ou la CFDT PTT de Seine-Maritime…, il réunit des personnalités comme Gilles Perrault, Mgr Gaillot (évêque d’Évreux), le vice-amiral Antoine Sanguinetti de la Ligue des droits de l’homme (LDH), Henri Noguères (ancien président de cette dernière). La LDH, via notamment sa section lilloise, a justement joué un rôle décisif. Elle publie en janvier 1990 un rapport qui taille littéralement en pièces les accusations proférées par l’administration. Un rapport très important, parce qu’il permet de faire échec à la stratégie postale, qui comptait sur la lourdeur des sanctions elles-mêmes pour crédibiliser sa thèse (sur le mode, «il n’y a pas de fumée sans feu »… surtout quand la fumée est très épaisse). C’est d’ailleurs en ce même mois de janvier qu’un premier recul a lieu, puisque les demandes de révocation se transforment en demandes d’exclusion temporaire de deux ans pour deux militants (Philippe Legrand et Michel Mercier), et de mutation d’office hors région pour les autres.

L'acharnement

Les conseils de discipline ont lieu, au siège du ministère avenue de Ségur, du 6 au 9 février 1990. La veille, 500 personnes ont manifesté dans les rues de Lille. Le 6, un rassemblement et un meeting du comité national de soutien sont organisés à Paris. Parmi les (nombreux) défenseurs, des représentant·e·s de la fédération SUD PTT et de la CGT PTT, mais aussi Francis Jacob de la LDH et premier président du Syndicat des avocats de France (SAF). Les séances se succèdent durant 4 jours. 4 jours d’épreuve certes pour les camarades injustement mises en cause, mais aussi pour les représentants de l’administration, qui ont toutes les peines du monde à faire bonne figure, au regard des dossiers vides et de la procédure mal ficelée. Mais, bien que la réalité de la séquestration ne soit absolument pas démontrée lors de ces conseils de discipline, le ministre Quilès prétend rigoureusement le contraire. Le « charme » de la « justice » patronale, où l’administration est juge et partie. Pour autant, la qualité des défenses et les soutiens à l’extérieur obligent l’administration à opérer un nouveau recul concernant les sanctions : les exclusions de deux ans sont abaissées à six mois ferme (et dix-huit mois avec sursis), et les mutations d’office hors régions deviennent des déplacements d’office à l’intérieur du département. Un mois plus tard, l’exclusion ferme de Michel Mercier passe de six à trois mois. La fédération SUD PTT multiplie les demandes d’audience, auprès du directeur d’établissement, du directeur départemental, du ministre. Une motion signée par 21 organisations est déposée à la direction départementale à l’intention de Quilès. Un gala de solidarité (notamment financière, pour assurer la paie des deux militants exclus de fonction) est organisé à Lille. Pour la petite histoire, Philippe Val, qui est alors un chansonnier plutôt progressiste (et pas encore un plumitif réactionnaire), fait le déplacement. La loi modifiant le statut des PTT est votée, en mai (par 284 voix pour, dont 272 élu·es PS). L’essentiel étant acquis pour le gouvernement, il est inutile de maintenir sa position, alors que l’affaire dépasse tout ce qui avait pu être imaginé dans les salons ministériels. En juin, les exclusions de service sont interrompues par la hiérarchie, et la « levée des sanctions » annoncée en juillet par Quilès lui-même. Reste que la formule n’est ni exacte, ni honnête. À l’exception de Michel Mercier qui retrouvera son poste de travail (en octobre 1992 !), aucun·e des militant·es réprimé·es ne retravaillera à Lézennes. Mais, si le Ministre des PTT et le gouvernement socialistes ont pu mener la vie dure à des syndicalistes animant une section combative, ils n’ont pu détruire le syndicalisme qu’ils et elles défendent. À tel point qu’un dirigeant socialiste (François Hollande) devra encore dire, en 2007, que « le syndicalisme qu’il faut combattre, c’est celui de SUD ». Belle constance, il faut le reconnaître !

Facteur au depart, mulets à l'arrivée !

L’année 2005 marque un nouveau tournant. En effet, cette année-là, ce ne sont pas moins de quatorze postiers bordelais qui passeront sous les fourches caudines de la direction. La situation est en effet tendue depuis plusieurs mois. Les centres de tri postaux sont sur le point de vivre une évolution majeure: une refonte du maillage territorial des centres et l’arrivée de la mécanisation avec, à la clé, une remise en cause profonde des régimes de travail (notamment les régimes de nuit) et la suppression de milliers d’emplois. Au mois de mai, l’ambiance est explosive au centre de tri de Bordeaux-Bègles. Les négociations concernant les emplois (48 sont menacés) et les régimes de travail sont au point mort, la direction ayant décidé de passer en force. Elle traite les représentant.es syndicaux et les personnels avec mépris, y compris suite à un incident grave (le 19 mai le personnel est victime d’irritations, de malaises provoqués par un produit non identifié, et se voit refuser le droit d’évacuer la salle par un cadre. Déclaré en grève, menacé de se voir retirer un trentième de salaire, le personnel est à cran.) en insinuant qu’il aurait pu être dû à un acte malveillant et intentionnel d’un postier. La coupe est pleine pour le personnel et le CHSCT extraordinaire qui va se tenir le 25 mai va prendre une tournure inattendue. Le personnel, qui envahit la pièce, demande à la direction de reprendre les négociations avec les syndicalistes présents. Les cinq cadres refusent et mettent en place une stratégie de victimisation, aidés par le directeur départemental qui refuse de venir discuter et négocier avec les agents et désamorcer ainsi la situation.

Le statu quo dure jusqu’au matin du 26 mai. Durant la nuit, les cadres refuseront de manger la nourriture proposée par les grévistes et d’aller aux toilettes : tout est en place pour faire croire à une séquestration violente et humiliante. La direction profite de la situation pour faire appel au préfet qui enverra les forces de l’ordre. GIPN et CRS interviennent de manière quasi militaire au matin et arrêtent neuf postiers désignés par les cadres, tous syndicalistes, qui passeront 34 heures en garde à vue et seront immédiatement mis à pied à leur sortie. Mais la direction ne s’arrête pas là : revancharde, elle convoque très vite les neuf ainsi que cinq autres syndicalistes (SUD, CGT et CNT) à des conseils de discipline locaux et nationaux. Comme pour les sept de Lezennes, La Poste a la main extrêmement lourde. Les sanctions demandées vont du déplacement d’office au licenciement (pour le contractuel) et aux révocations (pour les fonctionnaires) en passant par des exclusions de fonction de deux ans sans salaire. La solidarité et le soutien des militant·es de SUD, CGT et CNT, des personnels (des dizaines de centres de tri débraient en grève illimitée à partir du 26) mais aussi les soutiens extérieurs (LDH, organisations politiques, personnalités…) permettent de justesse d’éviter les révocations. Toutefois La Poste frappe très durement : le seul contractuel, militant de la CNT, est licencié. Les autres, tous fonctionnaires, sont sanctionnés sévèrement.

Cet épisode n’arrive pas par hasard. Quelques semaines plus tôt, la direction de La Poste annonce en grande pompe le lancement du programme Cap qualité courrier (CQC). Ce projet colossal, qui coûtera 3,4 milliards d’euros, a pour but de « moderniser » l’acheminement du courrier. Pour cela, la direction projette d’industrialiser le tri à grand renfort de machines très performantes, très onéreuses mais également fossoyeuses d’emplois. Pour mettre en place son schéma industriel, elle prévoit à court terme la transformation des centres de tri en plateformes industrielles courrier (PIC), avec la fin des régimes de nuit classiques (appelés 2 nuits sur 4) et la mise en place de brigades atypiques, vectrices de conditions de travail et de santé dégradées. À moyen terme, il est prévu la fermeture de dizaines de centres, y compris de PIC réorganisées depuis peu. Les centres de tri sont, on l’a vu, des bastions de résistance importants. La Poste le sait, et cela lui est rappelé régulièrement par de forts taux de grévistes (que cela soit sur des revendications locales, nationales ou interprofessionnelles comme en 1995 contre la réforme des retraites) mais également par les résultats des syndicats CGT et SUD aux élections professionnelles (leurs sections sont majoritaires dans quasi tous les centres, voire hégémoniques dans certains d’entre eux).

Jean-Paul Bailly, nommé PDG du groupe en 2002 et tout droit arrivé de la RATP (dont il se vante d’avoir réformé le dialogue social et d’y avoir fait fortement baisser la conflictualité), pense faire passer sa réforme à grands coups d’accords « sociaux », persuadé que les syndicats ne pourront faire autrement que d’accompagner les réorganisations sous la pression des salarié·es qui seraient seulement intéressé·es par les primes (parfois alléchantes, il est vrai) liées aux changements de sites ou de régimes de travail. C’est mal connaître la population postale, attachée à ses acquis, ses rythmes de travail, son métier et au service public qu’elle voit petit à petit se déliter. Qu’à ne cela ne tienne, si le dialogue social à la sauce Bailly ne suffit pas, l’outil répressif est là pour prendre le relais et faire taire les contestataires. Deux ans après la répression contre les postiers bordelais, CQC bat son plein et les réorganisations de centres de tri s’enchaînent sur tout le territoire. Les nuiteux (travailleurs de nuit dans le jargon postal) se lancent alors dans une grève qui durera plusieurs mois. Deux revendications phares sont alors portées : la majoration de l’heure de nuit à 3 € et le maintien des 2 nuits sur 4. Plusieurs préavis de grève se chevauchent durant cette période : l’un illimité d’une heure pour les contractuel·les, d’autres de 24 h déposés pour chaque fin de semaine pour les fonctionnaires (qui ne peuvent faire grève une heure à cause du trentième indivisible). Au terme d’un accord signé par un seul syndicat (la CGC, minoritaire mais représentative du fait de sa représentativité irréfragable) qui fait passer l’heure de nuit à 1,50 €, La Poste considère que les préavis n’ont plus lieu d’être. Les syndicats engagés dans cette mobilisation, SUD et CGT, décident de continuer à les déposer à la suite de la consultation des grévistes, qui considèrent que le compte n’y est pas. Durant tout l’été 2007, La Poste se borne, en guise de réponse, à sanctionner des grévistes et à leur envoyer des courriers recommandés leur signifiant qu’ils sont en absence irrégulière. Elle ne va pas toutefois jusqu’à attaquer les préavis devant les tribunaux. Cette « justice » interne complètement arbitraire a pour objectif de mettre au pas les grévistes en faisant planer la menace de sanctions mais aussi de faire des exemples pour dissuader les postières et postiers des autres secteurs de se mobiliser.

Car les centres de tri ne sont pas les seuls touchés par les réorganisations : toute l’entreprise est en train de muter. Les bureaux de poste ferment les uns après les autres, entraînant des milliers de reclassements et autant de vies bousculées (changement de lieux de travail, d’horaires, fin du travail en brigade pour des horaires mixtes) dans un secteur fortement féminisé et impacté par les difficultés d’articulation vie privée/vie professionnelle. Les centres de chèques, autres foyers de contestation, se voient également totalement réorganisés sous la pression de La Banque postale, filiale créée en 2006, qui devient le donneur d’ordre stratégique. Enfin le secteur de la distribution du courrier, avec ses 100 000 facteurs et factrices, s’apprête à vivre le plus grand bouleversement de son histoire et la mise en place du projet « Facteurs d’avenir » (qui va se traduire par une refonte du métier, la disparition progressive des travaux de tri au profit de travaux extérieurs de plus en plus longs, la mise en place de l’auto-remplacement entre factrices/facteurs d’une même équipe et des milliers de postes supprimés en quelques années).

La Poste doit reintegrer Yann

Et effectivement les postiers et postières ne vont pas regarder passer les réorganisations sans réagir. Ils et elles vont s’organiser, le plus souvent localement mais de manière isolée, La Poste ayant fait le choix d’étaler ses réformes bureau par bureau, centre par centre, rendant difficiles les tentatives de riposte nationale et globale. 2010 est l’année de la privatisation de La Poste qui devient une Société Anonyme (SA). La campagne menée partout sur le territoire, qui aura regroupé plus d’une cinquantaine d’organisations nationales et donné lieu à une votation citoyenne à laquelle ont participé plus de 2 millions personnes, n’aura pas empêché le changement de statut (le manque de mobilisation en interne aura évidemment pesé négativement). Les patrons de La Poste, soutenus par l’État et forts de cette réforme, continuent d’imposer des réorganisations (dont le principal objectif est la suppression massive d’emplois et l’augmentation des bénéfices). Une grève de plusieurs semaines éclate dans les Hauts-de-Seine, portée par SUD Poste 92, contre la mise en place de « Facteurs d’avenir ». Les grévistes sortiront victorieux et victorieuses de cette lutte puisque la direction reculera sur son projet. Pour autant, elle compte faire payer cher cette grève à ses animateurs. C’est ainsi que trois d’entre eux seront convoqués en conseil de discipline : Gaël Quirante, contractuel, est menacé de licenciement (qui sera voté mais retoqué par l’inspection du travail puis le ministre du Travail de l’époque, Xavier Bertrand, qu’on ne peut soupçonner de sympathie à l’égard de SUD). Yann Le Merrer, fonctionnaire, risque deux ans d’exclusion de fonction (il sera finalement exclu deux ans avec six mois de sursis) ; Bertrand Lucas est exclu douze mois avec trois mois de sursis. La direction départementale des Hauts-de-Seine leur reproche de s’être adressés aux collègues non grévistes durant le conflit et d’être rentrés dans les sites postaux ! Ce qui s’apparente à de l’activité syndicale de base est, à La Poste, proscrit. Et pour cause : plus aucun accord ne régit l’exercice du droit syndical à La Poste (l’accord de 2006 ayant été cassé par le Conseil d’État en 2009 à la suite d’un recours de la CNT). Loin de vouloir négocier un nouvel accord, les patrons de l’entreprise y voient l’occasion d’entretenir un flou juridique et une lecture restrictive du droit. En effet, le seul texte restant en vigueur est le décret de 1982 sur l’exercice du droit syndical dans la Fonction Publique. Or La Poste l’utilise dans certains départements pour empêcher les syndicalistes de rencontrer leurs collègues en imposant des règles farfelues et sorties d’on ne sait quel chapeau : obligation de prévenir 48 heures à l’avance de sa venue (certaines directions obligeant même à un délai de prévenance de sept jours francs avec déclinaison obligatoire des identités des représentant·es syndicaux, tout cela soumis à l’acceptation par le directeur d’établissement), obligation de présenter sa carte d’identité lors de la visite de bureau et signature du cahier visiteurs d’ordinaire réservé aux personnes extérieures à l’entreprise. Mais La Poste ne s’arrête pas aux sanctions internes. Par l’intermédiaire de treize cadres, qui déposent plainte directement auprès du tribunal de Nanterre, quinze postiers (tous militants de SUD et de la CGT) sont convoqués en correctionnelle pour des soi-disant faits de séquestration. Après Lezennes et Bordeaux, la même (grosse) ficelle est une nouvelle fois utilisée. Le procès se tient en juin 2011, l’occasion pour les syndicalistes réprimés de convoquer de nombreux soutiens. À l’extérieur du tribunal se tient un rassemblement de plusieurs centaines de personnes, parmi lesquelles de nombreuses personnalités.

Il n’est pas étonnant que la direction départementale ait fait le choix de cette répression féroce: la résistance aux projets postaux dans ce département est forte. À tel point que « Facteurs d’avenir » n’y est toujours pas mis en œuvre, une exception en métropole. 2010 est le début d’une décennie d’intimidations et de répression à l’encontre des syndicalistes de lutte. Une majorité des cas aura lieu dans un contexte de conflits locaux. Ainsi on peut citer le cas de Benoît, colipostier à Bègles et syndicaliste SUD, licencié après un débrayage de sa brigade et au moment où la section SUD est renforcée par l’arrivée de plusieurs collègues ayant quitté la CGT. Du côté de Chambéry, c’est un autre militant SUD, Jean-Pierre, qui subit les foudres de sa direction après avoir monté des dizaines de dossiers aux Prud’hommes (pour des heures supplémentaires effectuées mais non rémunérées) et fait gagner à ses collègues plusieurs dizaines de milliers d’euros au total. Il est à noter que les deux militants gagneront devant les tribunaux et feront reconnaître la nullité de leur licenciement (en raison de leur activité syndicale). D’autres postiers et postières, syndiqué·es à SUD ou à la CGT, paieront également leur participation active aux grèves locales du premier semestre 2014 qui se déroulent sur quatre départements : Paris, les Hauts-de-Seine, le Cher et l’Essonne. Dans tous ces conflits, l’objectif de l’entre- prise est double: taper fort pour servir d’exemple et éviter l’extension des conflits. Mais aussi déporter une partie des négociations et de l’énergie des syndicalistes et des grévistes sur l’exigence de l’abandon des sanctions. Celles-ci iront finalement du déplacement d’office au licenciement d’un contractuel (qui gagnera lui aussi par la suite aux Prud’hommes) et la révocation de Yann Le Merrer. Prononcée en janvier 2015, plusieurs mois après la tenue du conseil de discipline, cette sanction est une véritable onde de choc (du jamais vu depuis 1953 et la révocation de deux responsables de la CGT, Georges Frischmann et René Duhamel). Les faits reprochés au militant sont tous liés à son activité syndicale durant la grève de 2014. Pour justifier sa décision, La Poste avance la récidive en s’appuyant notamment sur les faits de séquestration de 2010, argumentant que le syndicaliste n’aurait pas appris des précédentes sanctions. Étonnant quand on sait que Yann a été relaxé dès la première instance en correctionnelle, ce que la direction fait semblant d’ignorer !

2014, c’est l’année où est annoncé le plan qui définira les orientations stratégiques de La Poste de 2015 à 2020. Une fois de plus donc, les évolutions décidées tant par les dirigeants de l’entreprise que par l’État s’accompagnent de mauvais coups contre les empêcheurs et empêcheuses de restructurer en rond. La période est également à la médiatisation de la souffrance au travail de postiers et postières. La Poste, dans le déni et refusant de reconnaître sa responsabilité, va en revanche se saisir du sujet pour le retourner contre des syndicalistes. Fleurissent alors dans de nombreux départements des accusations de cadres contre des militant·es, à qui l’on reproche des faits de harcèlement moral. En réalité, l’examen des dossiers démontre que les harcèlements moraux ne sont que des faits liés à l’activité syndicale classique : prises de parole auprès des collègues, courriers de demande de rencontre, tracts dénonçant les conditions de travail mais aussi le comportement particulièrement zélé de certains directeurs. Finalement, aucun des dossiers montés de toutes pièces n’aboutira à la moindre sanction, mais la pression est forte sur les militant·es et aussi sur les collègues qui peuvent se voir convoquer pour avoir simplement signalé des dysfonctionnements dans le cahier d’hygiène et de sécurité. La direction d’Indre-et-Loire ira même jusqu’à porter plainte contre le syndicat SUD et son secrétaire départemental, pour un tract qu’elle considère diffamatoire et antisémite. Elle sera déboutée jusqu’en Cour de cassation.

Le schéma se répète encore quand un nouveau changement majeur pointe à l’horizon. Après la séparation des PTT, après l’industrialisation du courrier, après le passage en Société Anonyme, la fin de l’actionnariat majoritaire de l’État dans le capital de La Poste nécessite une fois de plus « d’aplanir le terrain » pour les fossoyeurs du service public postal. Le 20 mars 2018, Muriel Pénicaud répond aux desiderata des patrons de La Poste, en faisant ce à quoi Xavier Bertrand s’était refusé : elle autorise le licenciement de Gaël Quirante, contre l’avis non seulement de l’inspection du travail, mais aussi de ses propres services, dont la contre-enquête concluait qu’il s’agissait d’un cas de discrimination syndicale. C’est le point de départ d’une grève qui inclura rapidement des revendications liées aux réorganisations, et qui durera près de quinze mois. Celle-ci sera émaillée d’actions de solidarité vis-à-vis de Gaël, de SUD Poste 92 et des grévistes, et aussi d’épisodes de répression jamais vus comme l’intervention violente de flics en tenue anti-émeute, lors de plusieurs occupations pacifiques de locaux de directions. La durée du conflit est d’ailleurs liée, en premier lieu, à l’intransigeance des dirigeants départementaux et nationaux, qui entendent ne pas lâcher un pouce de terrain. Finalement, des concessions seront faites. Mais, fidèle à la politique du coup de pied de l’âne dont La Poste a l’habitude, elle tente de prendre sa revanche sur le terrain judiciaire. Ainsi un double procès en correctionnelle est intenté contre Gaël Quirante. Vingt-sept plaintes sont parallèlement déposées (et instruites !) contre trois militants de SUD Poste 92 (Xavier Chiarelli, Brahim Ibrahimi et Gaël Quirante) pour… violations de domiciles (en fait des visites syndicales de bureaux, dont certaines sans même une prise de parole). Dans la même séquence, le Conseil d’État confirme l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Versailles concernant Yann Le Merrer. Cette (en effet) très versaillaise juridiction avait cassé le jugement en première instance, qui obligeait La Poste à réintégrer Yann (même si, abjecte de bout en bout, cette dernière avait refusé de le réaffecter sur un poste de travail, « dans l’intérêt du service »). La décision du Conseil d’État implique la révocation définitive, sauf à obtenir gain de cause devant la Cour européenne des Droits de l’Homme, avec des délais qui se comptent, de toute manière, en années.

Stoppons-les, non à la répréssion !!

Si La Poste se refuse à toute négociation sur le droit syndical, elle crée, de fait, un droit au rabais, sur fond de répression anti-syndicale et d’une jurisprudence qui se fait de plus en plus défavorable, en particulier ces derniers temps. À La Poste, comme dans l’ensemble du monde du travail, le vent mauvais de la répression anti-syndicale souffle de plus en plus fort. Il n’y a évidemment pas de recette miracle pour contrer ce qui n’est qu’un des aspects des reculs subis par le mouvement ouvrier. Quand on veut, comme le patronat, mettre tout le monde au pas, on tape sur «le clou qui dépasse » (pour reprendre le titre du très beau livre d’André L’Hénoret, prêtre ouvrier ayant travaillé plusieurs années dans une entreprise sous-traitante au Japon 3).

Mais il nous semble que nous pouvons au moins agir sur deux fronts (par ailleurs déjà travaillés). Le « front extérieur », en mettant en commun les situations de répression que nous subissons dans nos secteurs, nos entreprises, nos services, mais aussi dans la rue avec les violences policières, et en construisant des cadres les plus larges possibles. Le « front intérieur », en liant de manière plus étroite, problématiques de répression et politiques patronales, en particulier les questions de souffrance au travail et d’organisation du travail. La médiatisation, ces dernières années, des cas les plus dramatiques (les suicides de postier·es), a permis de faire connaître, à une large échelle, la situation sanitaire et sociale désastreuse au sein de l’entreprise, conséquence du feu roulant de restructurations auquel est soumis le corps social postal. Récemment, plusieurs reportages et articles de presse ont révélé certaines pratiques, parmi les plus douteuses, des différents niveaux hiérarchiques. En septembre 2019, l’émission Envoyé spécial mettait en lumière la mise en place d’un dispositif, par le siège de La Poste, pour étouffer les affaires de suicides. En février 2020, la une de L’Humanité dénonçait l’utilisation de faux témoignages contre des grévistes à Versailles. Dans une boîte pour laquelle l’image de marque est très importante, y compris pour faire avaler la pilule d’un processus de privatisation qu’elle compte bien mener à son terme, ces aspects sont un point d’appui non négligeable.

Notes :

1 La fabrique d’une génération, Georges Valero, postier, militant et écrivain, Christian Chevandier, Éditions Les Belles Lettres, 2009 ; Ni Dieu ni Maire. De Charléry aux moutons noirs, Jorge Valero, Éditions La digitale, 1989.

2 L’acharnement, Fédération SUD PTT, Syllepse, 1993.

3 Le clou qui dépasse, André L’Hénoret, La Découverte, 1997.


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Gaëlle Differ

Gaëlle Differ, ex-postière, a été membre du bureau fédéral de SUD PTT, de 2006 à 2017. Elle est militante de l'union locale Solidaires Saint-Denis et membre de la commission Femmes de l’Union syndicale Solidaires.