L’écologie, moteur de la transformation sociale

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Le changement d’échelle dans la prise de conscience écologique, notamment corrélé aux annonces de plus en plus alarmantes sur l’évolution climatique de notre planète, est indéniable. Comment cette prise de conscience peut-elle se transformer en capacité d’action et en transformation radicale des modes de productions et de consommation ? Pourquoi notre syndicalisme doit-il s’en emparer, au plus profond de lui ?

De la transformation sociale

« La double besogne du syndicalisme», affirmée par la Confédération générale du travail (CGT) lors du congrès à Amiens en 1906, est toujours une boussole, en particulier à Solidaires. Il s’agit de faire reposer le syndicalisme sur deux pieds : d’une part, le travail de défense du quotidien des travailleuses et des travailleurs contre les injustices et les illégalités patronales et/ou hiérarchiques ; d’autre part, travailler à changer en profondeur la société et son organisation, pour sortir de l’aliénation et de l’exploitation : c’est la transformation sociale. Il y a derrière toute volonté de transformation sociale celle d’un projet de société, c’est-à-dire d’une réflexion d’ensemble sur des fonctionnements et les rapports sociaux liés à la vie en commun, aux systèmes de production et de consommation. Solidaires a un projet de ce type qui s’est construit en héritage du mouvement ouvrier des 19ème et 20ème siècles, tout en s’adaptant aux évolutions et aux périodes. Nous ne limitons pas nos actions ou nos analyses aux murs des entreprises ou des administrations : travailleuses et travailleurs, ce qui se passe dans l’ensemble de la société a des conséquences importantes sur nos vies. Notre projet continue de s’élaborer et de s’affiner, de congrès en congrès, avec toujours cette recherche de le construire par consensus. La transformation sociale vue par Solidaires, pose globalement la question de l’abolition du capitalisme et du salariat, de la disparition des inégalités et des dominations, de la défense des libertés individuelles et collectives, du rapport au vivant et à la planète ; tout cela à une échelle internationale. Évidemment, il existe d’autres projets que le nôtre, dont certains que nous combattons ardemment, que ce soit le capitalisme néo-libéral ou celui de l’extrême-droite, qui vont dans le sens inverse de notre société « idéale ».

Un second aspect important, que nous aborderons peu ici car ce n’est pas le sujet de cet article, est la question des moyens de parvenir à cette transformation sociale : la stratégie pour gagner. C’est une question centrale, qui renvoie à des considérations multiples : est-il possible de faire des petits pas ou faut-il des changements massifs ? Réformisme ou révolution ? Les deux ne sont-ils pas, en réalité, liés ? Le syndicalisme, qui rassemble sur une base de classe sociale, doit-il être indépendant des partis politiques et des associations qui regroupent tout le monde, y compris potentiellement des capitalistes ? Les élections peuvent-elles être (sont-elles) suffisantes pour imposer des changements en profondeur ou, au contraire, faut-il tout miser sur le rapport de force, via l’action directe ? La grève générale (expropriatrice ? insurrectionnelle ?) Est-elle un outil réellement efficace et envisageable pour gagner en 2020 ? Quelles pratiques unitaires dans le mouvement syndical ? Ne faudrait-il pas un seul syndicat plus fort ? Quelles alliances et quel travail en dehors du syndicalisme avec les associations ou les organisations politiques ? Etc. Nous pourrions multiplier les questions de ce type. Elles sont importantes et ne doivent pas être balayées d’un revers de main sur l’autel de l’action quotidienne concrète : si nous n’avons pas un tronc commun stratégique ? et son branchage de ramifications tactiques pensées et testées collectivement, nous diminuons nos possibilités de gagner et risquons de regarder d’autres imposer leur projet.

Le dernier élément concernant la transformation sociale est central, même s’il peut sembler évident. Pas de transformation sans mobilisation massive ! Pour ce faire, il faut des structures comme les syndicats, qui permettent de se regrouper massivement et sur une base claire quant aux objectifs de la transformation souhaitée. C’est dans ce sens qu’on parlera d’un syndicalisme de masse (qui vise à regrouper le plus de travailleuses et travailleurs possible) et de classe (un regroupement qui pose les questions de la place que nous avons dans le système de production, des classes sociales, qui mène à l’obligation pour notre classe de travailler pour celle des capitalistes qui nous exploitent et tirent bénéfice de notre travail). Un travail acharné, quotidien, de notre militantisme, est de pointer l’urgence, la possibilité et les besoins de transformation de la société. L’obligation et le désir d’un changement sont les deux moteurs de l’action individuelle et collective. Ils s’entretiennent dans un rapport dialectique : pour construire le changement, il faut à la fois y croire et en avoir besoin. Et l’on en revient à la « double besogne » que nous ne devons jamais perdre de vue :  pour ne pas tomber dans un syndicalisme de service et de « dialogue social » qui aurait perdu toute perspective de transformation sociale d’un côté, pour ne pas développer un syndicalisme idéologique incapable d’être en prise avec le quotidien des collègues et des salarié·es de l’autre.

Pendant (trop) longtemps, la majorité du mouvement ouvrier n’a vu comme principal horizon de la transformation sociale que celui du dépassement du capitalisme et la recherche de l’égalité économique.  Il a fallu de nombreuses décennies de luttes, souvent capable de se développer de façon autonome par rapport à la majorité du mouvement syndical, pour bousculer les pratiques et les idées et élargir le spectre de la recherche d’égalité :  par la remise en cause des racismes, du patriarcat et des discriminations liées au genre et aux pratiques sexuelles. Nous sommes loin d’avoir fini. Le chemin reste long et nos structures sont traversées des mêmes stéréotypes et systèmes de dominations que le reste de la société. Seulement, nous essayons activement de lutter contre et de participer à la prise de conscience et à l’action. Bien sûr, existe toujours un discours simpliste sur « la division » qu’apportent ces luttes et l’unique priorité de la lutte anticapitaliste au sens strict. Comment penser que l’abolition du système capitaliste suffirait en elle-même pour l’émancipation de toutes celles et ceux qui subissent des oppressions spécifiques quotidiennement ? Au contraire, il nous faut articuler l’ensemble : c’est notre intérêt commun, notre force si nous réussissons à additionner l’ensemble de nos luttes dans un mouvement vaste d’émancipation. C’est ce que nous cherchons à Solidaires.

L’écologie : l’intégrer ou se désintégrer

L’intensité des changements climatiques n’est presque plus remise en question aujourd’hui, à part pour une partie de l’extrême-droite à la Trump ou Bolsonaro. Mais sur ses causes, ses conséquences et la façon de lutter contre ou de les ralentir, le fossé reste profond. Le capitalisme a développé un système de production basé sur la recherche infinie de plus-value, qui n’a que peu à faire de la pérennité et de la destruction des écosystèmes. Le court-termisme du profit s’est mêlé à une idée du contrôle total des humains sur la nature, qui s’est développée et ancrée aux 19ème et 20ème siècles, et que nous avons pu observer, y compris dans les systèmes « communistes » autoritaires (URSS, Chine…). Aujourd’hui encore, au-delà des personnes naïves ou des myopes qui croient dans l’oxymore du « capitalisme vert », il existe un pan important des capitalistes qui a intégré, cyniquement, dans leur business plan, les conséquences de changements climatiques importants : il y a toujours moyen de faire des profits, de s’habituer à la détérioration et de mettre en place des régimes politiques fascisant, pour garder le contrôle de la population. La dystopie totalitaire frappe à la porte, attention à ne pas la laisser entrer.

Nous en sommes arrivé·es à un point où il y a un péril vital, pour des centaines de millions de personnes. Nous enchaînons les alarmes climatiques qui ont déjà des impacts, notamment par les « catastrophes naturelles » qui se multiplient. La prise de conscience de la crise écologique actuelle va croissante et a connu une accélération depuis les mouvements climatiques internationaux de 2018 [1] : multiplication des groupes et structures, diversification des stratégies d’action avec une croissance de l’action directe, mobilisation de la jeunesse… Tout cela, avec une attention accrue pour les responsabilités intrinsèques du système capitaliste dans la situation et l’impossibilité de juste le corriger. En France, la concomitance de cette mobilisation avec celle des Gilets jaunes a facilité le rapprochement sous le slogan « fin du monde, fin du mois, même combat » ! Evidemment, nous ne sommes pas naïves et naïfs et savons bien les difficultés qui existent dans l’articulation des différents fronts de luttes. Mais il y a des acquis que nous avons la responsabilité de développer : la cohérence du système et des dominations doit être combattue par une même cohérence, qui mêle luttes sociales et anticapitalistes, féministes, antiracistes, lgbt+, antifascistes et écologistes, sans jamais perdre de vue leur dimension internationaliste.

Alors, comment prendre en compte la dimension écologiste ? C’est évidemment déjà le cas depuis plus de dix ans et Solidaires est certainement, à l’heure actuelle, le syndicat le plus avancé sur la question et le plus en lien avec le mouvement social de l’écologie. Mais nous le voyons bien, il y a encore un fossé entre nos positions dans nos textes et nos pratiques réelles. Combien de syndicats ont un travail sur l’écologie dans leur secteur ? Sur leur territoire ? Avec une réflexion liée à l’articulation au reste de notre champ revendicatif ? Evidemment, tout cela passe concrètement par des temps de discussions spécifiques et par la construction de formations, pour donner les bases solides aux adhérent·es.  Il n’y aurait rien de pire que de construire un « oui mais » qui ne serait qu’un verdissement du discours, un greenwashing sauce syndicale. Ça ne ferait que décevoir et mentir. Nous ne serions pas à la hauteur de notre outil et de la période. Intégrer la question écologique dans l’ensemble de nos réflexions et pratiques, c’est réfléchir à l’interaction avec nos milieux naturels, c’est réfléchir aux conséquences à long terme de la production et de la consommation, c’est donc la prendre en compte de façon transversale, dans nos pratiques et nos revendications. Cela passe par des discussions et des réappropriations dans nos sections et syndicats, quelle que soit l’activité des entreprises ou des services publics. Bien sûr, la question de l’emploi est centrale, et souvent exploitée par les capitalistes pour pratiquer un chantage, visant à éviter toute remise en cause des modes de production ou de l’utilité sociale de ce qui est produit. Pour nous libérer des chaînes du court-termisme, il faut imposer une réorientation de l’utilisation des outils productifs, qui puisse se faire sous l’impulsion des travailleuses et des travailleurs. Il ne s’agit pas seulement de travailler à se débarrasser de l’oppression du système ou des inégalités et discriminations, mais aussi de définir l’utilité sociale et l’impact environnemental ; en somme, de créer un système cohérent, une écologie revendicative. C’est par la garantie de la prise en charge des revenus par la collectivité que nous gagnerons une reconversion sociale et écologiste massive. C’est un combat syndical majeur, qui va notamment avec le partage et la diminution du temps de travail, qui fait le pont entre le social (accès au travail pour toutes et tous) et l’écologique (diminution de l’impact carbone de nos activités).

En réalité, nous n’avons pas le choix. Si nous ne faisons rien rapidement sur ces questions, nous pourrions peut-être renverser le capitalisme, développer d’autres rapports de production et faire évoluer la société en conséquence. Mais dans quel état sera la planète ? Quelle sera alors la situation d’urgence vitale pour des centaines de millions (des milliards ?) d’êtres humains ? Nous ne gagnerons rien, sans intégration forte de la dimension écologiste dans notre syndicalisme. De fait, la crise climatique porte en elle l’urgence de l’action. Cette urgence et l’énergie incroyable qui se développent pour empêcher la crise doivent être prises comme la chance de créer un mouvement de remise en cause globale.  Nous sommes à l’orée d’une nouvelle période, où nous pouvons développer un mouvement social massif, alliant les perspectives d’une remise en cause des modes de production et de consommation, tout en intégrant la remise en cause de la propriété des moyens de production et les systèmes de discrimination et de domination. C’est un tout, une cohérence, que nous devons mettre en avant. C’est en cela que l’écologie, par la place qu’elle occupe dans la période à travers l’urgence vitale qu’elle porte, peut être considérée comme moteur de la transformation sociale des années à venir. Enfin, soyons clairs : les enjeux de la période sont tels qu’ils nous imposent de construire l’unité et des alliances capables de prendre en compte les différentes oppressions et dominations pour augmenter le rapport de force en notre faveur. Car rien ne se fera facilement : nos libertés seront les premières cibles des régimes politiques pour maintenir ce système d’exploitation, destructeur des vies et des écosystèmes. La violence sociale et la violence physique contre le monde du travail accompagnent le capitalisme dans ses crises depuis plus de 150 ans. Nous n’avons eu qu’une piqure de rappel ces dernières années. Si nous ne sommes pas capables d’aller beaucoup plus loin sur la question écologique, comme pour le féminisme ou l’antiracisme, notre outil syndical perdra de son utilité et dépérira. Il faut que notre syndicalisme, celui du 21ème siècle, soit en phase avec la vague de fond qui monte dans la population, en France et dans le monde entier. Un syndicalisme en dynamique, avec un projet de transformation sociale désirable, qui peut être porté par le plus grand nombre des travailleuses et travailleurs.


[1] Sur cette question, voir l’article de Didier Aubé dans ce même numéro des Utopiques.

Simon Duteil

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Simon Duteil

Enseignant à Saint-Denis (93), a été secrétaire fédéral de SUD étudiant avant de devenir militant de SUD éducation et co-secrétaire de l’Union locale SUD-Solidaires Saint-Denis. Il est aujourd’hui membre du secrétariat national de l'Union syndicale Solidaires.