Une première mondialisation

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S’étendant sur quelque trois siècles et demi (du XVe au milieu du XVIIIe siècle) et trois continents (les Amériques, l’Afrique et l’Asie), l’expansion de l’Europe occidentale qui a donné naissance au premier âge du capitalisme présente, par delà l’infinie diversité des circonstances et des péripéties à travers lesquelles elle s’est produite, un certain nombre de traits généraux. En premier lieu, il se confirme qu’elle a tantôt conjugué tantôt alterné une expansion commerciale et une expansion coloniale. Dans certains cas, c’est l’expansion coloniale qui a ouvert la voie à l’expansion commerciale : les colonies hispano-américaines mais aussi le Brésil portugais sont emblématiques à cet égard ; dans d’autres, les plus fréquents, c’est la dynamique même de l’expansion commerciale qui a fini par déboucher sur le contrôle, la prise de possession et finalement la colonisation de territoires dans le prolongement de comptoirs commerciaux qui leur avaient primitivement servi de débouchés : les Portugais ont été entraînés par une pareille dynamique en Afrique orientale (dans les espaces angolais et mozambicain) aussi bien qu’en Asie (à Ceylan notamment), en ouvrant la voie aux Néerlandais de la Vereenigde Oost-Indische Compagnie et aux Britanniques de l’East India Company tout comme à la Compagnie française des Indes orientales. Cependant, et c’en sera une des caractéristiques, cette dynamique n’obtiendra que des résultats limités : en Afrique et plus encore en Asie, la colonisation européenne fera figure d’entreprise d’amateurs au regard de celle qui saisira simultanément le continent américain.

C’est que – et c’est un deuxième aspect important de l’expansion européenne protocapitaliste – les formes variables et les résultats inégaux de cette dernière ont dépendu pour l’essentiel des formations sociales auxquelles elle s’est trouvée confrontée : des ressources et des opportunités qu’elles offraient au commerce plus ou moins pacifique ou à la rapacité conquérante des Européens de même que de la puissance (technique, militaire, politique) qu’elles étaient en mesure ou non de leur opposer. Là où les Européens n’ont rencontré que des formations préhistoriques ou protohistoriques1, ils n’ont eu aucune peine à s’imposer, dès lors que le milieu naturel leur permettait de pénétrer à l’intérieur des terres et que celles-ci (sol et sous-sol) recelaient des ressources valorisables ou des opportunités de valorisation. Au contraire, là où ils ont eu affaire à des formations historiques, à structure étatique plus ou moins développées, il leur a fallu déployer des moyens bien plus considérables pour s’imposer ou même renoncer à toute entreprise de sujétion des indigènes, en étant obligés de composer avec leur bonne ou mauvaise volonté. Cela a été notamment le cas en Asie : si les Européens n’ont pas eu trop de peine (grâce à leur supériorité navale incontestable) à contrôler par des moyens de force et de ruse les réseaux marchands de l’Asie maritime, en s’assurant leurs principaux points d’appui sur les côtes et leurs arrière-pays immédiats, ils ont été tenus en respect par les puissants États impériaux se partageant l’Asie continentale, d’autant plus que, à la différence des autres pouvoirs auxquels l’expansion européenne s’est heurtée, ces derniers maîtrisaient déjà les armes à feu et les techniques de fortification capables d’y faire face. Le seul contre-exemple sera fourni par les empires précolombiens aux Amériques qui se sont effondrés comme châteaux de carte sous la poussée des conquistadores : les raisons en ont été tant certaines de leurs faiblesses structurelles (notamment sur le plan de leur développement technique et par conséquent aussi militaire) qu’aux circonstances particulières dans lesquelles la confrontation a eu lieu (un Empire aztèque encore trop jeune pour avoir pu consolider son emprise sur les autres peuples mésoaméricains qu’il avait soumis formellement, une querelle dynastique dans le cas de l’Empire inca).

La mise en place du rapport centre – périphérie

Quelle qu’en ait été la forme dominante, l’expansion européenne a, en troisième lieu, néanmoins altéré les formations sociales qu’elle a atteintes, bien qu’à des degrés divers. Cela est évident dans les cas où a prédominé sa dimension coloniale, qui a conduit à abattre les pouvoirs préexistants et à exproprier les populations indigènes, en réduisant le plus souvent ces derniers à l’esclavage ou à différentes formes de servage ou leur faisant encore goûter aux joies amères de la « liberté » du travailsalarié, sans compter l’imposition de la religion chrétienne. Mais le même processus a opéré, bien que plus lentement, par le biais de l’expansion commerciale : le commerce avec les Européens, souvent forcé dans ses conditions et inégal dans ses termes, a tout aussi bien spolié les populations indigènes ; il a perturbé les circuits commerciaux internes aux formations préexistantes et altéré les productions et les structures productives, agricoles, artisanales voire proto-industrielles, auxquels ces circuits servaient antérieurement de débouchés ; en les polarisant vers les côtes où se trouvaient établis les comptoirs européens, il a bouleversé les équilibres régionaux constitutifs des territoires situés dans l’arrière-pays, comme en Afrique occidentale et dans le Deccan indien2 par exemple ; enfin il a fréquemment conduit à instrumentaliser les pouvoirs locaux en transformant leurs titulaires en fantoches, autant d’étapes sur la voie d’une colonisation potentielle que le développement ultérieur du devenir-monde du capitalisme se chargera d’actualiser. Et il est à peine besoin de souligner que, dans l’une et l’autre version, ces transformations n’ont pu s’effectuer que moyennant le recours constant ou périodique à des moyens de force.

L’axe majeur des transformations ainsi subies par les formations atteintes par l’expansion européenne ne fait pas non plus de doute : dès cette époque du devenir-monde du capitalisme, on aura assisté à la périphérisation des formations extra européennes par les formations ouest-européennes. Entendons par là non seulement la mise sous tutelle (politique et idéologique) des premières par les secondes mais, plus profondément, plus radicalement, leur restructuration interne sur le plan économique, la réorganisation de leurs rapports de production de manière à faire correspondre les formations non européennes aux exigences (nécessités et besoins) du développement protocapitaliste, du parachèvement des rapports capitalistes de production, en Europe occidentale. Là encore, la périphérisation a été manifeste dans le cas de la constitution des colonies européennes, aux Amériques et (à une échelle bien plus réduite) en Afrique et en Asie : elle a impliqué la spécialisation des formations colonisées dans la production de matières premières (agricoles et industrielles) aptes à favoriser la formation et l’accumulation du capital industriel dans les métropoles occidentale, tant par leur coût réduit (ne permettant pas même la reproduction de la force de travail dans le cas des plantations esclavagistes du Nouveau Monde) que par leur nouveauté ; et elle s’est soldé par la dépendance des territoires coloniaux envers la métropole lui fournissant certaines des conditions de leur reproduction économique (moyens de travail et forces de travail serviles par exemple) comme par des restrictions et interdictions apposées aux colonies à tout développement artisanal et industriel autonome, de manière à en faire des marchés pour les industries ou les réexportations métropolitaines, qui plus est protégés par le régime de l’exclusif – le tout instituant des rapports d’exploitation entre colonies et métropole, les premières fournissant ainsi à la dernière un surplus sous forme de profits commerciaux ou industriels permettant l’accumulation du capital métropolitain. Mais la périphérisation des formations non européennes a aussi opéré, bien qu’à un moindre degré et de manière indirecte, par le biais de l’expansion commerciale : cette dernière a eu tendance à polariser et restructurer les économies et les sociétés non européennes en fonction des exigences et intérêts du commerce européen, en offrant du même coup au capital marchand européen une extension considérable du champ de son commerce lointain qui est resté le principal moteur de son accumulation au cours de la période protocapitaliste.

Les rétroactions sur le centre européen

Ce qui s’est produit à la faveur de cette périphérisation plus ou moins poussée des continents américain, africain et européen dans et par leurs contacts et échanges avec l’Europe occidentale, c’est, en quatrième lieu, l’interconnexion entre ces trois continents par l’intermédiaire de cette dernière. Autrement dit, on a assisté à la formation d’un premier monde de dimension planétaire centré sur l’Europe occidentale dans l’exacte mesure où c’est par elle et pour elle (à son bénéfice) que les autres continents vont se trouver interconnectés et progressivement extravertis. On devine que la conquête par l’Europe occidentale d’une pareille position centrale, donc dominante, au niveau planétaire, qui est sans doute le processus clé de toute l’époque protocapitaliste du devenir-monde du capitalisme, n’a pas été sans des bouleversements au sein de cette dernière dont l’ampleur n’a rien eu à envier à celles qu’elle a simultanément fait subir aux différentes périphéries. Ce sont ces bouleversements, en tant qu’effets et causes, résultats et conditions à la fois de son expansion commerciale et coloniale, dont traitera en détail le deuxième tome de cet ouvrage.

Les colonies au XIII siècle

En fait, chemin faisant, l’écho atténué et souvent à peine compréhensible de certaines des transformations dont le centre, en voie de constitution, du monde protocapitaliste a été le siège au cours de cette époque nous est parvenu jusque dans les périphéries de ce monde à travers lesquelles nous avons voyagé. Nous avons ainsi pu percevoir que c’est en ordre dispersé que les différentes puissances européennes, d’ailleurs en petit nombre (Portugal, Espagne, Provinces-Unies3, Angleterre puis Grande-Bretagne, France), se sont lancés dans l’aventure outre-mer, entre la première moitié du XVe siècle et le début du XVIIe siècle. De même avons-nous pu noter, au passage, que l’ampleur et plus encore les formes de l’implication de ces différentes formations dans l’expansion européenne ont été fort variable d’une formation à une autre, voire d’une phase à une autre pour une même formation. Le Portugal, par exemple, inaugure le mouvement par une vaste expansion commerciale en direction de l’Afrique et surtout de l’Asie, qui occupe près d’un siècle et demi, avant que « le virage atlantique », négocié à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, n’aboutisse à son repli sur la colonie brésilienne et ses dépendances angolaises, là où au contraire sa voisine et rivale espagnole se lance d’emblée dans l’aventure coloniale aux Amériques qui se prolongera par son immersion limitée dans le commerce est-asiatique à partir de son appendice philippine par l’intermédiaire du galion de Manille. Il restera à expliquer les raisons de ces différences de temporalité, d’ampleur et de formes de l’implication des différentes formations européennes dans l’expansion outre-mer, qui ont à voir autant avec leur histoire singulière respective qu’avec leurs rapports réciproques – ce sera là l’un des enjeux du troisième tome de l’ouvrage.

Celui-ci devra aussi nous apporter des lumières sur un autre aspect des processus en cours dans le centre européen, dont les répercussions plus encore que l’écho nous ont été perceptibles dans les périphéries. Nous avons pu constater en effet que l’expansion européenne a été l’occasion de rivalités constantes entre les puissances européennes, s’échelonnant de la classique concurrence commerciale jusqu’au non moins classique affrontement militaire, les deux se trouvant souvent intimement mêlés. Autrement dit, l’expansion européenne a donné lieu à des conflits et même des déchaînements de violence non seulement entre Européens et non-Européens mais encore entre Européens eux-mêmes, l’enjeu en étant en définitive la conquête ou la préservation de positions au sein du marché colonial et, secondairement, le contrôle voire la possession des territoires fournissant les ressources alimentant ce dernier – ce qui en dit le caractère stratégique dans le contexte de l’expansion européenne. Mais, pour le peu que nous avons pu en saisir, il est apparu que l’enjeu de ces rivalités intra européennes ne s’est pas limité à la domination de la périphérie car s’y est jouée à chaque fois l’hégémonie en Europe même, au centre du système mondial. C’est de cela aussi qu’il s’agira de traiter dans le dernier tome de l’ouvrage.

Alain Bihr

1 La protohistoire n’est pas une simple époque de transition entre la préhistoire et l’histoire, mais une phase originale de l’évolution humaine qui voit en particulier la découverte et le développement de la métallurgie : cuivre, bronze et fer.

2 Le Deccan est situé au sud de la plaine indo-gangétique et s’étend sur la majeure partie de l’Inde centrale et méridionale.

3 Les ProvincesUnies étaient, de 1581 à 1795, une république située dans la partie nord du territoire actuel des Pays-Bas.

Alain Bihr

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Alain Bihr

professeur émérite de sociologie, a été l'un des membres fondateurs et des rédacteurs de la revue A Contre-Courant. Auteur de nombreux ouvrages sur le socialisme, le mouvement ouvrier, la dynamique des inégalités et l'extrême droite, il a notamment publié : La Farce tranquille : normalisation à la française, Spartacus, 1986 ; Du Grand soir à l'alternative. Le mouvement ouvrier européen en crise, Éditions ouvrières, 1991 ; Déchiffrer les inégalités, Syros, 1995 (avec Roland Pfefferkorn) ; La préhistoire du capital, Editions Pages deux, 2006 ; La logique méconnue du Capital, Editions Pages deux, 2010 ; Les rapports sociaux de classe, Editions Pages deux, 2012 ; La novlangue néolibérale, Editions Pages deux et Syllepse, 2017. Et aussi, dans le numéro 2 des Cahiers Les utopiques : « De l’internationalisation à la transnationalisation ».