Arbeiter und Soldat

Partagez cet article

Le 6 octobre, François Préneau a publié le texte que nous reproduisons ici. Pourquoi le 6 octobre ? En hommage à Robert Cruau. Il y a 68 ans, le 6 octobre 1943, Robert Cruau était assassiné par les nazis à Brest. Il avait 22 ans. Militant de la 4ème Internationale à Nantes, où il travaillait à la Poste, Robert Cruau avait rejoint Brest au printemps 1943 pour à la fois échapper au Service du travail obligatoire (STO) et prendre la responsabilité du travail en direction des soldats allemands décidé par son parti *. En hommage au jeune révolutionnaire nantais, voici le dernier texte militant qu’il a rédigé, pour le journal Front Ouvrier de Brest, sous le pseudonyme de Pleton, quelques jours avant d’être arrêté et assassiné.
* Ce travail est remarquablement relaté dans le livre de Nathaniel Flakin, « Arbeiter und soldat ». Un juif berlinois organise la résistance dans la Wehrmacht, à paraitre à la fin du mois aux éditions Syllepse.


Retraité de France Télecom où il militait au sein de SUD PTT, François Préneau coanime aujourd’hui l’Union départementale interprofessionnelle des retraités Solidaires de Loire-Atlantique.


Arbeiter und Soldat n°1, juillet 1943. [Syllepse]

Seul le Front ouvrier assurera le pain, la paix, la liberté

La guerre des capitalistes se poursuit et les massacres continuent. Plus de 800 morts à Nantes, des centaines d’autres à Paris, Montluçon, etc. Les ouvriers paient leur tribut à la défense des coffres-forts.

Cette guerre n’est pas la nôtre : nous voulons la paix ! une vraie paix dans la liberté avec le droit de défendre nos revendications, de réclamer de l’augmentation de salaire et pour l’obtenir, de nous organiser dans de puissants syndicats bien à nous.

Nous voulons pouvoir dire et penser ce que nous voulons, voyager à notre guise et d’abord voir revenir nos frères, maris ou fiancés prisonniers ou déportés en Allemagne.

Nous voulons libérer nos 200 000 camarades qui expient dans les geôles hitlériennes ou vichyssoises le crime d’avoir lutté sur le chantier, à l’usine ou dans la rue pour leurs frères ouvriers contre le nazisme.

Nous voulons manger à notre faim, que cesse le rationnement de famine, trouver du pain à la boulangerie, de la viande chez le boucher et des cigarettes chez le tabac.

Nous ne voulons plus que nos femmes soient continuellement à se creuser le ciboulot pour savoir quel genre de briques on bouffera.

Pour obtenir tout cela, beaucoup de travailleurs, au lieu de compter surtout sur eux-mêmes, espèrent que le débarquement leur apportera pain, bidoche, cigarettes, en même temps qu’on foutra les « sales boches » à la porte, donc, n’est-ce pas, qu’on pourra dire ce qu’on pense ! Bien entendu, plus de bombardements, tous les exilés rapatriés, voilà : la guerre est finie pour nous, on est tranquille.

Mais les copains du Front ouvrier, moi le premier, on ne demande pas mieux que de voir se réaliser tout cela avec l’aide des tanks et des mitrailleuses américaines et anglaises. Seulement voilà : on est un peu sceptiques sur la générosité de ces messieurs de la banque, qu’ils tiennent leurs assises à Londres, à Rome, à Berlin ou à Washington, on les a jamais vu donner rien pour rien, et surtout jamais donner un coup de main aux prolos qui voulaient se libérer eux-mêmes.

Remarque bien qu’on demande pas mieux que de marcher la main dans la main avec les ouvriers anglais ou américains qui ont un uniforme kaki sur les reins, mais pourquoi pas aussi avec les prolos allemands qui en ont marre de se faire casser la g… pour Hitler et ses patrons Krupp, Siemens et les autres. Et puis, tu vois, on a peur que les copains anglais ou américains dans l’ivresse de leur victoire soient un peu dans le même état d’esprit que les trouffions en vert-de-gris quand ils étaient victorieux en 40 et 41, tu comprends qu’ils se laissent mener eux aussi par le bout du nez par leurs officiers, leurs SS à eux ; la 8ème armée de métier, les Durs des Durs ; et qu’ils aient simplement pour rôle de redonner aux Worms et aux de Wendel les clefs de leurs coffres-forts, en réservant, bien entendu, une bonne commission à leurs copains d’outre-Manche et Atlantique. Tu vois, on a peur que tout ça se passe sur le dos des prolos…Alors, on trouve qu’il vaudrait mieux se tenir sur ses gardes et préparer le Front des chantiers et des usines à se mettre en branle lui aussi.


Un juif berlinois organise la résistance dans la Wehrmacht. « Arbeiter und Soldat », Nathaniel Flakin, Editions Syllepse, 2021.
Né à Berlin en 1913, le Juif allemand Martin Monath se réfugie à Bruxelles en 1939 où il rejoint le mouvement trotskiste clandestin. Replié à Paris, il publie le journal Arbeiter und Soldat (Travailleur et soldat) dont le premier numéro paraît en juillet 1943. Martin Monath commence alors un travail d’organisation de cellules clandestines de soldats allemands pour encourager la lutte révolutionnaire contre les nazis.
À Brest, sur la base navale, ce sont plus de 50 soldats allemands qui participent à la diffusion du journal, dont la Gestapo retrouve des exemplaires parmi la troupe stationnée en Italie. Dénoncés, les soldats sont arrêtés et fusillés. Les trotskistes français qui participent à Arbeiter und Soldat sont également arrêtés, fusillés ou déportés vers les camps de la mort. Évadé après avoir été capturé par la police française, Martin Monath est rattrapé et pendu en août 1944 par des nazis en fuite devant l’avancée des armées américaines.
Un fol espoir animait ces jeunes hommes qui voulaient détruire l’armée nazie de l’intérieur pour projeter sur le monde la lueur de l’internationalisme prolétarien cher à Rosa Luxemburg et à Karl Liebknecht. [Syllepse]

C’est très beau de dire qu’on lutte contre le fascisme et de faire débarquer Mussolini, mais tu vois, je crains que les bombardements alliés sur l’Italie avant la « capitulation », ils étaient pas tellement destinés à couper les voies de communication comme ils disent, qu’à réprimer les insurrections ouvrières de Turin, de Milan ou de Gênes. Ce serait-y pas à Nantes, à Paris, etc., un avant-goût de ce qu’on nous prépare si on s’amusait à vouloir faire marcher les usines nous-mêmes en leur faisant produire des casseroles au lieu d’obus, si nos femmes se mettaient à dévaliser les restaurants de luxe et à répartir elles-mêmes, par des comités formés des plus décidées, notre ravito et celui des gosses ?

Tu vois, là-bas, ils disent qu’ils « libèrent » l’Italie, mais quand les gars forment des soviets, le lendemain ils sont impitoyablement bombardés. Pourtant, il n’y a pas de doute : ils marchaient plus avec Hitler et ils entraient dans le lard des fascistes !

Tu vois, mon copain, Krupp et Siemens, quand ils ont vu que ça se gâtait , ils ont libéré Mussolini, et à ce sale bonhomme ils font dire que seul le fascisme « républicain » (!) sauvera l’Italie du bolchevisme. Pendant ce temps-là, Eisenhower qui s’était fait la main d’abord en envoyant quelques « libérés » des camps de concentration algériens aux premières lignes du front tunisien et en Sicile, en remplaçant les fascistes (qu’il prenait sous sa protection) par les curés, Eisenhower donc traitait avec le frère siamois de Pétain en Italie (cette vieille baderne de Badoglio) et le sérénissime Victor Gâteux n°III.

La paix ? pas question là-bas, il faut que l’Italie tende maintenant toutes ses forces contre l’Allemagne et il faut surtout laisser le temps de massacrer en détail la révolution dans le Nord. Et c’est bien rare si on n’y arrive pas. Elle est prise entre les SS allemands et les armées de l’ordre anglo-américain.

Et puis, je n’ai pas oublié Juin 36. Tu te rappelles ? On nous disait de « laisser faire les camarades ministres ». Cette fois-ci faudrait encore laisser faire le camarade royaliste de Gaulle qui voulait, il y a sept ans, écraser les grévistes avec ses tanks, ou bien le camarade Giraud qui, il y a quelques années, ne se gênait pas pour clamer son admiration pour Musso (que ses patrons gardaient si bien qu’ils l’ont laissé filer comme un petit lapin).


Journal pour le soldat et le travailleur à l’Ouest. Publié à Brest au cours de l’été 1943. [Syllepse]
 

Si on veut nous donner à croûter, nous permettre de dire ce qu’on voudra et libérer nos copains, je demande pas mieux, mais crois-tu qu’il vaudrait pas mieux profiter du départ des Fritz pour nous en occuper nous-mêmes ? En commençant d’abord par bien comprendre que les Fritz sont des prolos qui, comme nous, en ont marre et qui demandent pas mieux de marcher avec nous contre Hitler.

C’est pas plus aux officiers fritz qu’anglais et américains qu’il faut faire confiance, c’est aux trouffions qu’il faut dégoiser les quelques mots qu’on connaît de leur langue, pour leur faire comprendre dès maintenant pour les premiers, lorsqu’ils seront débarqués, pour les seconds, qu’on est prêt à marcher avec eux contre un seul ennemi qui est partout le même : le grand capital et ses larbins. S’ils débarquent, il faudra immédiatement former nos comités ouvriers dans les chantiers et assurer immédiatement la liaison entre ces chantiers.

C’est dès maintenant qu’il faut préparer ce réseau de comités qui couvrira Brest et sa région. Copain que ce canard va toucher il faut se mettre au boulot : le temps presse.

Et que feront faire ces comités ?

1. D’abord tous au Bouguen : on libère nous-mêmes nos copains, c’est plus sûr !

2. On occupe l’arsenal et toutes les boîtes qu’on fera marcher à notre compte.

3. On occupe les PTT, chemins de fer et toutes les administrations, gares et banques.

4. On mobilise et on arme tout de suite les gars. Pour la direction des bataillons ouvriers, pas de culottes de peau : des copains les plus dévoués et les plus capables qu’on élira nous-mêmes.

5. On occupe les imprimeries et on fait sortir sous notre contrôle les canards ouvriers reconnus ou pas par de Gaulle et Giraud.

Quant à nos femmes, il faudra les aider à former leurs comités de ménagères pour la répartition de la bectance.

1. 500 g de pain par jour.

2. Toute la bidoche des abattoirs sera répartie dans la population.

3. On ferme les restaurants de luxe et on répartit leurs stocks.

Mais les gars, il faudra pas oublier et pas s’arrêter en chemin.

1. Il faudra arrêter immédiatement et tenir sous notre garde les préfets et les flics. On désignera ceux qui ont le plus souffert d’eux pour faire la police.

2. Faudra tous rentrer en masse aux syndicats et faire relever immédiatement tous les salaires, en même temps qu’on fera interdire la hausse des prix.

Voilà, mon vieux copain. C’est tout un programme ; c’est celui du Front ouvrier, qui prépare le pouvoir aux ouvriers !

Au boulot avec nous !!!


Pleton


Partagez cet article