Une grève générale algérienne anticoloniale : la Grève des 8 jours (28 janvier- 4 février 1957)

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C’est un moment crucial dans l’histoire de la guerre d’Indépendance algérienne : deux ans après le début de l’insurrection, le FLN met toutes ses forces dans l’organisation d’une mobilisation populaire massive et non-violente pour obtenir l’indépendance : la Grève des 8 jours ( 28 janvier – 4 février 1957 ). Alors que les sources algériennes disponibles sont peu nombreuses, les archives coloniales française, sur lesquelles s’appuie principalement cet article [1] montrent qu’elle fut suivie souvent très massivement dans toutes les villes d’Algérie ainsi que dans l’émigration en métropole. Elles montrent aussi que la situation d’hégémonie coloniale permit de la réprimer avec une brutalité inouïe, tout particulièrement à Alger, et aussi d’en invisibiliser presqu’entièrement le succès.
[1] Principalement les fonds des cabinets civils et militaires du ministre de l’Algérie, Robert Lacoste, et des préfectures d’Alger, de Constantine et d’Oran aux Archives nationales d’Outre-mer (ANOM).


Fabrice Riceputi est chercheur associé à l’Institut d’Histoire du Temps Présent, co-animateur des sites 1000autres.org, consacré à la disparition forcée durant la guerre d’Indépendance algérienne, et histoirecoloniale.net, sur le passé colonial et son héritage. Il est l’auteur de Ici on noya les Algériens. La bataille de Jean-Luc Einaudi pour la reconnaissance du massacre policier et raciste du 17 octobre 1961, éditions Le passager clandestin, 2021.


L’Ouvrier algérien, du 27 avril 1956 : « Pour un Premier mai d’action anti-impérialiste … ». [ANOM]

Un tournant dans la révolution algérienne

En novembre 1956, le Comité de coordination et d’exécution (CCE), organe exécutif du FLN, décide d’opérer un tournant stratégique majeur dans sa lutte pour l’indépendance de l’Algérie. A ce moment, les dirigeants du FLN peuvent encore croire à un « Diên Biên Phu politique [1] », à une victoire rapide. Depuis le début de l’insurrection en novembre 1954, ils ont en effet enregistré d’importants succès politiques, militaires et diplomatiques, obligeant la France à intensifier la guerre et à se justifier devant l’Organisations des nations unies (ONU). Le congrès de la Soummam, en août 1956, a encouragé la mobilisation, en appui de la lutte armée, de toutes les « couches sociales » algériennes. Conformément à cette orientation, notamment sous l’impulsion de Larbi Ben M’Hidi et d’Abane Ramdane, le CCE décide à l’automne 1956 d’une entrée en scène spectaculaire des masses urbaines dans la révolution anticoloniale en cours. La prise de la rue par des manifestations de masse, qui exposerait la population à une répression immédiate et sanglante, n’est pas possible. Le choix est fait d’une forme d’action collective, démocratique et non-violente, en principe toujours permise en Algérie comme en métropole : une grève générale d’une durée inhabituelle.

Dans une directive clandestine, le CCE affirme vouloir ainsi interpeller l’Assemblée générale de l’ONU, qui doit alors prochainement examiner la situation en Algérie ; il entend aussi, selon ses propres termes, augmenter son « potentiel révolutionnaire », en entraînant « dans la lutte active de nouvelles couches sociales en transformant en action concrète et évidente la haine anticolonialiste qui, chez certains éléments, est encore demeurée au stade sentimental ». Ce sera, ajoute-t-il, « la première et véritable répétition de la nécessaire expérience pour l’insurrection générale ». Au sein du CCE, un débat a lieu, non sur l’opportunité d’un tel mouvement, semble-t-il au vu des témoignages existants, mais sur la durée de grève supportable matériellement par une population très majoritairement pauvre. Le CCE opte pour huit jours. L’appel s’adresse à toutes les zones urbaines ainsi qu’à l’émigration algérienne en France, avec des actions de solidarité en Tunisie et au Maroc et dans le reste du monde arabe.

Le CCE ne doute guère de la réussite de cette mobilisation. Le bilan de l’année 1956 l’autorise en effet à un certain optimisme. Des organisations syndicales ont été créées : l’UGTA, aux dépens de la CGT, pour les salariés, l’UGEMA chez les lycéens et étudiants, l’UGCA [2] chez les commerçants. Elles sont d’efficaces courroies de transmission, encore théoriquement légales à cette date. En sus de fréquentes grèves catégorielles, les années 1955 et 1956 ont vu se produire nombre de grèves nationalistes, lors de journées à la fois commémoratives et revendicatives, mêlant souvent arrêts de travail et manifestations de deuil collectif, par exemple les 5 juillet, en mémoire de l’invasion française en 1830, les 1er novembre, anniversaire du début de l’insurrection, ou encore en protestation contre la répression au Maroc. Une grève illimitée se déroule du reste chez les étudiants depuis le 19 mai 1956. Les archives montrent que, bien qu’entravées et réprimées par le pouvoir colonial, toutes ont été très significativement suivies et pas uniquement à Alger.


L’Ouvrier algérien, du 26 octobre 1956. Deux ans après l’insurrection du 1er novembre 1954, annonce d’une « journée d’action nord-africaine », commune à l’Union marocaine du travail (UMT), l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA) et l’Union générale tunisienne du travail (UGTT). A noter, dans les articles annoncés, le soutien du secrétaire général de la Confédération internationale des syndicats libres (CISL). [ANOM]

Mobilisation générale du FLN

La préparation de la Grève des 8 jours est, dès décembre 1956, une priorité absolue pour l’appareil du FLN et ses syndicats. En l’absence d’archives accessibles de l’organisation et à défaut d’une enquête auprès des témoins, ce sont essentiellement celles, abondantes, de sa surveillance policière par le pouvoir colonial qui sont ici notre source principale sur le travail de mobilisation entrepris tant en Algérie qu’en France. La directive interne du CCE déjà citée, archivée parce que saisie en janvier 1957 dans le Constantinois sur un cadavre d’Algérien, indique que chaque wilaya devra prendre en charge la propagande, chez « les ouvriers, les commerçants, les étudiants, les hommes du culte », ainsi que chez « les femmes ». Chacune constituera un « Comité de la grève » devant comprendre « un ex-jeune étudiant pour la rédaction des tracts ». Une liste des 18 villes d’Algérie sur lesquelles concentrer l’effort est fournie. Des « comités de grève ouvriers » y seront mis en place dans « les corporations les plus importantes » : « dockers, transports, cheminots, radio, PTT, municipaux, nettoiement, halles, abattoirs, etc. » sont cités. Tous les militants « seront déchargés de leurs responsabilités » pour s’y consacrer. La population est invitée à « prévoir son ravitaillement pour huit jours ». On prélèvera « des fonds sur les caisses du FLN » pour venir en aide aux indigents. La consigne est de rester chez soi pour faire des quartiers « musulmans » des « cités mortes ». Au Maroc et en Tunisie, nouvellement indépendants, ainsi que dans le reste du monde arabe, des manifestations de solidarité seront organisées. En France, la grève devra être « générale » chez les travailleurs, étudiants et commerçants algériens et le soutien des « libéraux » français sera sollicité. L’UGEMA est invitée à tenir des meetings avec les étudiants anticolonialistes d’Afrique.

Quant à la date de déclenchement, qui devra précéder de peu l’examen à venir de la « question algérienne » par l’ONU ou coïncider avec elle, elle est encore inconnue et le restera jusqu’à la fin de janvier 1957. La directive indique que, « dès que la ville d’Alger donnera le signal » par « la presse et la radio », cette date sera annoncée. S’instaure ainsi, durant tout le mois de janvier 1957, un suspens intense et une montée en tension très sensibles dans les archives coloniales. Le FLN prépare longuement la grève dans la clandestinité, jouant avec les nerfs français en annonçant localement, sciemment ou non, de fausses dates qui occasionnent même ici et là de faux-départs de grève et sont autant de fausses alertes pour les autorités. Fin décembre et début janvier, une grève de protestation contre les crimes racistes commis lors des obsèques du notable « européen » Amédée Froger fait tache d’huile à Alger et alarme particulièrement la préfecture.


avant la grève, les « avertissements » du général Massu en une de L’Echo d’Alger (13-14 janvier, 19 janvier 1957). [ANOM]

A travers toute l’Algérie et en France les forces de l’ordre saisissent, durant des semaines, de nombreuses preuves de l’existence d’un efficace réseau clandestin de propagande : ce sont des « papillons » sur les murs, des tracts et des courriers, ronéotés ou manuscrits, en français, en kabyle, en arabe, diffusés sous le manteau par les comités de grève, déclinant chacun à leur manière la directive du CCE ; on saisit aussi le périodique du FLN Résistance Algérienne, qui annonce la Grève des 8 jours dès le 1er janvier 1957, et le journal syndical de l’UGTA L’Ouvrier algérien, qui articule lutte de classe et nationalisme, ainsi qu’un « quatre pages » de ce syndicat qui interpelle les « travailleurs algériens d’origine européenne », les engageant, en dépit des consignes de leurs confédérations, à se joindre à la grève pour l’indépendance d’un pays qui sera aussi le leur. Les radios de Tunis, Rabat, Damas et du Caire, ainsi que celles émettant depuis le territoire algérien, que les autorités coloniales peinent à brouiller efficacement, jouent un rôle majeur dans la circulation du mot d’ordre auprès d’une population majoritairement analphabète. La surveillance policière évoque aussi une importante « propagande chuchotée » : dans les marchés, cafés maures, mosquées, etc., on se passe l’information et on la discute. Dès le début de janvier, on signale que des familles commencent à stocker des denrées pour 8 jours. Les différents organes de surveillance de « l’opinion musulmane » n’ont aucun doute : l’appel à la grève, vite largement connu, sera suivi. Le FLN sait que la répression sera vigoureuse, mais nul, à l’automne 1956, ne peut encore imaginer quelle violence exceptionnelle elle revêtira.

A grève anticoloniale, guerre antisubversive

Le ministre-résidant de l’Algérie, Robert Lacoste, est alors déjà fragilisé par l’agitation croissante des milieux européens ultras et par les menées factieuses d’une partie de l’armée. Ils dénoncent son « esprit d’abandon », notamment face aux attentats dans des lieux publics perpétrés par le FLN d’Alger, eux-mêmes commis en réponse à ceux de groupes ultras radicaux et aux premières exécutions capitales de ses militants. L’annonce d’une mobilisation populaire nationaliste d’ampleur, dans ce contexte, provoque une véritable panique au ministère de l’Algérie. Nul n’y doute que, si on la laisse se dérouler, elle sera une réussite. Ni du fait qu’elle constituerait un désastre politique pour le gouvernement français du socialiste Guy Mollet. Le spectacle d’une Algérie frappée par une grève majoritaire chez les « musulmans » prouverait aux yeux du monde un échec complet de sa politique de « pacification ». Le préfet de Constantine, Maurice Papon, indique dans une directive secrète que la grève devra être « brisée avant de commencer ».

L’imminence de ce danger précipite une décision française lourde de conséquences : celle de militariser la répression du nationalisme dans les villes. Le gouvernement décide en effet de s’en remettre entièrement au général Salan et à ses officiers, rentrés battus et revanchards d’Indochine et de Suez. Ces derniers sont avides de mettre en pratique en Algérie les principes de la guerre antisubversive, cette doctrine devenue prégnante dans l’armée française, qui a déjà emporté l’adhésion de civils comme les préfets de Constantine et d’Alger, Maurice Papon et Serge Baret. La répression de la Grève des 8 jours leur fournit l’occasion de les mettre en pratique à grande échelle.


Note du lieutenant-colonel Trinquer, du 15 janvier 1953 : « épuration … toute la population d’Alger doit être passée au crible … éléments douteux [comme] terroristes, gens sans profession, chômeurs et vagabonds … bouclage de la zone à traiter … 15 à 20 000 personnes … prisons pleines … » [ANOM, 15 01 1K 873]

C’est Alger, la ville-vitrine de l’Algérie française, qui monopolise l’attention du pouvoir. Le 4 janvier 1957, un conseil des ministres restreint, consacré à la prochaine session de l’ONU sur l’Algérie, décide de confier le « maintien de l’ordre » à Alger à l’armée, comme il l’a déjà fait en 1956 dans plusieurs départements pour combattre l’Armée de libération nationale (ALN). Le général Massu, commandant la 10eme Division Parachutiste, y reçoit les pouvoirs de police le 7 janvier. Son nouveau terrain de guerre n’est pas le djebel tenu par les maquis, mais une région urbanisée d’au moins 800 000 habitants, dont une moitié de « musulmans ». Sa première mission officielle est d’écraser la Grève des 8 jours. La cible est donc toute la population « musulmane », susceptible de suivre le mot d’ordre. Il s’agit d’y débusquer les « hiérarchies parallèles » implantées par le FLN et de les « détruire ». A Alger, ce sont les « paras » de Massu qui s’en chargent, avec la bénédiction de l’autorité civile. Dans le vaste Constantinois, c’est le super préfet Maurice Papon qui coordonne la répression militaro-policière selon les mêmes principes. Plusieurs jours avant le déclenchement de la grève, finalement prévu pour le lundi 28 janvier 1957, commence la répression préventive. Conformément aux principes des thuriféraires de la guerre antisubversive, elle s’appuie d’abord  sur la censure et la propagande ainsi que sur « l’action psychologique ». Les media d’Algérie ainsi que les media publics de métropole ont interdiction d’évoquer la grève jusqu’au dernier moment. Le 5e Bureau de l’armée fabrique et diffuse aussitôt dans tout le pays des « tracts noirs », de faux tracts signés FLN, MNA ou PCA [3]. Destinés à semer la confusion, ils s’élèvent plus ou moins adroitement contre l’appel à la grève, dénoncée comme une « provocation » de la France.

Une fois la date de déclenchement connue, toutes les autorités civiles et militaires menacent de sévères représailles, dans la presse, les éventuels grévistes. Il leur faut tout de même justifier cette interdiction de fait d’exercer un droit dont disposent toujours en théorie les « Français musulmans ». Déjà mis en cause en 1956 pour atteintes au droit de grève par la Confédération internationale des syndicats libres (CISL), dont est membre l’UGTA, Lacoste a alors argué d’une illégalité de la « grève politique », distincte selon lui de la légitime grève « professionnelle ». Cette fois, c’est une intention prétendument insurrectionnelle de la grève qui est dénoncée sur tous les tons. La propagande dramatise la situation, en associant rhétoriquement une mobilisation pourtant clairement non-violente au « terrorisme » imputé au FLN. « Si les hors-la-loi tentent de déclencher une grève insurrectionnelle nous répondrons à l’attaque par une action puissante », déclare le préfet d’Alger Serge Barret, imité à Constantine par Papon. Ainsi l’opinion est-elle préparée à la mise en œuvre, au nom de la « lutte contre le terrorisme FLN », d’une militarisation à outrance de la répression d’une grève.

Dès le début de janvier a commencé une opération d’intimidation dans les quartiers « musulmans » d’Alger, d’Oran et de Constantine : une série de spectaculaires et fréquentes démonstrations de force militaire, nommées « Opérations Casbah » dans la presse. Elles sont montrées avec force photographies héroïsant les « paras » dans la presse d’Algérie et dans Paris Match. Elles s’intensifient dès le 20 janvier. Après avoir bouclé un ou plusieurs quartiers, dont la Casbah d’Alger, entièrement isolée du reste du monde, des milliers de militaires procèdent par surprise à des rafles massives ainsi qu’à des enlèvements ciblés sur dénonciations ou sur la foi d’un fichier des appartenances et opinions politiques et syndicales. Le seul 23 janvier par exemple, pas moins de 3500  personnes sont raflées à Belcourt et Maison Carrée, selon la presse. Il s’agit de faire peur mais aussi d’entamer ce que l’un des principaux inspirateurs de la répression, le lieutenant-colonel Roger Trinquier, nomme « l’épuration » de la population « musulmane » de ses éléments membres et sympathisants du FLN et de ses satellites, ainsi que du Parti communiste algérien qui s’est joint à l’appel. Ceux que l’armée considère comme suspects de nationalisme sont interrogés, le plus souvent sous la torture, et enfermés, en vertu de la loi d’Etat d’urgence, dans des « Centres de Tri » puis « d’Hébergement », parfois pour des années. Plusieurs milliers disparaissent définitivement, morts sous la torture ou exécutés sommairement par des militaires qui dissimulent leurs dépouilles. Le 15 janvier 1957, Trinquier estime que 20 000 places sont nécessaires dans les camps pour la seule région d’Alger. A Oran et à Constantine, loin des projecteurs d’Alger, on procède de même. C’est dans ce climat de terreur militaro-policière en Algérie que démarre, le 28 janvier 1957 au matin, la Grève des 8 jours.

Une grève massive invisibilisée

A l’aube, toute les forces de l’ordre disponibles sont sur le pied de guerre. Dès la fin du couvre-feu, les quartiers « musulmans », déjà soumis depuis plusieurs jours aux bouclages, quadrillages, ilotages, rafles et enlèvements ciblés, sont survolés par des hélicoptères, qui larguent des tracts censés dissuader les grévistes. Des patrouilles munies de haut-parleurs diffusent des discours anti-FLN enregistrés par le 5e Bureau de l’armée. Soucieux de conquérir « les cœurs et les esprits », il distribue aussi des bonbons aux enfants et diffuse de la musique arabe. Des camions militaires sont prêts à transporter de force les grévistes sur leurs lieux de travail. Les relevés de taux de grévistes, soigneusement communiqués à Alger deux fois par jour par télégrammes chiffrés par les sous-préfectures, resteront secrets. Ils sont en effet sans appel : ce 28 janvier, la grève est très massivement suivie, particulièrement dans les centres urbains les plus importants, davantage semble-t-il dans l’Algérois et le Constantinois que dans l’Oranais. Elle touche aussi les villes du Sud. Tous les secteurs, publics et privés, sont affectés, avec des taux de grévistes le plus souvent compris entre 60 et 100%. La grève est souvent totale, non seulement dans les bastions UGTA que sont par exemple les transports ou l’hôpital mais aussi dans des entreprises privées et jusque chez les ouvriers agricoles, notamment dans plusieurs fermes coloniales de la Mitidja, sans parler des commerces de détails des villes, presque tous fermés. En début de soirée, la Police des Renseignements généraux de la Région d’Alger, par exemple, indique dans un rapport confidentiel que « l’ordre de grève lancé par le Front de Libération Nationale a été suivi par la quasi-totalité de la population musulmane d’Alger. (…) La circulation des musulmans, enfants compris, tout au long de la journée a été à peu près nulle dans les rues de la ville ».

A défaut de pouvoir la briser complètement, le gouvernement français s’efforce de rendre la grève aussi peu spectaculaire que possible. Il fait porter durant 8 jours ses efforts sur son invisibilisation dans les grandes villes, tout particulièrement à Alger, point de mire de l’attention mondiale. Il emploie pour cela les moyens de coercition et de propagande d’exception que la situation d’hégémonie coloniale lui offre. Ainsi, pour éviter d’offrir pendant huit jours le spectacle de kilomètres de rues commerçantes aux rideaux tous baissés, la menace émise par Massu dans la presse est mise à exécution : le 28 au matin, ils sont ouverts au chalumeau ou même arrachés au moyen d’un half-track par les forces de l’ordre. Certains sont pillés, parfois par les militaires. Le procédé, déjà en usage en 1956, est reproduit systématiquement un peu partout en Algérie. Sur les marchés, ce sont les milices des Unités territoriales qui gèrent le ravitaillement. Les transports urbains, dans lesquels la grève est quasi-totale, sont une autre priorité. Trains, autobus et tramways circulent « normalement » dans les grandes villes : ils sont conduits par des employés « européens » et des militaires. Les ports ne sauraient pas non plus être paralysés. Sur celui d’Alger, où tous les dockers sont grève, ce sont des centaines de détenus extraits des camps qui chargent et déchargent les navires, sous bonne garde de l’armée. Dans le même temps, dans la Casbah et les bidonvilles, des militaires sortent de force des habitants de leurs logements pour les obliger à déambuler dans les rues et empêcher ainsi le spectacle de « cités mortes » voulu par le FLN. Certains sont conduits de force sur leurs lieux de travail, où, déplorent les RG, beaucoup « ne travaillent pas » et ne reviennent pas le lendemain.


Extrait des relevés du nombre de grévistes effectués journellement par le ministère de l’Intérieur. Ici, le 4 février 1957, dernier jour de la grève. [ANOM, 81 F 801]
Illustration 6 : Ici on noya les Algériens…

Lacoste fait réaliser par les services de communication de l’armée des « reportages » photos montrant des rues d’Alger « normales ». Ils sont expédiés à la presse d’Algérie et de métropole et jusqu’à New York. Une liste de journalistes métropolitains agréés par lui a été dressée et des journalistes non autorisés, notamment étrangers, qui circulent dans la ville sont surveillés ou appréhendés. Le ministre trouve dans la presse française d’Algérie un appui zélé. Le 29 janvier au matin, L’Echo d’Alger titre en une : « Echec à la grève lancée hier par le FLN en Algérie ».  Le 30, « Alger a retrouvé sa physionomie normale au 2e jour de la grève FLN » ; le 31 : « La grève FLN s’effiloche » ; le 1er février : « Amélioration confirmée », le 2 : « La reprise du travail s’est accentuée » ; le 3 : « Dernières séquelles de la grève », le 5 : « Nette reprise du travail dans tous les secteurs ». Le journal peine quelque peu à cacher qu’en dépit de la répression, la grève s’est en réalité poursuivie significativement jusqu’au 4 février. La Dépêche de Constantine et Oran Républicain emploient les mêmes termes, dictés par des préfets qui gardent soigneusement secrets les taux de grève constatés. L’envoyé spécial du Monde, agréé par l’armée et manifestement guidé par elle à Alger, épouse globalement le discours officiel. Le 5 février, presse et radio d’Algérie relaient les déclarations triomphales de Baret et Papon sur « l’échec de la grève insurrectionnelle ». Lacoste déclare à l’AFP : « Il y a longtemps que nous n’avions pas eu une semaine aussi satisfaisante ».

La répression légale des grévistes après le 4 février est féroce. Des milliers sont suspendus ou licenciés, des centaines sont condamnés à la prison pour avoir désobéi à un ordre de réquisition, au point qu’on signale un manque de personnel dans certains services publics. D’innombrables commerces grévistes sont fermés jusqu’à nouvel ordre, par décision préfectorale, et leurs propriétaires ne sont autorisés à rouvrir qu’à la condition de certifier par écrit qu’ils ont fait grève sous la contrainte et de s’engager à collaborer avec l’autorité coloniale. Parallèlement, la répression cachée, exercée par les disparitions forcées et la torture, enclenchée avec la lutte contre la grève, se poursuit durant des mois. Visant, au nom de la lutte antiterroriste à l’éradication de toute autonomie politique chez les « musulmans », elle sera bientôt baptisée « bataille d’Alger » par la propagande française.

En France, 8 jours de grève massive

En France, la rivalité entre la Fédération de France du FLN et un MNA encore très fort dans certaines régions sème la confusion sur la date de départ du mouvement. L’UGTA n’existe pas en métropole et les Algériens des deux camps restent souvent syndiqués à la CGT, qui n’appelle pas à la grève. La préparation a reposé sur la seule Fédération de France du FLN, et localement sur le MNA qui appelle à la grève pour le seul 28 janvier. Le CCE a dépêché spécialement des militants à Paris, pour organiser une grève qui doit l’aider à distancer définitivement le MNA. Dans un contexte répressif beaucoup moins violent qu’en Algérie, l’immigration algérienne suit encore plus massivement le mot d’ordre et ce durant 8 jours. En témoignent clairement les archives de l’étroite surveillance exercée sur les « FMA[4] » par le Service de coordination des informations nord-africaines (SCINA). Cette police politique des Algériens permet au ministère de l’Intérieur de dresser chaque jour la liste des centaines d’entreprises, de toute taille, employant des immigrés en région parisienne, y compris les commerces de détail, et d’y compter à l’unité près, selon elle tout au moins, les grévistes. Après un premier jour d’une grève moyennement suivie, les taux de grève augmentent dès le 29 janvier pour rester à un niveau très élevé, dépassant très souvent les 80 %, commerçants inclus, jusqu’au 4 février. Le dernier jour de la grève, ils sont par exemple en région parisienne encore 2960 sur 3400 chez Renault à Billancourt, 850 sur 1100 chez Citroën à Javel,  ou encore 1000 sur 1000 chez Panhard dans le 13ème. Et 15 sur 15 dans une manufacture d’estampage à Pantin. Il en va de même dans les régions industrielles et minières. Le préfet de la Loire informe par exemple d’une grève majoritaire et prolongée dans plusieurs centres du bassin houiller, autour de Saint-Etienne. Dans les Cévennes, les mineurs algériens de la région d’Alès ont aussi massivement cessé le travail durant toute la période. L’Intérieur établit sur les 8 jours une moyenne nationale de 80 % de grévistes dans la métallurgie, la chimie, l’alimentation et les travaux publics. La grève n’affecte cependant sérieusement la production que là où la main-d’œuvre algérienne est majoritaire. En Belgique, elle semble n’avoir pas été suivie. Les tentatives de manifester dans la rue, par exemple le 28 janvier près de la Mosquée de Paris ou dans les villes minières du Nord, à l’appel du MNA, sont violemment dispersées, les manifestants arrêtés. Une vague de licenciements pour « absence sans motif » frappe les grévistes, déclenchant de nouvelles grèves de protestation, souvent soutenues cette fois par la CGT.


Conclusion

La bataille de communication en direction de l’opinion française et internationale a été largement gagnée par l’Etat colonial : ce qui apparait comme la plus importante mobilisation populaire anticoloniale organisée par le FLN durant la guerre d’Indépendance a été enregistrée comme un « échec » et, jusqu’à ce jour, est restée largement occultée. La ligne politique du CCE, affirmant la primauté du politique sur le militaire et faisant appel à la participation au grand jour des masses citadines à la lutte, dans la tradition révolutionnaire mondiale, a été battue par une répression sans précédent. En février 1957, le CCE a dû fuir Alger et l’Algérie. Deux de ses membres ayant particulièrement soutenu l’idée de la Grève des 8 jours, Larbi Ben M’Hidi et Abane Ramdane, héros tragiques de la révolution algérienne, perdirent peu après jusqu’à la vie. L’un fut exécuté sommairement après son arrestation par l’armée française, le 4 mars 1957 ; l’autre, assassiné par des membres de sa propre organisation le 27 décembre 1957. La Grève des 8 jours a été considérée a posteriori par plusieurs dirigeants du FLN, y compris ceux qui, comme Benyoucef Benkhedda, l’avaient décidée, comme un « erreur », voire une faute du CCE de 1957, celui-ci ayant exposé les Algériens à une répression qu’il aurait, selon eux, dû prévoir. Enfin, la militarisation de la répression du nationalisme initiée à l’occasion de la Grève des 8 jours s’est prolongée à Alger jusqu’en octobre 1957 au moins. Elle a éliminé, souvent physiquement, une grande partie des cadres intellectuels et militants politiques et syndicaux. Elle a donné au pouvoir colonial l’illusion d’une « pacification » victorieuse dans les villes. Cette illusion s’est dissipée brutalement trois ans plus tard, en décembre 1960, avec une explosion générale et largement spontanée de manifestations de rue pour l’indépendance dans toutes les villes d’Algérie.

Fabrice Riceputi


[1] Diên Biên Phu : lieu d’une défaire militaire décisive de l’armée française, en 1954, lors de la guerre coloniale d’Indochine.

[2] UGTA : Union générale des travailleurs algériens. UGEMA : Union générale des étudiants musulmans algériens. UGCA : Union générale des commerçants algériens.

[3] MNA : Mouvement national algérien. PCA : Parti communiste algérien.

[4] « Français musulmans d’Algérie ».


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