Toulouse : l’Observatoire des pratiques policières

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Les chiffres de l’Observatoire ; de mai 2017 au 13 avril 2019

Des observateurs et observatrices, lié.es de près ou de loin à la LDH, et Copernic, rejoints en décembre 2018 par des avocat.es du SAF ont observé 50 manifestations, dont 19 avant la séquence Gilets jaunes sur 22 mois et 31 depuis le début de cette dernière, sur 5 mois. 24 observateurs et observatrices, 7 femmes et 17 hommes, ont participé au suivi des manifestations, en étant réparti.es selon les périodes en 1, 2 ou 3 groupes. Les observateurs et observatrices ont pris plus de 4 600 photos et en ont traitées environ 750, enregistré plus de 50 heures de vidéos (429,25 Go de données) et en ont exploité une dizaine. Ils et elles ont été 10 fois pris.es, en tant que tel.les, pour cible, ou atteint, par les forces de l’ordre : 1 fois avec blessure conséquente – 1 fois par gazeuse à main – 5 fois par jets ciblés de grenades lacrymogènes – 3 fois par des coups de matraque sur les appareils photographiques. Plus de nombreuses bousculades avec identification bien visible au dos de leurs chasubles jaunes et bleues. Les blessures et soins en situation des observateurs et observatrices : un blessé sérieux (tir de grenade ou de LBD1 sur la tête – hospitalisation aux urgences – 10 points de suture sur le front – Traumatisme crânien — 3 jours d’ITT2) ; 5 blessures légères : hématomes dus aux palets de lacrymogènes, aux plots de GMD3 et aux coups de matraque ; une trentaine de soins en situation auprès des street-medics pour intoxication aux gaz lacrymogènes. Matériel détruit : un stabilisateur de caméra, à la suite de l’arrosage par un engin lanceur d’eau.

La méthode d’observation

Nous avons choisi une posture acceptable par les militant.es et par la police, s’appuyant sur une méthode scientifique. À l’issue de chaque manifestation, les observateurs et observatrices ont rassemblé leurs notes, photos et vidéos, pour en constituer le compte-rendu. Ce sont des extraits de ces notes que nous mentionnons dans le rapport. Nous nous sommes muni.es de gilets identifiables, bleu et jaune avec le sigle de nos trois organisations. Nous avons aussi informé la préfecture de notre présence aux manifestations. L’accueil de l’Observatoire par la police a été tout d’abord « sympathique » et s’est progressivement dégradé, notamment avec les policiers de la brigade anti criminalité et les CSI. Aujourd’hui, pas une seule manifestation sans insultes, jets de grenades ou coups de boucliers à l’encontre des observateur-e-s !

Un bilan en trois phases

Nos observations et analyses peuvent être regroupées en trois phases chronologiques :

  • Du 1er mai 2017 à fin octobre 2019 : nous avons observé des manifestations déclarées, souvent liées aux mouvements sociaux « traditionnels » (syndicats, associations et partis politiques).
  • De la fin novembre 2018 à la fin décembre 2018 : ce sont les premières manifestations des Gilets jaunes. Les manifestations, à peine commencées, ont été gazées de manière massive par des forces de police, en général les BAC et les CSI4, produisant alors des manifestations « en rhizome », les affrontements police/manifestant.es éclatant alors simultanément en divers points du centre-ville de Toulouse.
  • De janvier 2019 à la fin des observations présentées dans le rapport (à la mi-mars 2019) : la préfecture a laissé les manifestations se dérouler calmement jusqu’à 16h30, puis a dispersé ceux et celles qui restaient, en les qualifiant de « casseurs » et en les traitant comme tels. À noter cependant que la manifestation du 23 mars 2019 a été « cassée » dès 14h50 par une charge de CSI et de BAC destinée à confisquer une banderole, sans aucune situation de tension préalable. Une comparaison avec d’autres observatoires (Montpellier, Nantes, Bordeaux) montre que cette politique est nationale.

Des dispositifs disproportionnés ; une escalade dans les armements

  • Arrivée des flash-ball, Lanceurs de balles de défense (LBD 40), le 1er décembre 2018.
  • Utilisation offensive des grenades explosives GLI-F4 et des grenades manuelles de désencerclement.
  • Les blindés légers de la Gendarmerie mobile ont fait leur apparition, dès le mois de décembre. Lors de la manifestation du 9 mars, les observateurs et observatrices ont constaté l’utilisation de ceux-ci pour lancer des gaz lacrymogènes.
  • La moto comme arme, les « voltigeurs » : des motos de forte puissance avec deux policiers (dont le passager est la plupart du temps armé d’un LBD) ont sillonné les rues de Toulouse, souvent au milieu des manifestant.es.
  • Les canons à eau, déjà présents lors de manifestations précédant la séquence Gilets jaunes : ils sont intensément utilisés depuis le mois de décembre. Depuis la fin du mois de février, ils sont, avec les PGL65 (lanceurs multi-coups), une pièce maîtresse du dispositif de quadrillage militaire des espaces publics par les CRS.
  • L’utilisation massive et continue (jusqu’à 10 tirs successifs en quelques minutes) depuis janvier des PGL 65 pour générer d’importants et compacts nuages de lacrymogènes. La Gendarmerie mobile n’a pas été en reste, avec l’utilisation simultanée de plusieurs lanceurs Cougar pour le même résultat ; ce qui a provoqué de nombreux malaises chez les manifestant.es. Nombreux matraquages de manifestant-e-s sans raison.

Armes des manifestant.es

Nous avons pu observer des œufs, des poches de peinture, des bouts de bois, des coups de pied, des fusées, pétards et feux d’artifice, des cailloux, des pavés et, très rarement, des cocktails Molotov lancés et/ou projetés sur les forces de l’ordre. Il existe une asymétrie importante entre les moyens mis en œuvre par la police et la nature des actions menées par certains des manifestant.es.

Les « casseurs »

Ce terme, flou et globalisant, largement utilisé dans les communications institutionnelles et médiatiques, nous a semblé devoir être mieux caractérisé. Nous nous y sommes attelé.es dans le rapport […] Le comptage de la préfecture laisse supposer que toute personne qui ne fuit pas devant un gazage généralisé est un casseur ou un « profil violent ». On peut alors mieux interpréter les gazages massifs des actes 1 à 7 qui divisaient les manifestations en deux parties assez similaires en termes de nombre de manifestant.es. Les violences, qui ne manquaient jamais alors de commencer, devenaient, non des erreurs conceptuelles et stratégiques, mais un moyen de mettre en exergue « les casseurs ». Les communiqués de la préfecture, suite à ce désastre pour le droit de manifester, sont alors venus légitimer une gestion déplorable de l’ordre public, puisque qu’au lieu de calmer la situation, ces pratiques de gazages rapides ont largement contribué à radicaliser les gens en colère contre la violence de l’État. Or, un comportement qui nous a étonné est justement que les Gilets jaunes, à la différence des urbains et des manifestant.es observé.es lors de la première phase de l’OPP, ont une forte tendance à ne pas vouloir reculer ou fuir face aux gaz lacrymogènes. Ils et elles ont juste adapté leur habitus de manifestant.es et se sont équipé.es de masques et/ou lunettes de protection.

Les violences policières

« La force déployée doit être proportionnée au trouble à faire cesser et son emploi doit prendre fin lorsque celui-ci a cessé » (R211-13 Code de sécurité intérieure). Outre le bâton de défense (tonfa), la matraque télescopique5, utilisés systématiquement dans les dispersions tout au long des premières manifestations (en particulier entre décembre 2018 et mars 2019), les observateurs et observatrices s ont constaté :

  • L’usage immodéré des Lanceurs de Balles de Défense – LBD 40. Cette observation est corroborée par les contacts de terrain avec les groupes de secouristes volontaires qui ont traité, en décembre, plusieurs blessé.es, dont au moins 3 au niveau de la tête. Depuis la mi-mars (un effet des campagnes de presse ?), moindre utilisation, mais utilisation quand même, des LBD.
  • Un large usage des grenades explosives. En particulier des GMD (grenades manuelles de désencerclement).
  • Nous avons aussi récupéré plusieurs « têtes » de GLI F4 (grenades lacrymogènes instantanées, contenant comme les GMD, une dose de TNT).
  • Une utilisation massive, sans précédent à Toulouse, des gaz lacrymogènes qui provoquent de nombreux troubles importants : « Quand les policiers tirent au Penn Arms (6 grenades pouvant être tirées en moins de 2 secondes), l’air est immédiatement saturé de gaz lacrymogène, de façon qu’il devienne totalement impossible de respirer. Ce n’est pas seulement le système respiratoire qui est affecté, mais également le système digestif, qui réagit alors comme pour une intoxication alimentaire : crampes d’estomac, nausées, vomissements, etc. » [site « Désarmons-les ! »]
  • Ce sont souvent les équipages BAC + CSI qui lancent les gaz et utilisent les LDB rapidement. Est-ce à dire que les CRS et Gendarmes mobiles sont plus tolérants aux poches de peinture, insultes et autres gestes d’hostilité ? En tout cas, nous avons souvent vu ces professionnel.les du maintien de l’ordre simplement ajuster leurs boucliers suite aux jets divers de projectiles.

Quoiqu’il en soit, l’hypothèse que nous faisons est que la police, selon sa réactivité aux petits incidents, décide le lieu et l’heure où vont avoir lieu les affrontements.

Nous avons aussi largement constaté :

  • Des contrôles préventifs et des saisies de matériel, avec refus de délivrer des PV de saisine,
  • Des tirs tendus de grenades lacrymogènes ou des grenades de désencerclement lancées de façon non règlementaire et dangereuse (en cloche et non roulées au sol),
  • Des arrestations violentes, indignes, brutales et attentatoires aux droits,
  • Une hyperviolence injustifiée et parfois à la limite de la bavure.

Nous avons aussi vu les BAC prendre des distances avec les codes et les lois, et le montrer avec :

  • Des provocations visuelles, des attitudes arrogantes, le non-port de brassards « police »,
  • L’utilisation de lampes stroboscopiques pour empêcher la prise de photos ou vidéos.

La présence de certains types d’écussons portés par des policiers (y compris celui de suprématistes blancs, pro-armes…) nous a beaucoup surpris. Nous pouvons aussi signaler que la presse et les street medics ont été aussi largement visé.es et blessé.es.

La brutalité de la police. Depuis la « loi travail » de 2016, la police a franchi un seuil dans la violence. Les policiers ne sont pas seulement violents, ils sont brutaux : ils gazent à bout portant, ils visent la tête, ils frappent des manifestant.es par derrière, souvent aux articulations, ils frappent à terre, ils frappent des personnes menottées, ils empêchent très souvent les street medics de porter secours. C’est la brutalité de ceux et celles qui veulent revenir sur le droit de manifester.

Les blessé.es. De nombreux et nombreuses blessé.es marquent le mouvement des Gilets jaunes (phases 2 et 3 de nos observations) et dans une proportion qui ne cesse d’interroger. Les chiffres de deux groupes de secouristes volontaires permettent de recenser, avec certitude, 151 personnes blessées physiquement lors de 5 manifestations ayant eu lieu à Toulouse entre les actes XII et XVI des Gilets jaunes (moins du quart des manifestations observées). C’est largement deux fois plus que les chiffres diffusés par la Préfecture pour l’ensemble des manifestations de GJ (60 blessés au 6 avril). Mais si les chiffres officiels sont très en-deçà de la réalité, ils confirment pourtant que le nombre des blessé.es est sans commune mesure avec celui des précédents mouvements sociaux. Les données des secouristes, les signalements du journaliste indépendant David Dufresne ainsi que les témoignages directement recueillis par l’OPP renseignent par ailleurs sur la nature des blessures : éborgnements, plaies, fractures et hématomes à la tête (comme pour l’un des observateurs, sérieusement blessé au front le 2 février 2019 et hospitalisé) ou bien aux membres supérieurs et inférieurs ; ceci sans compter les intoxications aux gaz lacrymogènes. Les causes de ces blessures sont l’utilisation du LBD40, des grenades GMD et GLIF4, des grenades lacrymogènes ainsi que des matraquages. Le nombre de cas documentés, observés ou appuyés par des témoignages attestent d’un usage disproportionné de la force ou d’un usage non réglementaire des armes : coups et tirs à la tête, tirs tendus ou trop rapprochés, usages offensifs d’armes destinée à la défense, réponses disproportionnées.

La judiciarisation (nous attendons les chiffres officiels). Les chiffres en notre possession parlent d’eux-mêmes. Le collectif Camé (Collectif auto média étudiant), recensait au 7 avril 2019 « 592 interpellations, 365 gardes à vue, 122 déferrements, une trentaine de personnes en prison, 243 mois de prison avec sursis et 191 mois de prison ferme (incluant les peines aménageables), 22 500 € de dommages et intérêts, 6 050 € de frais de justice, 74 ans d’interdiction de séjour ou manifestation à Toulouse (au 17 février 2019 ». Et le collectif Camé ajoute : « Pour comparaison, en 2016 contre la Loi Travail à Toulouse : plus de 120h d’interdictions de séjour pendant les manifestations, 745h de Travaux d’Intérêts Généraux, 30 mois de prison dont 6 mois fermes, 9 600 € de dommages et intérêts » [sources : comptes rendus de procès sur iaata.info, préfecture de la Haute-Garonne, la Dépêche du Midi et Camé]. Nous sommes étonné.es de l’ampleur de cette judiciarisation qui participe, de plein droit, à la « stratégie de la peur » mise en place par les autorités.

Conclusions

Les observations que nous avons pu réaliser pendant deux ans maintenant confirment clairement une évolution significative de la doctrine des autorités en matière de pratiques policières à l’occasion des manifestations sur la voie publique. Il ne s’agit plus, désormais, de limiter au maximum toutes les formes d’incidents violents pour permettre un déroulement dans le calme des manifestations mais de dissuader purement et simplement les manifestant.es d’occuper l’espace public et de mettre fin à la protestation sociale par un usage immodéré et disproportionné de la force publique. Le fait que les manifestations des Gilets jaunes ne soient pas déclarées (ce qui ne signifie pas qu’elles sont interdites) ne saurait en aucun cas légitimer une telle évolution.

Car il s’agit d’une « stratégie de la peur » largement alimentée par une présentation fallacieuse de la réalité de ces manifestations, tant dans le nombre de « casseurs » que dans l’ampleur des violences commises. Les forces de l’ordre génèrent de la peur en prenant l’ensemble des manifestant.es pour cible, en les soumettant à des gazages massifs, à des lancers immodérés de grenades, parfois en tirs tendus, à des tirs de LBD sans raison défensive et à bien d’autres formes de violence ; ceci jusqu’à susciter des mouvements d’incompréhension et de colère très vifs. On comprend mieux alors les discours gouvernementaux et préfectoraux dramatisant de manière indistincte la « violence des manifestant.es » dans l’objectif de mettre un terme définitif à la contestation. En somme, la force publique est désormais clairement utilisée comme substitut du dialogue social et de la gestion politique de la contestation. Les diverses mesures prises par le gouvernement, comme la loi « anticasseurs », portant directement atteinte au droit de manifester, parachèvent cette stratégie délétère et profondément attentatoire aux libertés publiques. Les organisations membres de l’OPP s’inquiètent profondément de cette dérive et appellent les citoyen.nes à continuer de défendre avec la plus grande vigueur le respect des libertés publiques.

Nous demandons :

  • L’interdiction définitive, dans la dotation des policiers destinés à assurer le maintien de l’ordre, des grenades GMD et GLI-F4 ainsi que des LBD simples ou multi-coups ; nous refusons que ses armes de « défense » deviennent, en fait, des armes offensives ;
  • Le retrait de la police pénale, en particulier des Brigades anti-criminalité, des dispositifs destinés à encadrer les manifestations ;
  • La mise en œuvre d’un audit indépendant sur la formation et le déploiement des Compagnies de sécurisation / Compagnies départementales d’intervention ;
  • Une remise à plat profonde de la doctrine du maintien de l’ordre en France, respectueuse des droits de manifester, doit être très rapidement initiée afin de favoriser, comme dans la plupart des pays européens, la « désescalade ».

Ligue des droits de l’Homme, Fondation Copernic, Syndicat des avocats de France


1 Lanceurs de balle de défense.

2 Incapacité temporaire de travail.

3 Grenades à main de désencerclement.

4 Brigades anti-criminalité et Compagnies de sécurisation et d’intervention.

5 BTP : Bâton télescopique de protection.


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Les Utopiques

La revue Les Utopiques parait depuis mai 2015.