L’École des Amériques – École des violeurs des Droits Humains

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De l’utilisation de la notion de guerre… Un des concepts centraux pour caractériser les faits répressifs en Amérique latine a été le concept de guerre, avec ses divers adjectifs : guerre civile, guerre antisubversive, guerre de contre-insurrection, guerre sale, guerre contre-révolutionnaire, etc. Tous mettent en lumière le terrorisme d’état, orchestré directement par les Etats-Unis dans le souci primordial de préserver leurs intérêts économiques. Cette notion de guerre a constitué le cadre de justification de la transformation des forces armées latino-américaines en véritables armées d’occupation, par la terreur déployée dans de nombreux camps de concentration, le recours généralisé à la torture, la systématisation d’assassinat des « opposant∙es », le viol des femmes … la terreur à tous les niveaux de la vie quotidienne.


Professeure des écoles, Nara Cladera est membre de la Commission exécutive de la fédération des syndicats Sud éducation et co-anime l’Union locale Solidaires Comminges (31) ainsi que le Réseau syndical international de solidarité et de luttes. ( laboursolidarity.org )


L’opération Condor au Cône Sud. [DR]

L’Ecole des Amériques (School of the Americas – SOA) a été créée par les USA, en 1946, dans une des bases militaires au Panama. En façade, son objectif était de professionnaliser les forces armées d’Amérique latine ; en fait, il était de garantir la domination de Washington sur « son sous-continent ». Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la création de l’Ecole des Amériques vient cristalliser le désir de neutraliser toute insurrection « communiste ». Aujourd’hui, on sait que ce site d’enseignement a disséminé ce que les militaires américains avaient appris des Français, entre autres : la formation d’organisations paramilitaires, les escadrons de la mort. Exacerbée par la menace de la révolution cubaine, qui promettait de s’étendre au-delà de ses frontières nationales, L’Ecole des Amériques a conduit au développement d’une nouvelle vague dictatoriale, généralisé dans les pays du cône Sud. Le coup d’état militaire mené au Brésil en 1964, contre le gouvernement démocratique de Joao Goulart, a été son point de départ. Toutes les dictatures ont été caractérisées par la violence illégitime comme méthode, pour éliminer les possibilités de dissidence. Cependant, le régime qui s’est installé en Argentine avec le coup d’Etat de 1976 a été l’un des pires en termes de répression. Il a mis en œuvre les connaissances acquises à l’École des Amériques de Panama, et via « l’école française », avec l’objectif d’éliminer physiquement tous les dissidents, toutes les dissidentes. La répression de la dictature argentine contre les militant∙es syndicales et politiques , les étudiantes , les réfugié∙es d’Uruguay et du Chili, est allée si loin qu’on a parlé d’une « méthode argentine » : enlèvements, tortures dans des centres clandestins de détention, disparition forcée de 30 000 personnes. Mais la « méthode argentine » est allé au-delà : des centaines d’enfants ont été enlevés avec leurs parents, des bébés nés dans les centres ont été volés.

Dans le numéro du 22 décembre 1976 de la revue argentine Gente, le général Jorge Rafael Videla dit : « L’Argentine est un pays occidental et chrétien, non pas parce qu’il est écrit ainsi à l’aéroport d’Ezeiza. L’Argentine est occidentale et chrétienne parce qu’elle vient de son histoire. Elle est née chrétienne par la conduite espagnole, a hérité de l’Espagne la culture occidentale et n’a jamais renoncé à cette condition, mais l’a défendue. C’est en défendant cette condition d’Occidental et de Chrétienne comme mode de vie que s’est posée cette lutte contre ceux qui n’ont pas accepté ce système de vie et ont voulu en imposer un autre ». Un an plus tard, dans la revue La Prensa du 18 décembre 1977, il ajoutait que ce n’était pas le fait individuel de « penser différemment » que poursuivait la dictature militaire, mais les effets que ce « penser » produit dans le groupe national argentin, par les actions qui en découlent : « […] pour le simple fait de penser différemment, personne n’est privé de liberté ; mais nous considérons qu’il s’agit d’un crime grave contre le mode de vie occidental et chrétien. Ils veulent changer ce mode de vie pour un autre qui nous est étranger, et dans ce type de lutte, n’est pas considéré comme un agresseur seulement celui qui nous attaque par la bombe, la fusillade ou l’enlèvement, mais aussi celui qui, sur le plan des idées, veut changer notre système de vie à travers des idées qui sont justement subversives ; c’est-à-dire qui subvertissent nos valeurs, les changent, les bouleversent […] Le terroriste n’est pas seulement celui ou celle qui tue avec une arme ou place une bombe, mais aussi celui ou celle qui transmet des idées contraires à notre civilisation occidentale et chrétienne à d’autres personnes. »


Début et fin des gouvernements dictatoriaux. [DR]

Un rapport secret du Département d’état des USA, daté du 3 aout 1976 et maintenant déclassifié, informait Henry Kissinger, alors secrétaire d’État américain, que les dictatures militaires du Chili, d’Argentine, d’Uruguay, du Paraguay, de Bolivie et Brésil travaillaient conjointement afin de séquestrer et éliminer la subversion « communiste ». Henry Kissinger a renforcé l’École des Amériques et conçu le Plan Condor. Ceci a fonctionné grâce à Kissinger, cerveau intellectuel du mal qui a ravagé la région et qui a fourni toutes les ressources nécessaires (économiques, humaines…), pour « sauver la civilisation occidentale et chrétienne des griffes du communisme athée et apatride » ; en réalité, surtout pour permettre la mise en place des mesures néolibérales, vitales à cette étape du capitalisme. De manière imagée mais réaliste, on peut dire que Kissinger a lancé une bombe atomique sur le Cône Sud Amérique latine, faisant plus de 100 000 victimes entre 1975 et 1989 [1]. L’École des Amériques souligne l’influence des États-Unis dans l’opération Condor. C’est dans cette institution que les forces répressives des dictatures latino-américaines ont acquis les connaissances en techniques anti-insurrectionnelles. « Ces techniques comprenaient des concepts tels que l’abus physique, l’extorsion, le meurtre et tout ce qui équivaut à torturer. [2]»


La CIA annonce le coup d’état au Chili, la veille
C’est ce qu’indique un document de la Direction des opérations de la CIA, qui porte comme date de distribution : 10 septembre 1973.
Et la France ?
Des preuves attestent du rôle du gouvernement français aux antécédents de l’opération. A la fin des années 1950 et au début des années 1960, une série d’accords secrets de collaboration furent signés entre le gouvernement français et des gouvernements sud-américains, notamment l’argentin. Les conseillers militaires qui se rendaient en Amérique du Sud étaient des spécialistes des « techniques subversives » précédemment utilisées par le colonialisme français, en Indochine et en Algérie.


L’opération Condor était la lutte contre la subversion, d’où qu’elle vienne. Selon Contreras [3] « les principaux éléments subversifs qui menaient une attaque économique, politique et sociale contre les pays membres de l’opération Condor étaient les groupements qui s’inspiraient de la révolution cubaine ». Dans le Cône Sud, des organisations préconisaient la lutte armée. En Uruguay, les Tupamaros ont acquis une grande importance. En Argentine, ce sont les Montoneros (liés à la gauche péroniste) et l’Armée révolutionnaire du peuple (ERP – trotskistes) qui eurent la plus grande importance. Au Pérou, s’est organisé le mouvement paysan insurrectionnel, sous la direction d’Hugo Blanco. En Bolivie, l’Armée de libération nationale fut créée. Au Brésil, plusieurs organisations appelèrent à la guérilla. Au Chili, la gauche révolutionnaire organisée autour du Movimiento de Izquierda Revolucionaria (MIR), proclama au début des années 1970 la « guerre populaire prolongée » ; mais, sous le gouvernement d’Allende, elle abandonna la stratégie de guérilla.


Dictatures au Brésil, en Uruguay, en Argentine, au Chili… [DR]
 

On peut citer trois motivations de l’opération Condor : l’importance des États-Unis et de leur stratégie contre le « communisme » ; la nécessité pour les militaires Sud-américains de s’installer durablement au pouvoir, en éliminant les oppositions ; mais aussi, dans le cadre de la lutte des classes, la volonté de protéger et renforcer les structures organisationnelles des classes dominantes. Ceci passait par la destruction des mouvements syndicaux. En Argentine, le prétexte du coup d’état du 24 mars 1976 était de combattre la guérilla, mais son véritable objectif était d’imposer le modèle économique libéral ; pour cela, il fallait affaiblir le mouvement ouvrier organisé. Dans un document de la Junte militaire, il est dit : « Il faut enlever aux syndicats la puissance économique qui provient de l’accumulation de richesses, car, quand elle s’ajoute à la force corporative, elle corrompt le rôle de leurs dirigeants et institue le pouvoir politique ». Le premier rapport sur la responsabilité des entreprises dans les crimes contre l’humanité n’a été publié qu’en 2015. Il est clair que la dictature n’était pas seulement une entreprise répressive militaire, mais qu’il y avait une responsabilité civile et commerciale dans la restructuration économique de l’espace de travail. Ce n’était pas que de la complicité. La façon dont les entreprises se sont engagées dans la répression de la classe ouvrière et des secteurs populaires pendant la dictature montre qu’il s’agissait d’une stratégie dans laquelle les grands groupes économiques ont utilisé le gouvernement militaire et le terrorisme d’état à leur service. La participation des employeurs à la dictature s’est faite de plusieurs manières : en fournissant des informations sur les travailleurs et travailleuses, en procédant à des arrestations sur les lieux de travail, en militarisant les usines, en infiltrant des agents du renseignement ; aussi, en fournissant des ressources financières et matérielles, du transfert des détenu∙es jusqu’à l’installation de centres illégaux de détention et de torture dans les entreprises [4].


Témoignage de Pierre Lallart, attaché militaire français au Brésil, de 1962 à 1964
« Une opération très bien montée, exécutée en deux jours, dans un pays 17 fois plus grand que la France, presque sans difficulté ni effusion de sang, techniquement, comme opération, un modèle dans son genre. Beaucoup de ceux impliqués dans le coup d’état sont des spécialistes de la doctrine française, ou d’anciens élèves de l’École supérieure de guerre française ».


La répression s’est accompagnée d’un ensemble de lois visant le syndicalisme. Ainsi, le droit de grève a été suspendu, la juridiction syndicale a été supprimée, l’activité syndicale a été interdite et la loi sur la sécurité industrielle a interdit toute mesure concertée d’action directe, y compris l’application stricte des règlements entrainant une baisse de la production. Pendant la dictature civilo-militaire, de 1976 à 1983, 700 000 emplois industriels ont été détruits, environ 50000 PME ont fait faillite. La part des travailleurs et travailleuses dans la répartition des richesses (produites par eux et elles !) est passée de 48 % à 30 %. Les organisations de défense des droits humains estiment que 66 % des 30 000 personnes « disparues » étaient des militants et militantes syndicaux. Ces chiffres ahurissants, révèlent à quel point le syndicalisme est l’outil de lutte le plus craint par le système capitaliste, et confirment que le syndicalisme est l’arme politique la plus puissante de transformation radicale de la société.


Nara Cladera


[1] Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Président Truman a ordonné le bombardement atomique des populations civiles de Nagasaki et Hiroshima, provoquant plus de 100 000 morts.

[2] Marcos Ferreira Navarro, « Operación Cóndor », Ab Initio, n°9, 2014.

[3] Manuel Contreras est diplômé du cours de « guerre contre-insurrectionnelle » de l’école du Fort Benning (qui abrite l’ex-School of Americas, aujourd’hui Western Hemisphere Institute Security Cooperation), située en Virginie aux États-Unis. De 1973 à 1977, il commanda les opérations de la DINA, le service de renseignement chilien sous la dictature militaire, dans le cadre de l’opération Condor. Il fut contraint de démissionner de la DINA, rebaptisée CNI, en avril 1978 après l’affaire Orlando Letelier, du nom du ministre démocrate-chrétien assassiné en 1976 aux États-Unis. Il resta toutefois général. Il fut également un agent informateur de la CIA de 1974 à 1977.

[4] On peut citer Acindar (Industria Argentina de Aceros S.A), Ford, Ingenio La Fronterita, Astillero Río Santiago, La Veloz del Norte.


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