Les cheminots face à la lutte armée

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« La résistance, c’est le train allemand qui ne passe pas, c’est le matériel allemand qui verse dans le ravin, c’est le fourrage français à destination de l’Allemagne qui brûle. C’est l’embouteillage organisé dans les gares. Résister, c’est vouloir faire quelque chose contre l’ennemi, même quand on n’a ni armes ni matériel approprié à la destruction, comme c’est malheureusement souvent le cas. Résister, c’est renseigner, c’est aider ses camarades à accomplir leur travail de combat » Paru en 1943, cet éditorial du Bulletin des chemins de fer prône la résistance, armée ou non armée, lors de la Seconde Guerre mondiale. Dans cet article, rédigé pour un colloque [1], Georges Ribeill revient sur « les facteurs corporatifs » de ces engagements et les différenciations sociologiques de l’engagement militant. Il pointe aussi les mythes construits après-guerre, sans pour autant nier ou dévaloriser la Résistance active au sein de la SNCF, les résistances de cheminots et cheminotes [2].

[1] La Résistance et les Français : lutte armée et maquis, Colloque de Besançon 1995, éditions Les Belles lettres, 1996.
[2] Nous avons repris intégralement le texte de Georges Ribeill et ses notes ; les renvois à des livres pourraient être largement complété aujourd’hui.
Par exemple : Les cheminots dans la guerre et l’Occupation. Témoignages et récits, Revue d’histoire des chemins de fer hors-série n°7, AHICF, 2002 ; Une entreprise publique dans la guerre : la SNCF, 1939-1945 (colloque des 21 et 22 juin 2000), AHICF, 2001 ; Les cheminots dans la Résistance. Une histoire en évolution, Revue d’histoire des chemins de fer n°34, AHICF, 1996 ; et diverses publications de l’IHS-CGT Cheminots.


Georges Ribeill, de formation multidisciplinaire, se consacre depuis une quarantaine d’années à l’histoire des chemins de fer et des cheminot·es en France, des origines à nos jours. Membre fondateur en 1987 de l’Association pour l’histoire des chemins de fer en France (devenue Rails et Histoire [3]), il publie le résultat de ses recherches actuelles dans la revue trimestrielle Historail [4]. Il est également membre du réseau Ferinter [5]. Il a publié de nombreux ouvrages [6]  et de multiples articles dans diverses revues (dont Les utopiques).

[3] ahicf.com
[4] historail.fr
[5] ferinter-irs.org
[6] Dont : Les trains de nuit. Deux siècles de voyages, de la banquette de bois au wagon-lits, Editions La Vie du rail, 2021 ; Mémoire de cheminots: La saga de la famille cheminote : 150 ans de solidarité et de culture à travers ses associations, Editions La Vie du rail, 2018 ; Le port de Laroche et ses ouvriers, à l’âge d’or de la navigation : première moitié du XIXe siècle ; La première génération de cheminots migennois : milieu du XIXe siècle, Autoédition, 2005 ; Des faveurs patronales au privilège corporatif… : histoire du régime des retraites des cheminots des origines à nos jours, 1850-2003, Autoédition, 2003 ; PLM-city: histoire d’une ville née du rail, Migennes, Yonne : du canal au TGV, XIXe-XXe siècles, Autoédition, 1999 ; Les cheminots : que reste-t-il de la grande famille ?, Editions Syros, 1993 ; La révolution ferroviaire: la formation des compagnies de chemins de fer en France (1823-1870), Editions Belin, 1993 ; Les cheminots, Editions La Découverte, 1984.


Les actes du colloque international de Besançon, juin 1995. [DR]

S’il est une corporation revendiquant dans son patrimoine culturel collectif ses faits de Résistance, c’est bien celle des cheminots. « 500 000 résistants » (Louis Armand, 1970), sous la bannière commune de Résistance-Fer, engagés dans la Bataille du rail, reconstituée dans un fameux film dès 1946, la SNCF prêtant ses cheminots et son matériel pour reconstituer sans trucage quelques scènes typiques, les historiques respectifs quasi officiels de la SNCF (Paul Durand, La SNCF pendant la guerre. Sa résistance à l’occupant, 1968) ou des communistes (Maurice Choury, Les cheminots dans la bataille du rail, 1970), tout cela a contribué à présenter une vision consensuelle et monolithique d’une corporation engagée dans la Résistance. Notre propos vise à repérer les facteurs corporatifs de l’engagement individuel ou collectif, selon des opportunités variables au sein des divers milieux de travail de l’entreprise; comme à souligner les divergences de pratiques ou de doctrines face à la lutte armée.

Les facteurs de l’engagement corporatif

L’engagement, à des degrés divers, des cheminots dans des actes de résistance fut stimulé par de multiples facteurs. Des facteurs objectifs en premier lieu :

-1- Des facteurs relevant de la stratégie même de l’entreprise SNCF. Assujettie par l’article 18 de la convention d’armistice à mettre en zone occupée son réseau el ses moyens techniques « à la disposition pleine et entière du chef allemand des transports », son organigramme étant doublé par une structure technique de commandement ferroviaire ayant autorité sur elle [1] la SNCF allait mettre en œuvre une stratégie visant à éviter d’être dépossédée de l’arme ferroviaire qu’elle savait à double tranchant. Tout en exécutant de manière minimale les transports prioritaires pour les besoins de l’occupant, elle entendait ainsi, d’une part préserver une certaine efficacité des transports vitaux du ravitaillement national, d’autre part conserver le plein contrôle de l’exploitation en vue de la mettre au service des armées de libération, le moment venu. Cette stratégie tacite s’avéra efficace : malgré les défaillances à répétition dans l’exécution de leurs ordres, jamais les Allemands n’écartèrent les cheminots français pour prendre en mains les chemins de fer. La SNCF manœuvra aussi pour limiter les prélèvements de matériel roulant ou d’agents que la Reichsbahn ou les usines de guerre allemandes allaient vite réclamer. Lorsqu’est institué en 1943 le STO (Service du travail obligatoire), non seulement elle s’oppose aux prélèvements de ses agents, mais encore elle embauche massivement des agents de tous rangs, simples hommes d’exécution ou diplômés des écoles d’ingénieurs [2]. Obtenant en février 1944 son classement comme entreprise S (Sperrberriebe) dans la catégorie S1, elle est ainsi préservée de tout prélèvement.

-2- Des facteurs techniques. La logistique ferroviaire mettait aux mains des agents un ensemble de moyens familiers de portée immédiate pour servir la Résistance, tant défensifs qu’offensifs. Louis Armand a fort bien résumé ce privilège corporatif : « Sur le plan défensif, le chemin de fer était le meilleur moyen de déplacement et d’évasion, en cas d’alerte et de coup dur, de tous les émissaires et combattants de la Résistance, de rapatriement des aviateurs alliés, de camouflage des réfractaires du STO, etc. Sur le plan offensif, les cheminots occupaient un poste d’observation sans égal parce qu’ils voyaient s’inscrire sous leurs yeux, dans les gares, dans les triages, une grande partie des activités et des programmes de l’ennemi ; ils n’avaient souvent qu’à regarder par-dessus son épaule (sic) pour moissonner de précieux renseignements. Et quand il fallait passer à l’action. il leur suffisait, dans bien des cas [ … ] de modifier, de différer, d’inverser un geste du métier pour porter une sérieuse atteinte aux opérations auxquelles ils étaient censés collaborer.» [3]

-3- Des facteurs institutionnels. Les nombreuses institutions professionnelles et sociales spécifiques aux agents de la SNCF, à l’origine de son esprit de corps accusé comme de forts réflexes de solidarité corporative, furent préservées, si ce n’est renforcées, dans un contexte de pénuries matérielles et de difficultés de circulation ou de communication croissantes. Evoquons les agents qui, dotés des précieux Ausweis comme d’un brassard distinctif leur assurant des facilités de circulation en tous lieux et toutes heures, mirent à profit ces privilèges pour convoyer denrées, renseignements ou armes. La relance de nombreuses institutions sociales (économats, jardins cheminots, régime de ravitaillement de faveur pour certaines catégories) assura à la corporation des atouts importants [4].

L’institution d’un Comité d’organisation syndicale regroupant les trois fédérations, CGT, CFTC et Cadres autonomes, préserva le fonctionnement syndical, fût-il concentré aux sommets. Et la forte coutume corporative consacrée assura. le rejet de l’imposition d’une Charte des cheminots [5]. A l’abri d’importants bouleversements de main d’œuvre, protégée dans ses fortes coutumes professionnelles et sociales, la corporation a ainsi conservé sa cohésion et ses valeurs de solidarité et de discipline, tous facteurs favorables et utiles aux pratiques de résistance.


La thèse de Christian Chevandier dont sera issue Cheminots en usine : les ouvriers des ateliers d’Oullins au temps de la vapeur, Presses universitaires de Lyon, 1993. [Coll. CM]

A ces facteurs objectifs, s’ajoutent aussi des facteurs subjectifs.

-4- D’ordre culturel. La soumission des cheminots, dès juillet 1940, aux lois de guerre de 1’Allemagne ainsi qu’à son sévère Code de justice militaire, déclencha des réflexes d’hostilité dans une corporation où toute réquisition militaire évoquait la répression des grèves générales d’octobre 1910, mai 1920 et novembre 1938. L’intrusion des Bahnhof chargés de la surveillance des établissements ferroviaires, modestes agents allemands souvent tentés d’abuser de leur autorité pour brimer les cheminots français, stimula des réflexes spontanés, corporatifs et patriotiques, de rejet contre celte incarnation de l’autorité militaire et allemande.

-5- D’ordre idéologique. Dans une corporation très fortement syndiquée et où prédominent les ex-unitaires, la répression anticommuniste, relancée l’été 1941 après la rupture du pacte germano-soviétique, a poussé au passage à la clandestinité certains militants. On sait combien la reconstitution précoce de l’armature régionale du PCF clandestin doit aux cheminots communistes [6], tout comme ultérieurement les groupes de FTPF implantés dans les dépôts et ateliers. L’influence de la Fédération illégale CGT des cheminots ira croissant, sa Tribune des cheminots clandestine, ses tracts et appels mettant en avant les figures héroïques de ses martyrs [7]. Appelant à l’entrisme dans la Fédération légale en 1943, elle organise un Comité central de grève le 1er mai 1944 lorsque basculera le rapport de force en faveur des mouvements de libération, aboutissant à l’appel à la grève insurrectionnelle, effectivement déclenchée en région parisienne le 10 août 1944. Par ailleurs, à partir de 1942, la politique des requis d’office pour l’Allemagne, puis du STO début 1943, déclenche le phénomène général du passage au maquis et donc à la résistance armée. Dans les ateliers d’Oullins, le 13 octobre 1942, la désignation de trente requis provoque une puissante grève, au retentissement national, relayé par l’ensemble des mouvements de la zone sud [8].

Les modalités de l’engagement individuel

Les premières contributions à la résistance se caractérisent par l’importance des réflexes individuels spontanés de type patriotique. Avec Paul Durand, on peut distinguer schématiquement en effet deux périodes [9] :

– Jusqu’en 1942, une période de « résistance technique », que nous qualifierons plutôt de diffuse et spontanée, désarmée donc aussi, mue par des réflexes patriotiques : « Aucun souci politique n’apparaît alors le plus ordinairement chez les cheminots résistants. L’action est presque toute concentrée sur la communication des renseignements, les passages clandestins, le dévoiement des expéditions. » On peut y ajouter la propagande, du simple graffiti jusqu’au bulletin régulier, via les « papillons » et les tracts.

– Après 1942, une période de « résistance politique » que nous qualifierons plutôt de délibérée el organisée, impliquant souvent un armement défensif et/ou offensif, dont les manifestations nouvelles. sabotages el grèves. se surajoutent aux précédentes, guidées maintenant par les perspectives de la libération et de l’après-guerre. « L’acte de résistance pure, commis par le cheminot et ses camarades de travail, sur le lieu et à l’occasion de celui-ci, automatiquement parce qu’une circonstance subite se révèle favorable, conjugue ses effets avec ceux d’actes d’inspiration extérieure à la SNCF, commandés de Londres ou d’ailleurs, œuvre de groupes dans lesquels les cheminots sont souvent en minorité. »

Cela n’exclut pas des réticences d’ordre culturel : les freinages ou sabotages pouvaient heurter la conscience professionnelle des cheminots. Ainsi, ce ne sont pas les mécaniciens titulaires de locomotives qui sabotèrent allègrement « leur » machine, mais bien leurs camarades ouvriers sédentaires des dépôts, chargés de leur entretien ; ou encore des réticences d’ordre moral : les Allemands tentèrent de déjouer l’action de la Résistance par plusieurs stratagèmes – conduite des trains sensibles par des cheminots français exposés comme boucliers humains aux mitraillages, aux sabotages, wagons plats placés en tête des locomotives, chargés de cantonniers devant surveiller la voie et prêts à rétablir le rail coupé … – sans oublier la prise en otages de cheminots, ou, en cas de grave attentat ferroviaire, les représailles aveugles, dégénérant en carnage collectif à Ascq, la nuit du 1er au 2 avril 1944, avec le massacre sommaire de 86 cheminots et habitants [10].


Deux livres constitutifs du « mythe » évoqué par Georges Ribeill. [Coll. CM]

Un engagement différent dans l’action

En fait, un engagement professionnel différencié dans l’intensité et les modalités de l’action (agents de renseignements, passeurs ou agents de transmission, saboteurs sans armes) se dessine en fonction des opportunités et risques propres à chacun des métiers du rail. Ainsi, les agents qui avaient un accès privilégié aux informations concernant les circulations des trains allemands, agents des PC notamment mais aussi des gares, des dépôts, des aiguilleurs, hommes d’équipe des triages ou même cantonniers de la Voie, alimentèrent les multiples filières convergeant vers les services de Renseignements de Londres, où étaient précisément planifiées les cibles privilégiées de la chasse aérienne, des sabotages, voire des bombardements. L’ingénieur de la Traction Armand allait disposer, à partir de juin 1941, d’un véritable réseau national de renseignements, par le relais des huit cents agents chargés de l’application, dans tous les dépôts, du procédé de traitement anti-tartrage des eaux de chaudières [11].

L’instauration de la ligne de démarcation stimula la prise en charge par les roulants du transit des clandestins. Toutes les caches possibles à bord des trains, dans les tenders notamment, furent utilisées, qui permettaient aussi le colportage de la presse ou de messages dans les réseaux de la Résistance. Dans les dépôts et ateliers, le sabotage des organes vitaux du matériel roulant (boîtes à graisse des essieux, boyaux de conduite des freins pneumatiques) était à portée de main des ouvriers, tandis que, dans les triages, il était facile aux hommes d’équipe et aux visiteurs de permuter les étiquettes indiquant sur les wagons leur destination … Dans toutes les opérations dont les Allemands exigeaient la prompte exécution, la stricte application à la lettre des règlements et le formalisme renforcé des procédures servirent d’écran à un freinage

ainsi rendu difficilement détectable. Un léger incident technique de route pouvait être facilement transformé en avarie impliquant le transbordement de tout un chargement allemand… Mettant ainsi en œuvre ingénieusement leurs simples « armes professionnelles », nombreuses furent les occasions d’improviser de la part des cheminots de tous rangs des actes qui, s’ils étaient dénués d’héroïsme, assuraient au quotidien une contribution obscure et anonyme mais parfois essentielle aux mouvements et réseaux de résistance organisés tant au sein qu’en dehors de la SNCF.

D’une autre nature étaient les faits de résistance active, offensive, impliquant des moyens spécifiques de destruction (explosifs) et de protection (armement). Le dynamitage ou, plus efficace, le plasticage des aiguilles, des plaques tournantes ou des engins même de relevage ou de dépannage, en ligne les destructions des ouvrages d’art, les déraillements par déboulonnage ou plasticage des rails, furent l’œuvre de petits groupes organisés, techniquement instruits et opérant de plus en plus sur instructions précises, conformément à un plan d’ensemble dont le sens échappait bien souvent à ses exécutants. Les sabotages par explosif furent plutôt l’apanage des maquis alimentés en armement et explosifs parachutés par les Alliés, tandis que les déraillements résultant de l’enlèvement d’un rail, supposant un outillage particulier, furent plutôt une spécialité des cheminots, qui la jugeaient d’ailleurs plus efficace et discrète. Plus intenses dans les zones les plus éloignées des bases de l’aviation alliée (Sud-Est, Est, Sud-Ouest et Midi), la géographie des sabotages reflète bien leur rôle d ‘appoint aux bombardements.

Les engagements dans les organisations collectives de résistance

Les facteurs d’incitation à un soutien ou engagement dans la Résistance expliquent l’importance des adhésions individuelles de nature occasionnelle dans la première des organisations locales rencontrées. C’est pourquoi tous les réseaux de la France Combattante comprirent des cheminots.

A la tête du BCRA de Londres, le polytechnicien Dewavrin, Passy, en quête de réseaux de renseignements en zone nord noue vite contact au sein de la SNCF, par le biais des affinités polytechniciennes, avec Louis Armand, témoignant ainsi de son enrôlement naturel, obligé : « La situation privilégiée des hommes du rail pour “faire du renseignement” n’a pas échappé aux Alliés […] et un trimestre ne s’était pas écoulé depuis l’Armistice de 1940, que Londres prenait des contacts directs ou indirects avec les cheminots français. L’affiliation à des services de renseignements n’impliquait rien qui ressemblât à un contrat même tacite. On était pour ainsi dire requis d’office en raison du poste qu’on tenait. [12] »

Issu du réseau NAP (Noyautage des administrations publiques) visant les administrations publiques, le principe d’un NAP-Fer fut arrêté en octobre 1942 à l’initiative de Jean Moulin et de Claude Bourdet [13]. Contacté fin 1942, René Hardy, Didot, dont la brève expérience de cheminot avant-guerre au PC de Montparnasse lui assurait une certaine compétence ferroviaire et des contacts au sein de la SNCF, se voit chargé d’organiser le sabotage ferroviaire au plan national. Il recrute trois adjoints: René La Combe, Bottin, chargé de la propagande ; Henri Garnier, Ledoux, instructeur des équipes de sabotage chargées des destructions à main armée et en contact avec l’Armée Secrète (AS), les Groupes francs (GF) et les maquis ; un adjoint technique enfin, Max Heilbronn, Harrel [14].

Dans chaque région en zone sud, un « chef Fer » est en relation étroite avec les dirigeants du NAP dont il dépend, les services de l’AS dont il exécute les plans militaires et les GF qui lui fournissent les éléments de combat pour l’action immédiate. La stratégie de NAP-Fer allait s’étendre à toute la France en même temps que s’autonomiser. L’arrestation de Hardy le 7 juin 1943, relâché peu après, celle de Heilbronn le 12juin, semblent avoir motivé la réorganisation de NAP-Fer dans le sens d’un regroupement autonome de toutes les structures résistantes cheminotes. Ainsi, nouveau réseau à part entière des Forces françaises combattantes (FFC) à partir du 1er octobre 1943, est créé Résistance-Fer, rattaché à la Délégation générale par l’intermédiaire de Jacques Chaban [15]. De fait, l’opération semble bien avoir été plus formelle que réelle [16]. Bien plus structurés et stables apparaissent les milieux communistes, où on considère qu’en temps de guerre les tracts ne suffisent pas à lutter contre les armes de l’ennemi. La chasse aux armes est entreprise dès 1940, afin d’en doter les premiers groupes de l’Organisation spéciale (OS) voués à l’action violente. Dès septembre 1940, l’action contre les voies ferrées commence, qui ira crescendo [17]. L’activisme armé, en tous lieux et circonstances [18] caractérise l’action des FTP, associant dans leurs opérations anti-ferroviaires maquisards et cheminots, ceux-ci informant au minimum ceux-là des cibles de choix : en ligne, trains de munitions ou de permissionnaires, ou dans les dépôts et triages, installations, machines, etc. Cet émiettement de l’action et cette confusion des acteurs (y mêlant le rôle du Front national, des Milices patriotiques ou des syndicalistes clandestins) transparaît bien dans l’historiographie des mouvements et groupes de FTP, énumération chronologique pour l’essentiel des faits d’armes accomplis [19].

Créés début 1943, les Corps francs (CF) Vengeance [20] prennent essor au sein de la SNCF dans les ateliers de réparation de Nevers. Sous la houlette de Lavenant, Kermorgant, Mahot, chargé d’organiser et de diriger les CF SNCF, le réseau rayonne vite dans le Centre, se livrant à de multiples sabotages du matériel roulant par voie chimique et alimentant le réseau de renseignements Turma. Autonomes à leurs débuts, collaborant régulièrement avec les FTP, la jonction des CF-SNCF avec NAP-Fer est bientôt réalisée. Au printemps 1944, les CF-SNCF étaient incorporés à un Comité national-Fer, regroupant les responsables des autres mouvements, Vengeance, Libre patrie et Mouvement de libération nationale (MLN)

Des conflits de doctrines aux sommets, entre réseaux et mouvements…

C’est sur le rôle d’arme ou de cible privilégiée que constituent les chemins de fer que vont s’opposer les doctrines des responsables des mouvements et réseaux. Ainsi la doctrine de NAP-Fer se positionne entre deux points de vue extrêmes. A la différence des FTPF pratiquant l’exécution individuelle de militaires allemands anonymes, Fabien donnant le premier exemple le 21 août 1941, en ce qui concerne l’Action spéciale, à NAP-Fer, rappelle C. Bourdet, « nous pensions qu’il fallait au moins que ce fût un acte de guerre utile, sabotage, attaque de convoi, etc., et non un simple meurtre décidé un peu au hasard. [21] » L’activisme nuancé du NAP qui fondait sa « doctrine de l’action immédiate » se heurtait à l’attentisme des dirigeants du Bureau central de renseignements et d’action (BCRA) et de la France Libre, « hostiles à toute espèce d’action, sauf dans le cas de missions précises confiées par eux-mêmes à telle ou telle équipe » [22].

Au sein de la SNCF, heurtant sa stratégie de préservation pour le fameux jour J, l’activisme du NAP, a fortiori celui des FTP, était critiqué en haut lieu. Louis Armand [23] a évoqué la cassure qui séparait « ceux qui ne voulaient voir [dans les sabotages ou attentats] qu’une obligation assurant le succès d’une opération déterminée, et ceux qui y ajoutaient des fins d’ordre psychologique, pour ne pas dire politique […]. Bernard ne nous cachait pas qu’il nous trouvait très timorés en matière de sabotages […]. Je lui ai déclaré tout net qu’il n’était pas question de dire aux cheminots, comme à des troupes de ligne devant une redoute : “Allez, flanquez-moi tout cela en l’air”. Outre qu’ils n’en avaient, pour la plupart, ni la capacité ni même la résolution, l’application d’une telle consigne les aurait exposés à des représailles d ‘autant plus redoutables qu’ils étaient en vitrine aux yeux de l’ennemi, étiqueté chacun à son poste, et qu’ils n’auraient pas la ressource de se réfugier dans le maquis, une fois le coup fait, puisque le chemin de fer devait continuer à marcher, jusqu’à la dernière extrémité, pour éviter la complète asphyxie du pays. En bref, on ne pouvait imposer à des gens des devoirs contradictoires. “Ménageons, lui ai-je dit, le potentiel de ces compétences, de celle maîtrise des réalités ferroviaires jusqu’à ce que le moment soit venu de les jeter dans la mêlée avec le maximum d’efficacité. Ne les gaspillons pas prématurément. Laissons le plus longtemps possible la priorité au renseignement pour lequel nous sommes irremplaçables” ».

Enfin, au sein du NAP-Fer, l’activiste Hardy et le technicien Heilbronn s’opposaient sur l’opportunité immédiate des destructions des voies ferrées : le premier souhaitant « un sabotage, si possible, chaque jour, pour gêner l’ennemi et entretenir l’esprit de résistance », alors que Heilbronn rappelle qu’il préférait « ne rien tenter dans l’immédiat, mais préparer soigneusement son plan de rupture du réseau ferroviaire lors du débarquement ». Cette mésentente poussa Frenay à séparer les deux hommes [24].

… Mais complémentarité et coopération dans les groupes de base

En dépit de ces lointaines divergences aux sommets, sur le terrain, les nombreuses « armes» professionnelles dont disposaient les cheminots se conjuguèrent aisément à celles des maquisards et clandestins armés. Dans

toute opération armée, l’information précise et les facilités de circulation des premiers facilitaient l’action ciblée et les besoins logistiques des seconds. Et plus on se rapproche en fait de l’histoire des groupes de base et de leurs pratiques, moins y apparaît évidente 1’importance de leur rattachement à un mouvement ou réseau, si ce n’est pour des raisons bien plus matérielles qu’idéologiques, et plus en ressortent la coopération et la solidarité dans l’action. Ainsi, dans l’Yonne, aux environs de Laroche-Migennes, le Groupe Bayard, constitué au printemps 1941, regroupant une trentaine d’hommes dont de nombreux cheminots, pratique propagande et petits sabotages jusqu’en 1943 [25]. Il adhère au mouvement Libé-Nord en ao0t 1943, mais rejoint peu après le réseau Jean-Marie du SOE, qui offre l’avantage de pouvoir parachuter explosifs et armes. C’est souvent en relation étroite avec le groupe FTP du dépôt qu’il y organise les sabotages ou intervient sur la voie de l’artère stratégique de Paris à Lyon. Le danger commun et permanent resserrait les lien entre les deux groupes, si bien qu’« à vrai dire, il n’existait plus à la base qu’une Résistance cheminote sans qu’on s’inquiétât quelle part revenait aux FTP et quelle part au groupe Bayard [26] », témoigne un ancien FTP.

De fait, la SNCF fonctionna comme un immense « maquis», protégeant ses troupes, abritant allées et venues des cheminots résistants, mobilisant ses nombreuses armes professionnelles. Louis Armand, qui avait le sens des images justes, écrivit : « L’épopée des résistants actifs du rail s’est intégrée dans un consensus quasi unanime de toute la corporation, forte alors de 400 000 agents, consensus où ces actifs trouvèrent, en maintes occasions dramatiques. la même protection que s’ils avaient été sous le couvert d’un immense maquis. [27] »

Illustration de la couverture de Les cheminots dans la guerre et l’Occupation. Témoignages et récits, Revue d’histoire des chemins de fer hors-série n°7, AHICF, 2002. [Coll. CM]

La construction après-guerre d’un mythe collectif

Cette citation introduit à la mythologie corporative qui fut vite érigée au sortir de la guerre. Les réflexes de défense de l’intégrité corporative, contre les tensions intestines qui demeurent après la libération de la capitale, ont joué en faveur d’une œuvre de communion corporative et donc apolitique, autour de l’association Résistance-Fer dont les cadres animateurs, dès le 13 octobre 1944, fixaient le large périmètre : « Il est établi une fois pour toutes que la Résistance Fer reçoit tous les Cheminots prouvant leurs qualités de Résistant. Toutefois. l’admission des Cheminots ayant manifesté leur patriotisme sur un plan extra-ferroviaire doit être subordonnée à un parrainage sérieux de deux Résistants et si besoin est à une enquête […] Il ne faut pas ouvrir nos portes à des éléments troubles capables de ternir la pureté de l’esprit Résistance qui nous guide. Si nous recevons à bras ouverts toutes les doctrines et toutes les opinions, nous n’admettrons jamais qu’elles nous mènent ou nous submergent. [28] »

Une fois l’association à vocation de secours aux familles des victimes créée, le 27 décembre, il est convenu qu’un film sera tourné. dont les bénéfices d’exploitation alimenteront les caisses. Ce sera Bataille du rail, primé au premier festival de Cannes, qui connaîtra un succès inespéré, avant d’être retranscrit même en livre [29], dont les exceptionnelles conditions de tournage visant l’authenticité absolue [30], avec le concours très actif de la SNCF, seront rappelées par L. Armand dans sa préface, saluant un film « rigoureusement vrai ».Un film dont la vocation à mettre en avant un « héros collectif », la corporation, et « à magnifier une organisation collective qui n’est jamais celle des mouvements de résistance, du syndicat clandestin ou du parti communiste » a été rappelé par l’historien S. Wolikow [31]. C’est le même parti pris qu’épousera le cadre cheminot Paul Durand, chargé de relater la résistance de la SNCF « en tant que personne morale », et celle des cheminots « en tant qu’individus », comme le rappelle dans sa préface Louis Armand. Toutes ces institutions et œuvres participent ainsi à l’évidence d’un projet implicite de construction puis d’entretien d’un mythe corporatif, fusionnant sous l’enveloppe protectrice de l’entreprise-institution, tous les actes de résistance des atomes-agents anonymes qui la composaient, fussent-ils différemment inspirés et ciblés. Récupération par l’entreprise au profit de sa forte idéologie corporatiste et au service du consensus social ? L’ethnologue J .-Y. Boursier, enquêtant dans les milieux des anciens résistants autour de Migennes, relevait que le mythe de « la Résistance-Fer », dont participent La Bataille du rail et toute une littérature, était « contredit totalement par les cheminots du dépôt de Migennes, résistants du Groupe Bayard ou FTP, qui témoignent que s’il y eut des cheminots résistants, il n’exista pas de “résistance cheminote”, de “résistance-fer” au sens d’un collectif agissant contre l’occupant [32]. » Et d’en conclure, pour traduire au mieux le sens de l’éventuel engagement résistant de ses témoins, « qu’on ne résiste pas au nom d’une corporation, d’une classe, d’un groupe ou d’une communauté mais parce qu’on est convaincu qu’il est juste de le faire ». C’est bien entre le tout corporatif el le tout subjectif, infléchie même selon la diversité des situations professionnelles, que se situe la causalité plus complexe de l’engagement des cheminots résistants.


Georges Ribeill


[1] Haupt Verkhers Direktion (HVD) à Paris et Bruxelles. coiffant des structures régionales, Eisenbahn Betriebs Direktion (EVD).

[2] Voir Paul Durand, « La politique de l’emploi à la SNCF pendant la Deuxième Guerre mondiale », Revue d’Histoire de la Deuxième Guerre mondiale. janvier 1965 ; La SNCF pendant la guerre. Sa résistance à l’occupant, PUF. 1968.

[3] Louis Armand, Propos ferroviaires, éditions Fayard, 1970.

[4] Voir Georges Ribeill, « Les cheminots : esquisse d’un bilan social », Les ouvriers en France pendant la seconde guerre mondiale, CRHMSS-Paris 1 et IHTP, 1992.

[5] 1. Voir Georges Ribeill, « Les chantiers de la collaboration sociale des Fédérations légales des cheminots (1939- 1944) », Le Mouvement social n° 158, janvier 1992.

[6] Voir les nombreuses monographies régionales publiées dans Les communistes français de Munich à Châteaubriand, (dir. J.-P. Rioux, A. Prost et J.-P. Awia), Presses de la FNSP, 1987.

[7] Jean Catelas guillotiné le 24.09.1941, Pierre Sémard fusillé le 7.03.1942, Georges Wodli mort sous la torture le 2.05.1943.

[8] Sur les cheminots d’Oullins, voir les travaux approfondis de Christian Chevandier, Bœufs el voituriers. Les travailleurs des Ateliers SNCF d’Oullins (1938-1947). DEA Lyon Il (Dir. Y. Lequin), juin 1986 ; « Clivageset continuités dans les perceptions et les comportements ouvriers : les Ateliersd’Oullins de la SNCF », Les ouvriers en France pendant la seconde guerre mondiale. Les ateliers d’Oullins deviendront un foyer important degrèves à répétition (voir Bœufs el voituriers…).

[9] Voir Paul Durand, « La politique de l’emploi à la SNCF pendant la Deuxième Guerre mondiale ».

[10] Voir Jean-Marie Mocq, Ascq 1944. La nuit la plus longue, Actica-Editions, 1971.

[11] Louis Armand, quarante ans au service des hommes, éditions Lavauzelle – Association des Amis de Louis Armand, 1986.

[12] Louis Armand, Propos ferroviaires.

[13] Voir Claude Bourdet, L’aventure incertaine, de la Résistance à la Restauration, éditions Stock, 1975. Cf. aussi pour tout ce qui concerne ce mouvement, René La Combe, « Le bloc de fer », La France et son empire dans la guerre, ou les compagnons de la grandeur, tome 2, Editions littéraires de France. 1947 ; Paul Cusson, « Les cheminots », ibidem ; Max Heilbronn, Galeries Lafayette, Buchenwald, Galeries Lafayette…, Economica, 1990. Del’ensemble de ces témoignages. nous avons essayé de reconstituer une tramechronologique cohérente.

[14] Auteur, en 1940, d’un Manuel de sabotage des voies ferrées, par démontage, tiré à 2000 exemplaires, en 1941, avec d’Estienne d’Orves. Heilbronn élabore un plan de sabotage des voies ferrées en cas de débarquement. Durant le printemps 1943, retirés à Saint-Hippolyte-du-Fort. Hardy et Heilbronn mettent au point un nouveau Plan vert de sabotage ferroviaire, qui, découvert par les Allemands, allait du moins inspirer le Plan vert conçu à Londres qui sera effectivement mis en œuvre, en 1944.

[15] Résistance-Fer, Bataille du Rail, brochure commémorative du cinquantenaire, s.d.

[16] « Ce qui fut dans la suite appelé la Résistance-Fer n’a jamais, pendant les hostilités, correspondu à un réseau concret et spécialisé », tranche nettement Paul Durand (« La politique de l’emploi à la SNCF pendant la Deuxième Guerre mondiale »). On a du mal, parmi les témoignages postérieurs à la guerre, mêmes des protagonistes, à s’y reconnaître entre ces structures mouvantes qu’ils désignaient tantôt NAP-Fer, Bloc-Fer ou Bloc-SNCF ou parfois anachroniquement Résistance-Fer, et à préciser la chronologie même de leur évolution : symptômes certains de désordres et difficultés de coordination chroniques.

[17] Charles Tillon, Les FTP. Témoignage pour servir à !’Histoire de la Résistance, éditions Julliard, 1962.

[18] Voir l’éditorial du second numéro, paru en novembre 1943, du Bulletin des chemins de fer qu’édite France d’abord, prônant cet activisme, armé ou non, auprès de toutcheminot, ainsi décliné du mieux au moins bien : « La résistance, c’est le train allemand qui ne passe pas, c’est le matériel allemand qui verse dans le ravin, c’est le fourrage français à destination de l’Allemagne qui brûle. C’est l’embouteillage organisé dans les gares. Résister, c’est vouloir faire quelque chose contre l’ennemi, même quand on n’a ni armes ni matériel approprié à la destruction, comme c’est malheureusement souvent le cas. Résister, c’est renseigner, c’est aider ses camarades à accomplir leur travail de combat […]. Ingénieurs et inspecteurs de la voie, vous que votre situation, plus en vue, n’autorise pas à agir directement, mettez-vous en rapport avec les mouvements de résistance. Ne dites pas comme certains : “Il n’y a pas de coordination dans votre action, vos sabotages se font au petit bonheur, c’est la pagaie, etc.” Cherchez à faire mieux, apportez vous-mêmes les remèdes nécessaires, éclairez de vos conseils ceux qui agissent. »

[19] Voir Maurice Choury, Les cheminots dans la bataille du rail, éditions Perrin, 1970 ; ou par exemple, s’agissant du département de l’Yonne, avec un rôle-clef accordé aux cheminots et groupes FTP agissant autour du dépôt de Laroche-Migennes, les nombreuses publications de Robert Bailly : Les feuilles tombèrent en avril. Souvenirs, éditions sociales, 1977 ; La Croix de Saint-André, ANACR Yonne, 1983 ; Si la résistance m’était contée, ANACR-Yonne, 1990. Soulignant encore l’importante contribution des cheminots des ateliers de Metz-Montigny, citons le témoignage de Léon Burger, Le Groupe “Mario”. Une page de la résistance lorraine, Metz, Imp. Hellenbrand. 1965.

[20] Nous suivons le témoignage du responsable de l’organisation Vengeance, François Wetterwald : Vengeance. Histoire d’un corps franc, Mouvement Vengeance, 1947.

[21] Claude Bourdet, L’aventure incertaine, de la Résistance à la Restauration.

[22] Idem.

[23] Louis Armand, Propos ferroviaires.

[24] Idem et Max Heilbronn, Galeries Lafayette, Buchenwald, Galeries Lafayette…

[25] Voir Jean-Yves Boursier, 1940-1944, La Résistance dans le Jovinien et le Groupe Bayard. Mémoire et Engagement, éditions Parenthèse, 1993.

[26] René Bailly, La Croix de Saint-André.

[27] Préface à Paul Durand, « La politique de l’emploi à la SNCF pendant la Deuxième Guerre mondiale ».

[28] Archives de Résistance-Fer.

[29] René Clément et Colette Audry, Bataille du rail, Comptoir français de diffusion, 1949 (livret du film).

[30] Voir le témoignage du « conseiller technique ferroviaire », André Delage, Les cheminots français dans la Bataille du Rail, éditions Hemmerlé, 1946.

[31] Serge Wolikow, « La Bataille du rail : la création d’une image collective de la résistance des cheminots », dans René Clément, « La Bataille du Rail », L’Avant-Scène, Cinéma n° 442, mai 1995

[32] Jean-Yves Boursier, 1940-1944, La Résistance dans le Jovinien et le Groupe Bayard. Mémoire et Engagement.


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