Ras l’front

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Ce texte date de 2003. Il a pour titre original « Ras l’front, douze années de militantisme atypique » *. Il couvre donc la période 1990-2002. Le réseau Ras l’front, et son journal du même nom ont vécu au-delà de ces années-là. Mais ces douze années permettent déjà de bien comprendre ce que fut ce réseau : large et radical, alliant pratique de masse et « coups militants ». Durant des années, Ras l’front c’est de nombreux collectifs locaux et une multitude d’activités sur tous les … fronts : université antifasciste, commission syndicale, manifestations, cinéma antifasciste, polars, travail avec des élu∙es politiques, banderole lors de 1er mai du FN, salons du livre antifascistes, blocages de trains du FN… *Paru dans la revue Outre-terre n°3


René Monzat est journaliste ; il a participé à Ras l’front.


Un journal, des affiches, des autocollants… [Coll. CM]

Le 21 avril 2002, au moment où les chaînes de télévision annonçaient la présence de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour de l’élection présidentielle, des banderoles « Ras l’Front » étaient déployées dans plusieurs dizaines de villes de France. Frappées d’un triangle rouge rappelant celui des déportés politiques, elles servirent de signe de ralliement aux premières manifestations d’une vague qui culmina, le premier mai, par de véritables fleuves humains à travers les rues des villes et des bourgades. Vieux de douze ans, le réseau antifasciste avait gardé ses réflexes. Mais les 20 % atteints par les deux candidats d’extrême-droite ne signaient-ils pas aussi l’échec des mouvements qui avaient tenté de s’opposer à la montée de l’extrême-droite ?

Quelle est cette nébuleuse militante ? Quel bilan peut-elle tirer de ses activités ? Pour rester dans les métaphores cosmiques, Ras l’Front tient plutôt de la comète, apparue en 1990, destinée à disparaître. Objet aux limites floues dont l’observation du noyau fait apparaître d’autres structures, elles aussi floues. Ni cartel ni organisation, des politologues y ont vu l’illustration d’un « militantisme à la demande ». Ras l’Front serait un cousin des réseaux militants tels ATTAC, le DAL, AC ! Assez bien adaptés à la résistance et à l’air du temps dans le « nouvel âge du capitalisme », celui justement des réseaux [1]. En rédiger un portrait tient de la gageure. En effet cette structure sans centre de décision n’a pas non plus en son sein de lieu pour accumuler sa propre mémoire, aussi dispersée que ses activités militantes. Son histoire ne peut être que subjective ou, peut-être un jour, collective.

Des collectifs nés d’une pétition

Ras l’Front tient tout entier dans quelques idées et dans les façons de les mettre en œuvre. Le mouvement est né d’une courte pétition, lancée en mai 1990, signée initialement par 250 personnalités, intitulée « Le temps de la contre-offensive est venu [2] ». « La montée en puissance d’un parti fascisant et raciste met la France à l’heure de tous les périls. Ses avancées sont faites de nos reculs. » « Quelles qu’en soient les conséquences judiciaires, nous affirmons ici que Le Pen, en filiation directe avec l’idéologie nazie, est un fasciste et un raciste. » Une charte succincte a été adoptée, plusieurs années après, en référence à la même pétition, qui souligne l’autonomie complète des collectifs [3].


Quelques suppléments au journal. [Coll. CM]

Les principes de leur activité découlent de la lecture du reportage réalisé en 1987 par Anne Tristan sur le FN à Marseille, Au Front [4]. Puisque le FN, dans ses zones de force, se livre à un travail local, discret, invisible, sur les ruines du maillage associatif tissé par la gauche, la résistance à la montée de l’extrême-droite doit agir localement, sans forcément rechercher l’éclairage des médias, elle doit travailler au sein de chaque milieu social, agir sur tous les thèmes à propos desquels intervient l’extrême-droite, et doit enfin, autant que faire se peut, passer par les structures déjà existantes, à l’efficacité et la pérennité éprouvées. La structure se réduit à un réseau de collectifs, à leurs sites [5] et au journal qui leur sert de lien [6]. Aucun collectif n’a été créé sur initiative d’un « sommet » par ailleurs inexistant. « Un collectif Ras l’Front naît de la volonté d’individus sur un territoire donné. Une fois créé, le collectif est autosuffisant. Il évolue et agit selon son bon vouloir », souligne Franck Hermel [7]. C’est la force du mode d’organisation choisi. C’est aussi une de ses principales faiblesses. En effet ce mouvement ne peut pas décider de se renforcer dans une zone géographique donnée. Le maillage des zones rurales par les collectifs Ras l’Front est meilleur en Bretagne qu’en Alsace, celui des banlieues plus serrées en région parisienne que dans le Nord, enfin les collectifs touchant la jeunesse scolarisée concernent plus de facs que de lycées techniques. L’inverse serait pourtant plus efficace. D’autre part les collectifs naissent dans ces conditions à l’instigation de gens qui disposent d’une certaine capacité militante (ce qui garantit la viabilité des structures qui naissent), mais des centaines de personnes, isolées, ne reçoivent pas l’aide qui leur permettrait de catalyser la création de nouveaux collectifs.

Le rythme de la création des collectifs est étroitement relié à la perception de la montée de l’extrême-droite. Les premiers naissent dans la foulée de l’appel des 250 et de la profanation du cimetière juif de Carpentras en 1990. Chaque campagne électorale voit éclore des collectifs pour organiser des initiatives de ripostes aux meetings de campagne du FN. Les lendemains de résultats électoraux en voient se structurer d’autres. Fin 1994, il y a 120 collectifs depuis la création du réseau [8], mais seuls une cinquantaine d’entre eux sont simultanément actifs. Le déploiement d’une banderole géante « Ras l’Front » sur l’Opéra de Paris en plein discours de Le Pen le 1er mai 1995 suscitera d’autres vocations. C’est à cette époque que les collectifs commencent à se doter d’adresses publiques. La préparation et la réussite de la contre-manifestation nationale de Strasbourg provoqueront une envolée du nombre des collectifs, poursuivie jusqu’en 1998. Les listes d’adresses publiques figurant dans le journal en témoignent avec un léger décalage : n° 34 de février 1996 : 36 adresses ; n° 48 de l’été 1997, 79 adresses ; n° 58 de septembre 1998 : 142 adresses publiques ; n° 65 de mai 1999 : un maximum de 169 adresses publiques.

La scission du FN provoquera instantanément un ralentissement des activités du réseau et la mise en sommeil progressive de nombre de collectifs, surtout après les résultats des élections européennes de 1999, décevantes pour l’extrême-droite qui passe sous le seuil des 10%, même en additionnant les suffrages portés sur le FN et le MNR. Le nombre d’adresses publiées diminue, passant à 155 en décembre 1999, puis à l’étiage de 98 dans le n° 87 d’avril 2002, dont une soixantaine de collectifs restant vraiment actifs à la veille des présidentielles. Nombre et activités augmentent après le premier tour des présidentielles, près de 110 structures étant de nouveau en activité en septembre 2002. Ce sont au total plusieurs centaines de collectifs qui se sont créés ; certains ont disparu définitivement ou temporairement ; d’autres n’ont jamais rendu leur adresse publique, ni rendu compte de leur activité dans le journal du réseau.

Actif dans le champ politique…

Dans leur activité et leurs relations avec d’autres structures militantes ou associatives les collectifs travaillent en respectant le principe que les démocrates-chrétiens appellent de subsidiarité ou de non-concurrence avec une structure existante quelle qu’en soit la nature. Ras l’Front est un projet militant monothématique, situé certes dans le champ politique, mais qui ne constitue pas pour autant une organisation politique. C’est pourquoi les théorisations de l’antiracisme comme gnose, défendues notamment par Pierre-André Taguieff [9], n’ont dans le cas de Ras l’Front pas grande pertinence. Des militantes et militants politiques en particulier PCF, PS, Verts, LCR, libertaires, alternatifs, régionalistes bretons ou basques militent au sein du réseau. La politique affichée d’alliance avec toutes les organisations politiques de la gauche explique que si la participation de personnes politiquement de droite n’est pas exclue, la présence de ces dernières reste marginale. En revanche des gens de droite ont signé des articles dans le journal Ras l’Front.

… le réseau échappe au poids des partis

Aucune organisation n’a barre sur Ras l’Front. L’extrême-droite se rassure d’y voir une organisation satellite de la LCR. Ainsi Emmanuel Ratier qui intitule son livre consacré au mouvement : Ras l’Front, anatomie d’un mouvement antifasciste, la nébuleuse trotskiste [10] ». La LCR n’a ni le désir ni les capacités d’engager Ras l’Front dans une direction particulière. Elle n’a d’ailleurs jamais été unanime sur les modalités de l’action antifasciste et ses militants qui participent activement à Ras l’Front le sont ouvertement (par exemple en se présentant aux élections) comme les militants actifs dans d’autres partis. On pourrait à la limite prétendre que Ras l’Front a plus pesé dans les débats de la LCR que l’inverse. Notamment quand des militants membres de la LCR et de Ras l’Front ont témoigné un enthousiasme limité devant les ouvertures faites par la LCR à LC, organisation qui se caractérise par un désintérêt total en matière de combat antifasciste. Des remarques du même ordre valent pour les militants du PCF, du PS ou des Verts militant à Ras l’Front ; ils peuvent à l’occasion raconter ce qu’ils font dans leur parti sur cette question, sans avoir l’impression d’être écartelés entre des fidélités contradictoires mais au contraire d’agir de manière cohérente au sein de structures aux objectifs de nature différente dans lesquelles ils (elles) sont pleinement impliqué∙es.

L’engagement de militants de Ras l’Front dans des organisations politiques représente une sécurité pour ce réseau par ailleurs convaincu que l’activité politique est nécessaire et que le plus sûr antidote à la poussée de l’extrême-droite réside dans l’affirmation d’une alternative politique de gauche crédible à la mondialisation libérale. Mieux : semblable engagement limite justement les risques d’une transformation des collectifs en substituts de partis politiques. Plusieurs collectifs ayant été sollicités lors d’élections locales, dans des endroits où la gauche politique souffrait d’un discrédit important, du fait de sa politique, de ses divisions ou de sa passivité face à une extrême-droite bien implantée. Transformation en collectifs politiques néanmoins impensable car le réseau met en œuvre une pratique d’alliances avec les organisations politiques de gauche, les syndicats de travailleurs et le mouvement associatif.

La symbiose avec les organisations de masse

Le principe qui guide le réseau est que les syndicats sont mieux à même de mener le combat antifasciste dans les entreprises [11]. Les syndicalistes membres de Ras l’Front se sentent plus particulièrement impliqués et n’hésitent pas en cas de besoin à susciter des réflexions ou des débats autour de ce thème, dans le cadre de commissions exécutives ou de formations. Le réseau apparaît alors comme un « expert » collectif au service des structures syndicales. En revanche Ras l’Front s’est toujours gardé de la moindre intervention ou prise de position dans les débats syndicaux, alors même qu’y prenaient part des syndicalistes par ailleurs adhérents. Le réseau n’a pas à formuler d’opinion sur la composition des directions syndicales, ni sur les lignes de revendications. En revanche, les membres de Ras l’Front sont persuadés que le programme du FN est contraire aux intérêts collectifs des travailleurs et que les organisations syndicales sont dans leur rôle en le soulignant.


Après les élections présidentielles de 2002. [Coll. CM]

D’autre part, l’attitude des syndicalistes confrontés à l’influence politique du FN parmi leurs adhérents s’est révélée très similaire quelle que soit la confédération ; pas de rejet des femmes et des hommes, mais pas de concessions politiques : « tu te trompes en votant le Pen, car seule l’action collective, dont nous ne t’écartons pas, paye pour résoudre les problèmes sociaux et politiques ». Le réseau entretient une « diplomatie » officielle réduite au minimum, au moyen de contacts pris avec tous partis et syndicats et permettant d’huiler, de légitimer le travail des collectifs. Diplomatie qui ne conduit jamais à signer des engagements pour le réseau, que personne n’a le pouvoir de contracter. Ainsi les échanges avec la direction du PCF, les rencontres avec des membres de la direction du PS de la LCR ou des verts se cantonnent dans l’échange de vues et ne passent jamais aux accords politiques.

Une sociologie qui reste à faire

Contrairement à la quasi-totalité des structures militantes ou associatives, Ras l’Front existe sans fichier de ses militants. Et la liste des abonnés au journal ne saurait en tenir lieu, les militantes ou militants n’étant pas a priori abonnés, mais se procurant le journal au numéro, moyen d’établir un lien direct. Et les abonnés ne sont de surcroît pas présumés sympathisants. Un nombre des militant∙es donc impossible à définir. À la rentrée 2002 le réseau compte plus d’une centaine de collectifs actifs ; des milliers de personnes participent aux réunions ; chaque collectif tient au courant de ses activités au moins une centaine de personnes, le plus souvent entre 200 et 300. Beaucoup de gens portent au moins occasionnellement l’épinglette triangle rouge. Ce sont enfin plusieurs dizaines de milliers de personnes qui ont manifesté fin avril 2002 et le premier mai en arborant l’autocollant Ras l’Front, un plus grand nombre encore ne le pouvant pas du fait des rapides ruptures de stock.


Ras l’front, un réseau de collectifs locaux aux multiples activités : des manifestations, mais aussi un bulletin local en supplément au journal national, du cinéma, et .. une commande d’armagnac. (Arch. M. Desmars]

Les réunions nationales de Saint-Denis, Paris, Lyon, Marseille ou Grenoble regroupant jusqu’à plusieurs centaines de personnes n’ont pas pour autant donné lieu à la publication de statistiques sur la participation.  L’éventail des âges va de 16 à 76 ans, la tranche 30-40 ans et 40-50 ans étant sans doute sur-représentée. Les collectifs regroupent des « gens du coin » ; les statuts des associations loi de 1901, qui leur donnent une existence légale, sont souvent déposés par des personnes qui sont nées dans une commune. Elles y sont insérées socialement, professionnellement et/ou par leur activité militante. Des situations sociales en inventaire à la Prévert : lycéens ou retraités, ouvriers ou paysans, employés chez Mac Do ou dans des SSII, ouvriers ou techniciens de grandes entreprises, intermittents du spectacle ou employés de centrales nucléaires, instituteurs ou enseignants et chercheurs, pompiers professionnels ou libraires, curés de paroisse et francs-maçons, médecins ou musiciens, journalistes. Les activités permettant une activité militante – professions liées à la culture, à l’enseignement, au secteur public sans doute aussi – sont sur-représentées. Mais les collectifs locaux sont toujours socialement très hétérogènes, sauf quand les étudiants y dominent.

La plupart des membres de collectifs ne se cantonnent pas à cette activité, la majorité étant syndiquée, une partie militant dans d’autres associations et une minorité déployant une activité dans le cadre de partis politiques. La demande d’un fonctionnement en cercle fermé, en contre-société est donc faible. La « rétribution militante » de la participation aux collectifs gît certainement pour partie dans ce que fournissent des expériences différentes ; elle n’a sûrement rien à voir avec le confort qu’apportent des structures refuges peuplées de façon homogène.

Les manifs et le reste

Les manifestations sont les activités les plus spectaculaires. Les collectifs ont co-organisé entre 1990 et 1998 plusieurs centaines de manifestations dans tous les départements, réunissant de quelques dizaines à quelques dizaines de milliers de personnes. Le succès de Ras l’Front se mesure non point à la taille des cortèges défilant derrière les banderoles Ras l’Front, mais au nombre total de participants aux manifestations et au rôle qu’ont joué les collectifs dans leur préparation. Des réunions sont organisées autour de thèmes déterminés localement en fonction des besoins ressentis par les collectifs, une réunion unitaire étant le plus souvent préférée à celles dont le seul réseau aurait pris l’initiative. Il est plus important de réunir 250 personnes sur trois jours à Orange, d’organiser un salon du livre réunissant des milliers de personnes à Gardanne en novembre 1997 ou à Martigues l’année suivante, d’animer régulièrement, à partir de 1997, des rencontres nationales organisées par des structures syndicales, que de mettre en valeur le sigle de Ras l’Front. Car à chaque fois ce sont les structures les plus proches du terrain, locales ou professionnelles, qui s’engagent et tireront les fruits de la réussite.

Le journal pour battre le rythme

Ras l’Front est né pour relier les collectifs issus de l’appel des 250. Son tirage a plusieurs fois atteint les 20 000 exemplaires, presque exclusivement diffusés lors de ventes militantes. Exceptions : des numéros spéciaux distribués, comme après le premier tour des présidentielles, à 250 000 exemplaires. Le journal a conservé cette fonction, comme en attestent les pages de la rubrique « ville à ville », avec nombre d’articles sur les initiatives locales et la publication régulière des adresses publiques de collectifs. Il sert aussi de moyen d’information sur la vie de l’extrême-droite. Bien que des centaines d’articles aient été publiés sur ce sujet, ils ont rarement été contestés par les intéressés, sinon par des appréciations négatives et très générales [12]. Au contraire, les courants radicaux citent à l’occasion les articles de Ras l’Front pointant les faiblesses du FN et son dirigeant Roland Gaucher n’a pas hésité à mesurer la qualité du travail fourni aux carences de son propre courant. « Des organisations comme Ras l’Front, une publication comme Réflexes, nous suivent de très près. Nous épluchent. Laissent passer très peu de choses [13]. » Il rend compte des livres et films en rapport avec le sujet.

Le journal traduit enfin l’ouverture du réseau. La plupart des éditoriaux sont signés par des personnalités qui ne participent souvent pas à ses activités quotidiennes. La liste des signatures comprend notamment Gilles Perrault, Alain Bihr, Anne Tristan, Lucie Aubrac, Jacques Gaillot, Maurice Rajfus, Joëlle Brunerie Kauffmann, Louis Weber, Samia Messaoudi et Yasmina Ali Ouladj, Kofi Yamgnane, Jacques Testard, Madjiguène Cissé, Dan Franck, Léon Schwarzenberg, Lofofora, Roger Meï, Maurice Kriegel-Valrimont, Jean-Claude Izzo, Thierry Jonquet, René Monzat, Jean Yves Camus, Jean Bernard Pouy, Emmanuel Terray, Lucie et Raymond Aubrac, Pierre Fugain. À défaut, les éditoriaux sont signés Ralph Rond, La rédaction ou, rarement, Ras l’front.

Les membres de l’équipe entretiennent des rapports de confiance avec la quasi-totalité des journalistes qui ont sérieusement travaillé sur le FN. De nombreux rapports se sont noués lors de la signature en 1993 d’une pétition spécifique à cette profession. Ici encore la rédaction de Ras l’Front partage avec les journalistes sensibilisés à la question une conviction commune. Traiter du FN peut entraîner plus de conséquences que le tout-venant des sujets d’article. Il est donc indispensable d’appliquer ici scrupuleusement les règles déontologiques qui devraient être communes à tous les journalistes : vérification des sources, respect de la vie privée des personnes concernées, non confusion entre information et communication ; on osera au besoin contredire ses interlocuteurs ou du moins relever les inexactitudes, etc.

Le journal sert enfin et peut-être surtout à rythmer l’activité des collectifs qui le vendent sur les marchés. Ces ventes permettent aux collectifs d’isoler et de décourager les militants du FN qui entendent diffuser National Hebdo. Entourés, sans bagarre, par les diffuseurs de Ras l’Front, les militants du FN cèdent du terrain puis l’abandonnent, ne revenant plus qu’exceptionnellement mais pour des opérations commando. C’est sur les marchés que l’on noue des contacts avec les autres habitants et que l’on entretient des liens avec les différentes structures militantes, le plus souvent de gauche, attachées à cette forme de convivialité politique.

Le terrain judiciaire délaissé

Cette abstention provient de deux facteurs distincts : le fait que le réseau soit pauvre lui interdit d’employer en permanence des avocats. D’autre part les membres de collectifs sont réticents à la tournure jurisprudentielle que prennent les conflits politiques ou idéologiques, phénomène qui culmine dans la demande d’interdiction du FN, que Ras l’Front n’a jamais formulée (bien que des militants en soient partisans). Le MRAP, la LICRA ou SOS Racisme ont une pratique ancienne du combat judiciaire qui constitue un des axes de leur activité. Ras l’Front épingle parfois des citations ahurissantes, d’un racisme ou d’un antisémitisme rabique souvent allusif, parfois très explicite, et pourrait y consacrer de pleines pages dans chaque parution. Mais cela reviendrait à donner trop d’importance à des courants qui ne savent pas « tenir » leur plume et à négliger l’analyse des logiques et des évolutions principales dans ce milieu, propres à des gens qui connaissent, eux, même s’ils n’en pensent pas moins, les limites judiciaires à ne pas dépasser. Et puis le réseau place son combat sur un terrain politique et idéologique et non sur celui de l’affrontement physique ou juridique avec les appareils d’extrême-droite. Car l’enjeu est de regagner la base électorale du FN au champ de la démocratie, pas de boxer des activistes ou de mettre un bulletin à l’amende. À fortiori l’interdiction administrative du FN passerait à côté des enjeux réels ; opinion que conforte une méfiance instinctive devant la répression et que partagent au sein du réseau celles et ceux qui ont, même l’espace d’un moment, été membres ou proches d’organisations trotskistes ou libertaires.


A l’occasion du numéro 100. [Coll. CM]

De fait, Ras l’Front est rarement allé en justice. Ses militants ont en revanche été attaqués à plusieurs reprises : Paul-Elie Levy, un des animateurs de Ras l’Front à Nancy, avait parlé, devant 8 000 manifestants, du « fils spirituel de Hitler ». Le président du FN ayant cru se reconnaître, a intenté et perdu un procès en diffamation. À Vitrolles la mairie pratique un harcèlement judiciaire de ses opposants, en première ligne desquels les membres du collectif Ras l’Front. Le journal a peu subi ce genre de désagréments : le Club de l’Horloge qui envoie son avocat chaque fois qu’il est cité à proximité de l’expression « d’extrême-droite » a gagné dans des affaires où la rédaction renâclait à publier des droits de réponse ; une autre affaire en cours oppose le journal à l’ancien rédacteur d’un bulletin néo païen aux relents antisémites. Ce militant professant aujourd’hui des opinions ultra-sionistes semble gêné que son étonnant itinéraire ait été couché en détail sur le papier. Bien peu de choses donc en douze ans. En retour, Ras l’Front – journal aussi bien que réseau – n’a jamais attaqué les articles et ouvrages que lui a consacrés l’extrême-droite. L’amateurisme et le caractère paranoïaque de ces brûlots leur coûtent plus qu’une éventuelle condamnation.

L’art d’éviter la question du pouvoir…

Le souci d’éviter les enjeux de pouvoir marque les structures et le fonctionnement du réseau. Au niveau national, la coordination tient lieu de mode d’organisation. La palabre de mode de régulation. Les réunions nationales de coordination ne peuvent imposer quoi que ce soit aux collectifs. « Aucune consigne descendant de haut en bas, puisque le haut n’existe pas », affirmait Gilles Perrault [14]. Au niveau local les collectifs n’ont pas non plus de structures déterminées ; seul l’exercice de la trésorerie exige dans la pratique une certaine stabilité. La fonction de porte-parole qui a été assumée dans les faits par Gilles Perrault, puis par Rémi Barroux, n’est plus exercée depuis plusieurs années. Les très rares communiqués ou déclarations signés Ras l’Front sont absolument consensuels. En revanche les articles du journal sont signés et n’engagent en rien les collectifs. Cette pratique reste valable aussi dans le domaine des analyses politiques et idéologiques. Des débats surgissent mais il n’y a pas adoption d’une position commune. Ainsi, chacun des contributeurs sur le FN, que ce soit dans le journal ou aux universités de formation, s’exprime en son nom propre. Les thèses du réseau sur le FN se réduisent à quelques mots et tiennent d’ailleurs plus de la revendication d’un comportement que d’un corpus théorique.

En termes d’analyse, les auteurs insistent sur la spécificité du FN et la culture politique de ses cadres nourris par le fasciste italien Julius Evola plus que par Charles Maurras, par le raciologue nazi Ludwig-Ferdinand Clauss plus que par Maurice Barrès, par le juriste du IIIe Reich Carl Schmitt autant que par Edmund Burke, mais en tout cas par des valeurs contradictoires à celles de la droite républicaine. Les analyses de Zeev Sternhell sur la « droite révolutionnaire » servent de référence non contraignante. Cette bonne compréhension a plus d’importance que les étiquettes. Ainsi la perception de la filiation entre droite révolutionnaire et révolutions conservatrices compte plus que l’étiquette fascisme, pré-fascisme ou national-populisme. Elle permet encore d’éviter les confusions possibles entre extrême-droite et droite républicaine autoritaire.

En revanche, les auteurs – militants, journalistes, universitaires, chercheurs, praticiens des sondages qui s’expriment à l’invitation du réseau – ne partagent pas les réticences de certains personnages du monde académique tétanisés à l’idée de reconnaître au sein du FN les dynamiques à l’œuvre entre les deux guerres et qui multiplient pour ce faire les manœuvres intellectuelles d’évitement, qui refusent de reconnaître l’acuité de la situation, qui forcent des ressemblances avec le boulangisme et qui parlent « d’illusion d’optique » devant les résultats du 21 avril. En revanche, le réseau s’appuie sur les travaux de la science politique, de la sociologie, de l’histoire universitaire et les publications des instituts de sondage pour la connaissance pragmatique du phénomène comme pour son analyse en profondeur et il renvoie systématiquement aux travaux et aux résultats publiés ailleurs.


Un Salon du livre antifasciste, en 1993. (Coll. CM]

L’un des rares communiqués qui ait été précédé d’un débat a été adopté lors de la rencontre nationale de Ras l’Front les 29 et 30 janvier 2000 [15]. On demandait la libération des deux militants antifascistes emprisonnés dans le cadre de l’enquête sur le groupe « FTP » (Francs-Tireurs Partisans) qui avait revendiqué des attentats matériels contre le FN dans les Bouches-du-Rhône. Dans ce cas précis il y avait sur deux points unanimité : ne pas laisser isolés les deux militants emprisonnés, ne pas donner l’impression de soutenir a posteriori des pratiques contradictoires à l’esprit qui prévaut dans le fonctionnement du réseau. Le débat, mené en direct entre les 250 personnes présentes, a donc porté sur la façon d’exprimer cette solidarité militante sans soutien politique et s’est en fait cristallisé d’une part autour de l’opportunité de lancer des initiatives nationales en ce sens ou de laisser les collectifs du sud-est gérer cette campagne, et d’autre part sur la nature des initiatives à prendre en préservant le cadre unitaire constitué dans les Bouches-du-Rhône pour la défense d’Yves Peirat et de William Ferrari.

Des débats contradictoires ont surgi sur des points d’organisation, comme la création d’une SARL de presse pour le journal, avec un risque de « confiscation » par une équipe parisienne, mais en retour la protection du journal comme du réseau contre d’éventuels problèmes judiciaires, ou encore sur la nécessité de l’acquisition systématique de la personnalité juridique par les collectifs (donc la déclaration des bureaux en préfecture).

[…]

Quelle culture commune ?

Les membres du réseau partagent une culture implicite, des réflexes communs. Culture non exclusive, car partagée par d’autres mouvements. Le militantisme à la demande : une activité sans norme quant à sa fréquence ou à son intensité. Un investissement consenti quand l’obtention du résultat est probable. Une manifestation peut perturber le bel ordonnancement ou la quiétude d’un meeting d’extrême-droite. Avec à l’inverse une incontestable volatilité militante. Le désir de comprendre et de maîtriser une activité. Une appétence pour les débats et lectures, pour la confrontation avec des points de vue extérieurs au groupe. Un refus des rituels : pas de chants, drapeaux ou de poses quasi militaires afin de protéger les initiatives. Un refus des hiérarchies sociale et politique du savoir. L’idée partagée selon laquelle chacun∙e apporte quelque chose d’irréductible dans son domaine de compétence.

Beaucoup de choses s’expliquent par une certaine humilité. Le réseau se sait temporaire et ne cherche pas à exercer de pouvoir. Lutter contre l’extrême-droite n’est pas un combat pour le paradis sur terre – autres enjeux, autres acteurs. Certaines de ces valeurs pourraient ne concerner que les personnes les plus actives dans le réseau. Mais d’autres ont été respectées par des centaines de milliers de personnes. Autant l’antifascisme des années 1970 s’était traduit par de violentes confrontations physiques, autant celui des années 1990 a intériorisé le fait que le problème réside dans l’écho que trouve l’extrême-droite au sein de la société et non dans l’existence d’appareils militants.  Non seulement aucun collectif n’a pris l’initiative de violences, mais lors des milliers de manifestations organisées depuis plus d’une décennie, avec parfois des centaines de milliers de participants, pas une bavure notable n’a été recensée. Emmanuel Ratier qui illustre la couverture de son livre consacré à Ras l’Front par un dessin représentant un homme casqué au logo du mouvement et tenant une matraque ne signale cependant pas un seul acte de violence sur 170 pages. Le réseau cultive l’enracinement local et connaît une sous-représentation de Paris, traduction géographique d’une prise de conscience : dans la croissance de l’extrême-droite des enjeux essentiels échappent au jeu politique national. Les initiatives les plus importantes du réseau se sont toutes déroulées en province : meetings, concerts, salons du livre, festivals de films organisés par Ras l’Front Paris ont certes dépassé un millier de participants, mais bien des initiatives du réseau en tant que tel ont, en PACA, en Lorraine, en Rhône-Alpes notamment, atteint ce niveau en région. Aucune réunion initiée par un collectif d’arrondissement parisien n’a dépassé les 200 participants alors que des dizaines d’initiatives de collectifs dans des villes de moins de 50 000 et même seulement de 10 000 habitants ont frôlé ou dépassé ce chiffre.

Un bilan impossible à établir

L’activité du réseau a certainement apporté des contributions importantes dans plusieurs domaines. Celui de la connaissance du FN et son analyse. On a évité la « banalisation » de l’extrême-droite et contribué pour une bonne part à la chute de Charles Millon qui avait cru pouvoir de la sorte diriger la région Rhône-Alpes. Les manifestations ont infirmé le discours du FN selon lequel « Le Pen dit tout haut ce que les Français pensent tout bas », car il s’est toujours trouvé des gens pour crier : « non, nous ne sommes pas d’accord ». Le réseau a contribué à la contre-offensive syndicale qui a annihilé les tentatives d’implantation du FN dans les entreprises en 1996-1997. Le réseau a connu des échecs, des limites à sa capacité de mobiliser. Il n’a pas su orienter les Comités de vigilance de la gauche, apparus en 1996, vers la reconquête de la base électorale du FN. Il n’a pas su arracher les courants dominants de la gauche à l’idée selon laquelle l’extrême-droite constitue avant tout un problème électoral.

Le réseau qui rêve de pouvoir se dissoudre

Aujourd’hui, ce réseau compte moins de militants que d’adhérents encartés au FN. Il est en revanche capable de susciter des mobilisations plus importantes que celles qu’organise l’extrême-droite. Mais, même le premier mai 2002, les manifestants étaient trois fois moins nombreux que les six millions d’électeurs du FN le 21 avril. Un réseau militant tel que Ras l’Front aura moins, dans les mois qui suivent, l’occasion de réagir aux initiatives de l’appareil du FN. Car cet appareil, encore affaibli par la scission de 1999 avec le MNR de Bruno Mégret, a perdu l’essentiel de sa capacité de mobilisation. L’essentiel se jouera en silence. Si les antifascistes, la gauche en général, démontrent leur capacité à s’adresser à la base électorale de l’extrême-droite, à ébranler ses certitudes et à lui faire réintégrer même partiellement le champ démocratique, il sera possible de mesurer leur efficacité. S’ils se contentent de manifestations publiques et de débats qui concernent surtout la fraction de la population inquiétée par la montée de l’extrême-droite, alors ils n’auront pas fait leurs preuves. Ras l’Front aura toujours le projet de se dissoudre. Car sa raison d’être se fonde sur le pari que les quatre décennies de 1945 à 1984, quand l’extrême-droite ne constituait pas une force politique majeure, étaient la règle ; que les sociétés européennes vont y revenir, et qu’il ne s’agissait pas d’une exception historiquement datée dans des sociétés où l’existence d’un courant xénophobe et autoritaire de masse serait un facteur « naturel ». Les gens qui composent le réseau travaillent à répondre à cette question, tout en restant conscients qu’ils ne détiennent pas, à eux seuls, les moyens de la liquider. […]


René Monzat


[1] Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Le Seuil, 1999.

[2] L’Appel des 250 a été imprimé sous forme d’affiche ; il est paru dans Le Monde du 24 mai 1990, tout comme à plusieurs reprises dans Politis, Libération, l’Autre Journal et Ras l’Front, ainsi que dans La Résistible Ascension du F.haine.

[3] Charte disponible sur le site internet de Ras l’Front.

[4] Anne Tristan, Au Front, Paris, Gallimard, 1987.

[5] Pierre-André Taguieff, Les fins de l’antiracisme, Paris, Éditions Michalon, 1995.

[6] « Les collectifs anti-Front national », Cahiers du CEVIPOF, n° 13, septembre 1995.

[7] Les sites des collectifs sont accessibles par celui du réseau. Beaucoup de liens pointent sur le site du réseau depuis d’autres sites, collectifs ou personnels. Frapper « Ras l’Front » sur un moteur de recherche Internet comme Google revient à afficher plus de 5 000 occurrences.

[8] Journal Ras l’Front, dont le n° 90 a paru en octobre 2002.

[9] Franck Hermel, Spécificité du militantisme anti-front national, le cas de Ras l’Front Lille, DEA, Université de Lille II, 1998.

[10] Emmanuel Ratier, Ras l’Front, Anatomie d’un mouvement antifasciste, Paris, Facta, 1998.

[11] Voir le bulletin Informations syndicales antifascistes auquel participe la commission syndicale de Ras l’Front.

[12] Les nombreux articles publiés par la presse d’extrême-droite sont soit vides, soit recopiés sur l’ouvrage cité plus haut de Ratier dont la rigueur n’est pas le fort. Ainsi, dès la dixième page de son ouvrage, il écrit : « On rappellera en revanche que René Monzat, collaborateur de Ras l’Front, devait piteusement – au vu des documents produits – retirer une plainte qu’il avait pourtant déposée contre National Hebdo… ». N’ayant jamais porté plainte contre quelque journal que ce soit, j’ai de ce fait toujours été dans l’impossibilité matérielle de « retirer une plainte », que ce soit « piteusement » ou triomphalement. Emmanuel Ratier aurait pu facilement vérifier cette information concernant un hebdomadaire auquel il collabore. La suite de l’ouvrage pullule d’inventions du même acabit.

[13] Roland Gaucher, « Carence chez les nationalistes : le renseignement », Résistance !, n° 9, septembre-octobre 1999, p. 4-5.

[14] La Résistible Ascension du F.Haine, Éditions Syllepse, 1996, p. 6.

[15] Ras l’Front n° 72, mars 2000.


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