Nos mots et les leurs
Un ouvrage récent, Le Ministère des contes publics, paru en septembre 2021 *, montre comment des manipulations du langage, par le recours à une langue technicienne et une agglutination de formules péremptoires (« L’endettement-atteint-120-%-c’est-très-grave »), ont pu rendre « incontestable » aux yeux du grand public le point de vue du néolibéralisme sur les finances publiques, en particulier la « nécessité » de réduire les dépenses au nom de « la dette ». Peu auparavant, un autre livre, La guerre des mots **, est allé plus loin en insistant sur le danger pour le monde du travail, déjà bien connu et référencé, d’utiliser le vocabulaire promu par le système capitaliste pour désigner des phénomènes sociaux.
* Sandra Lucbert, Le ministère des contes publics. Verdier, septembre 2021.
** Selim Derkaoui et Nicolas Framont, La guerre des mots, Combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie, Paris, Le passager clandestin, octobre 2020. Préface de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon.
Alain Chevarin est professeur de lettres retraité, membre de SUD Education en Auvergne. Il est aussi l’auteur de Fascinant, fascisant : une esthétique d’extrême droite, Editions L’Harmattan, 2013 ; Lyon et ses extrêmes droites, Editions de la Lanterne, 2020.
Parler de « charges sociales » pour désigner les « cotisations sociales » induit l’idée que la protection sociale et la solidarité qui la fonde sont un poids, une gêne ; parler d’un « collaborateur » pour désigner un « salarié », c’est faire disparaitre le rapport de domination/subordination et réduire la légitimité des revendications [1] ; c’est dans la même optique que, par exemple, « plan social » a été substitué à « licenciements ». Comme le montre cet ouvrage, l’utilisation quotidienne, dans le discours de certains politiques, dans les médias, et, partant, dans la population générale, du langage de la classe dominante « forge notre représentation de la réalité » et contribue ainsi à légitimer l’ordre social existant. Mutatis mutandis, c’est le même phénomène qui se produit actuellement avec le vocabulaire de l’extrême droite. Depuis plusieurs décennies, et notamment dans les périodes de crise sociale, comme celle de la Covid, une des stratégies privilégiées des extrêmes droites, les groupuscules en particulier, est celle de la « guerre culturelle ». Celle-ci, théorisée dans les années 1960 par Dominique Venner, consiste à infuser dans la société leur vision du monde, en n’hésitant pas à utiliser les techniques de manipulation par l’émotion, la récupération de concepts, le détournement de sens, voire les fausses nouvelles. Dans ce cadre, faire reprendre dans la société leur vocabulaire, leurs mots, est une arme importante : si une majorité de la population, qui n’est pas d’extrême droite, en vient à « parler extrême droite », celle-ci se trouve banalisée et sa vision du monde pour partie légitimée. C’est que, comme l’expliquaient il y a quatorze ans déjà les auteurs du Dictionnaire de l’extrême droite, il y a chez celle-ci « un langage spécifique, un vocabulaire et des expressions propres à cette famille politique, pour qui les mots sont des “armes”, manipulés, utilisés comme des vecteurs de mémoire, servant à qualifier les “siens”, mais aussi à disqualifier les “ennemis”, qui forment le point de ralliement de la mouvance » [2].
Les mots-armes
Cependant, dans la perspective de la « guerre culturelle » et des manipulations qui l’accompagnent, la priorité n’est évidemment pas donnée à des mots qui sont clairement connotés d’extrême droite ou même de droite extrême, comme, par exemple, la « ripoublique » chère à Jean-Marie Le Pen, ou plus récemment « islamo-gauchiste », ou « droit de l’hommiste » avec son suffixe péjoratif ; il en va de même pour des mots détournés de leur sens premier, comme le terme de sciences sociales « ensauvagement », utilisé dès 2010 par Éric Zemmour pour stigmatiser les immigrés ou dès 2013 par Marine Le Pen dans son discours sécuritaire ; ou à fortiori des termes insultants comme « socialope » ou « gauchiasse », qui ne peuvent être repris que par des gens déjà séduits par les idées d’extrême droite. De même, il apparait que des termes pourtant fabriqués pour devenir un slogan simple et marquant parviennent mal à passer dans le grand public s’ils paraissent trop politiciens : c’est le cas de « frexit », le mot valise désignant le retrait de la France de l’Union européenne, porté par l’UPR de François Asselineau, les Patriotes de Florian Philippot, l’Action française et même Marine Le Pen avant 2017, lorsqu’elle se présentait comme « Madame Frexit ». [3]
Dans le même temps, les dénonciations par les extrêmes droites des « banquiers juifs », ou, plus récemment, des musulmans, continuent bien évidemment, comme en témoigne la présence récurrente sur des pancartes, lors des manifestations contre le passe sanitaire, de la question « Qui ? » suivie d’une liste de personnes supposément d’origine juive. Mais cela aussi sent trop son extrême droite politique pour réussir à connaitre le succès dans une guerre culturelle, et, en ce qui concerne le Rassemblement national, s’accorde mal avec sa recherche d’une « dédiabolisation », poussant par exemple Marine Le Pen à réfuter publiquement les thèses d’un Éric Zemmour sur la menace que constituerait l’Islam, alors distingué par elle de l’islamisme. Il faut donc pour les extrêmes droites rassembler autour de la désignation d’un ennemi moins connoté, d’un ennemi indistinct.
Ce que les extrêmes droites veulent faire partager par la population, c’est la partie de leur vocabulaire qui est, du moins en apparence, suffisamment apolitique pour être reprise largement par des gens qui n’en voient pas ou ne veulent pas en voir l’origine ou l’utilisation. Certains de ces mots ont, dans leur utilisation par les extrêmes droites, pour fonction de dénigrer ou dévaloriser. C’est ainsi par exemple que le terme « bien-pensance » ou l’américanisme « politiquement correct », revendiqué à l’origine sur les campus américains pour corriger les effets stigmatisants ou discriminants de la façon de parler, sont devenus un marqueur des droites et des extrêmes droites, qui, de Nicolas Sarkozy [4] à Alain Finkielkraut ou Éric Zemmour [5], les utilisent, comme autrefois « bisounours », pour stigmatiser, en se dispensant d’argumenter, la gauche intellectuelle, puis l’antiracisme, la défense des immigré·es, le multiculturalisme, voire les droits de l’homme, en se donnant l’air de « rebelles » face à une « pensée unique » qui musèlerait la « liberté d’expression » et bâillonnerait la « vérité » [6]. Plus récemment, l’américanisme « woke » a été récupéré avec la même intention de dénigrement ou de rejet, mais fait trop « intellectuel » pour passer dans le grand public. D’autres termes, à l’inverse, servent aux extrêmes droites à se présenter comme les chevaliers blancs face aux supposés mensonges de leurs adversaires. Réinformation prétend ainsi donner non une information d’extrême droite mais simplement une information véritable face à la « désinformation » des médias traditionnels, et connait un certain succès dans une période troublée où ceux-ci ont perdu la confiance d’une partie du public [7]. Le mot a pourtant été lancé en 1997 par Bruno Mégret, alors numéro deux du Front national, et théorisé par Henry de Lesquen, futur président de Radio Courtoisie, puis Jean-Yves Le Gallou, au sein de sa fondation identitaire Polémia. En 2010, Polémia publie son Dictionnaire de la réinformation – Cinq cents mots pour la dissidence, où l’on trouve redéfinis aussi bien les mots-clés traditionnels des extrêmes droites comme « famille » ou « patrie » que des mots liés à l’actualité comme, par exemple, « dénatalité », ou « écologisme » défini comme « Idéologie […] au service du Système dominant » et opposé à « L’écologie enracinée, identitaire et localiste est proche des peuples et des patries charnelles ». Le Dictionnaire de la réinformation porte en exergue de son avant-propos : « Les mots sont des armes », témoignage de l’importance du vocabulaire pour les extrêmes droites [8]. Cette volonté de propager sa vision du monde à travers son vocabulaire mais sans se situer politiquement comme un mouvement extrémiste, donc sans désigner clairement son ennemi (la gauche au sens très large), a trouvé un moment favorable dans les périodes de crise politico-sociale, où les clivages gauche / droite sont moins nets et où une forme de complotisme peut se répandre plus facilement. Un mot mieux que tout autre va servir cette entreprise : le mot « système ».
Du « Système » …
En français, dans le langage courant, « système » désigne un ensemble d’éléments interagissant entre eux selon certaines règles, comme le système métrique ou le système nerveux. Dans le domaine social, on parle ainsi de système éducatif, de système financier, de système économique, de système communiste, de système libéral, etc., mais le mot est toujours suivi d’un qualificatif. L’extrême droite emploie au contraire « système » sans qualificatif et dénonce « le système », parfois avec une majuscule : le Système. Il y a là un procédé bien connu, qui évite de se référer à un domaine précis et donc de se situer politiquement [9]. Se prononcer contre, par exemple, le système socialiste ou contre le système libéral implique une argumentation, et partant la possibilité d’un débat. Le mot « système » utilisé seul par les extrêmes droites renvoie non à un système particulier duquel on puisse débattre rationnellement, mais au monde abhorré et mythifié de tous les fonctionnements qu’elles rejettent et méprisent viscéralement, ce qui permet de « ratisser large » auprès de tous ceux et celles qui sont en proie à quelque ressentiment. L’analyse, l’argumentation, la raison sont hors-jeu, remplacées par l’affect : la simple profération du mot suffit à susciter le rejet.
Cet emploi absolu du mot « système » a connu un précédent éclairant : le philologue Victor Klemperer a montré, dans son ouvrage LTI, La langue du IIIème Reich [10], comment le nazisme, avait manipulé le langage par l’utilisation dans un sens connoté de certains termes courants, et il donnait précisément comme exemple « système », opposé par les nazis à « organisation » et devenu porteur d’un « blâme métaphorique ». Les nazis sont les premiers, à l’époque contemporaine, à avoir utilisé le mot « système » sans qualificatif pour désigner et condamner, globalement et sans désignation plus précise, au début, la période de la République de Weimar, baptisée Systemzeit (« le temps du système »), et plus largement ensuite tout ce qu’ils voulaient faire haïr. Se dire contre la République de Weimar, qui est une instance bien définie, aurait été une position politique, qui permet la réflexion et l’argumentation. Se dire contre le Système c’était désigner un ennemi moins défini, plus trouble, donc plus inquiétant, et susciter une réaction émotionnelle, un affect. On se rappelle la consigne d’Hitler dans Mein Kampf : « l’art de la propagande doit consister à attirer l’attention de la multitude […] son action doit toujours faire appel au sentiment et très peu à la raison » [11].
Cinquante ans après la défaite des nazis, les mouvements et partis d’extrême droite reprennent à leur compte le même usage du mot « système » : tous ont ainsi, à partir de la fin du vingtième siècle, baptisé « système », sans autre précision, ce qu’ils rejettent. Le mouvement est lancé dans les années 1990 par les analyses de la Nouvelle Droite, qui entendait substituer à l’opposition entre la droite et la gauche une opposition entre un « centre », qu’elle appellera « le système », et une « périphérie » représentant tous les « antisystème », de droite ou « de gauche ». Alain de Benoist expliquait ainsi en 1992 : « Il faut abandonner le clivage droite gauche et lui préférer l’image d’un centre et d’une périphérie. Le premier (le centre) étant constitué par l’idéologie dominante, la seconde (la périphérie) regroupant tous ceux qui n’acceptent pas cette idéologie. Je crois profondément qu’un débat peut s’instaurer entre tous. Si cela est encore difficile sur le plan politique, c’est sur le plan des idées que cela peut se faire. » [12]
Dès 1991, l’organisation nationaliste révolutionnaire Nouvelle résistance, que vient de créer Christian Bouchet après l’éclatement du mouvement Troisième voie, déclarait constituer « un front uni anti-système » pour regrouper les radicaux de tout bord [13]. En 2001, le futur dirigeant du Bloc identitaire, Fabrice Robert, qui venait de créer l’association et le site Bleu blanc rock, expliquait « L’objectif, à terme, est de bâtir un portail de la scène musicale anti-système et enracinée » [14]. En 2002, le parti « national-bolchévique » PCN proclame « Notre but c’est la subversion du Système ». Et en 2012, lors de la campagne des élections présidentielles, Marine Le Pen se définit, notamment lors de son meeting de Lyon le 7 avril, comme « la seule candidate anti-système » [15]. Mais on restait là dans une rhétorique limitée aux cercles extrémistes et à leurs affidés. Deux exemples permettent de voir comment les extrêmes droites développent leur emprise culturelle auprès d’un public beaucoup plus large.
Lorsque Fabrice Robert, mentionné ci-dessus, évoquait la création de son « portail de la scène musicale anti-système », il ajoutait : « L’objectif est […] de se faire côtoyer <les groupes d’extrême droite> Fraction, Ile de France, Vae Victis avec des groupes tels que Sepultura, EV, Tri Yann ou encore Madball. Ces formations musicales peuvent ne pas être totalement en phase avec nos idées. Au fond, peu importe. », montrant par là qu’il ne s’agit pas pour les extrêmes droites de susciter une adhésion à leurs idées raisonnée et donc limitée, mais de créer une attraction large à partir de réactions affectives ou pulsionnelles.
En 2013, c’est le développement de « l’affaire Dieudonné » qui va entrainer la diffusion et la reprise des mots « système » et « anti-système » dans le grand public. L’ancien humoriste Dieudonné M’bala M’bala, se voulant porte-parole d’un « anti-sionisme » radical, a promu comme signe de ralliement un geste obscène, la « quenelle », sorte de bras d’honneur qui apparait aussi comme un salut nazi inversé. Pour éviter l’accusation d’antisémitisme, ce geste est alors présenté comme un simple « geste antisystème » ; à partir de là, geste et notion seront largement repris, au détriment de tout positionnement politique, par toutes sortes d’individus se voulant rebelles ou simplement provocateurs en imitant un humoriste à succès, qui entérinent la disparition des notions de droite et de gauche, mais parlent le langage de l’extrême droite.
La prégnance du terme et de la notion de « système » dans l’idéologie d’extrême droite se manifeste alors jusque dans les conflits internes à celle-ci et les anathèmes que se lancent les différents courants : le site La flamme titrait ainsi le 13 novembre 2013 : « Marine Le Pen alliée du système contre Minute ». Et en 2014, Dieudonné et Soral font part de leur décision de créer un parti politique, Réconciliation nationale, parce que, déclare Alain Soral, « le Front national, après l’éviction de Jean-Marie Le Pen, est entré dans le système, il faut bien qu’il y ait un nouveau parti antisystème ». Dans le même temps, la généralisation de l’emploi du terme « antisystème », sa reprise malencontreuse par quelques politiques de gauche, tendaient à laisser penser que ce positionnement était partagé dans tout l’éventail politique, et à dédouaner les extrêmes droites. Le comble de la confusion était atteint lorsque, en juillet 2016, Emmanuel Macron, au cours de sa tournée électorale, proclamait à son tour « Je suis l’antisystème ». Cette prééminence accordée à l’opposition système / antisystème a deux conséquences. D’une part, c’est l’affaiblissement, voire la disparition dans la sphère publique de l’opposition droite / gauche, donnant un appui au vœu des extrêmes droites et à la stratégie de guerre culturelle qu’elles développent depuis un demi-siècle. Se revendiquer « anti-système », sans précision du système dont il s’agit, c’est en effet, consciemment ou non, reprendre un positionnement d’extrême droite, c’est clairement se situer dans la vision du monde des extrêmes droites.
… à la confusion
D’autre part, la substitution à un adversaire politique identifié dans le cadre du clivage droite / gauche d’un ennemi indistinct, le Système, que tout un chacun peut définir comme il l’entend (« les élites », « les Juifs », « les mondialistes », ou plus ponctuellement « Big Pharma » et « les collabos », …) permet aux extrêmes droites d’attirer, en période troublée, tous ceux et celles qui, sous l’effet de l’incertitude, de la peur ou du mal-être, se laissent porter à une vision complotiste du monde. C’est ce qui se passe par exemple dans les manifestations « anti-pass » pendant la crise sanitaire de 2021. La plupart des manifestants et manifestantes ne sont ni politiquement d’extrême droite ni même complotistes. Pourtant, consciemment ou non, certain·es reprennent des slogans qui sont ceux des extrêmes droites.
Là encore, celles-ci ont usé, pour faire partager et reprendre leur vocabulaire, de plusieurs procédés, mais toujours sans se situer politiquement. Il s’agit en effet pour elles de jouer sur la confusion, quitte à la susciter si besoin. Un procédé largement repris est l’inversion de sens. De même que Pascal Bruckner déclarait en 2019 que « le fascisme nouveau se drape dans les atours de l’antifascisme […] la nouvelle peste brune se déguise en ennemi de la peste brune », les extrêmes droites prennent un malin plaisir à accuser leurs adversaires d’être … d’extrême droite : elles traitent ceux qui ne sont pas antivax de « nazis », ceux qui ne sont pas anti-pass sanitaire de « collabos », et Philippot dénonce « l’apartheid » qui serait instauré en France. Au-delà des mots, des symboles suivent la même inversion, comme la Rose blanche, nom de résistants allemands combattant les nazis en 1942, détourné par des libertariens trumpistes et utilisé par les anti-vax pour se poser en « résistants » contre la « dictature sanitaire ». Et que roses blanches ou panneaux dénonçant un « pass nazitaire » puissent être brandis dans les manifestations « anti-pass » de 2021 témoigne de l’emprise lexicale des extrêmes droites, qui, minoritaires en termes politiques, progressent ainsi dans la diffusion de leur vision du monde, et peuvent désormais participer à ces manifestations avec, comme Les Nationalistes ou Civitas, leurs drapeaux et leurs slogans sans être rejetés par les autres manifestant·es.
Autre procédé fréquent des extrêmes droites, l’utilisation de termes inquiétants mais suffisamment obscurs, souvent empruntés à des mouvements complotistes étrangers, pour, comme précédemment avec le mot « système », déclencher des adhésions portées par l’affect et non par la raison : le « éveillez-vous » des conspirationnistes trumpiens ou des groupuscules anti Nouvel ordre mondial sataniste [16], la lettre Q symbole de la mouvance conspirationniste américaine d’extrême droite QAnon, le « sauvons nos enfants » porté à l’origine par ceux qui croient en un complot mondial pédophile et sataniste, ou l’opposition entre les « libres penseurs » et les « moutons », empruntée au groupe allemand des Querdenken, antimasque et rechtsoffen (« ouvert à droite »). L’expression « l’état profond », traduction de la formule conspirationniste américaine Deep State, est emblématique de cette volonté de faire penser que derrière les apparences du monde se cache une réalité secrète et malfaisante. L’état, avec ses institutions, ses élections serait une illusion de pouvoir, et le vrai pouvoir appartiendrait à cet « état profond » que chacun peut interpréter à sa manière : des satanistes pédophiles pour QAnon, des juifs pour les groupes antisémites, des musulmans pour les tenants du « grand remplacement », et Michel Onfray peut déclarer tranquillement dans l’émission télévisée CàVous du 15 janvier 2020 que « Emmanuel Macron est le chef de l’État profond […] ceux qui exercent le pouvoir : les banquiers, les puissants, les éditorialistes… ». Car là est la clé qui explique l’utilisation par les extrêmes droites de cette expression et des autres similaires, et de toute la panoplie complotiste : comme l’écrit Conspiracy Watch, « la notion d’”État profond” permet d’attribuer à une entité mal définie toutes sortes de complots et de manipulations sans avoir jamais à en apporter la moindre preuve ou incriminer personnellement qui que ce soit en particulier. » L’objectif en effet est triple : semer l’inquiétude et la confusion, discréditer tant les formes démocratiques de société que l’analyse socio-politique, et apparaitre comme des sauveurs dans un monde où « on n’y comprend plus rien ».
Aujourd’hui, l’infusion du vocabulaire d’extrême droite en est déjà à un point où certains mots dont la proximité originelle avec l’extrême droite est peu discrète parviennent néanmoins à être acceptés ou intégrés par une majorité de la population, marquant un succès de la stratégie de « guerre culturelle » et de pénétration lexicale. Une enquête d’opinion réalisée du 15 au 18 octobre 2021 par Harris Interactive pour la revue Challenges « explorait également la réaction des Français à la notion de “grand remplacement” » ; à la question posée : « Certaines personnes parlent du “grand remplacement” : les populations européennes, blanches et chrétiennes étant menacées d’extinction suite à l’immigration musulmane, provenant du Maghreb et d’Afrique noire. Selon-vous un tel phénomène… ? », 61 % des sondé·es répondent que ce phénomène « va se produire ». Combien parmi elles et eux ont répondu en étant conscient·es que le « grand remplacement » n’est pas une thèse démographique sur les flux migratoires mais une théorie raciste et conspirationniste, développée par l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus dans son livre éponyme paru en 2011 [17], et qui prétend qu’il existe un processus, voulu ou encouragé par une élite « mondialiste » et mis en œuvre par un pouvoir politico-médiatique « remplaciste », de remplacement de la population européenne par des populations d’Afrique subsaharienne et du Maghreb ? L’emploi de l’expression par les groupes identitaires mais aussi par Marion Maréchal, par Robert Ménard ou par Éric Zemmour, sa reprise dans la presse sans autre précision, ont contribué à la banaliser. Et cette acceptation par la population du terme « grand remplacement » pour parler tout bonnement d’immigration témoigne de l’avancée de la diffusion du vocabulaire de l’extrême droite, et, partant, de sa vision du monde.
Alain Chevarin
[1] Relève de la même démarche, mais plus explicite ou, comme on voudra, plus caricaturale, la déclaration de la ministre déléguée à l’industrie, Agnès Pannier-Runacher, devant des entrepreneurs, le 7 octobre 2021, vantant « la magie de l’atelier où on ne distingue pas le cadre de l’ouvrier ».
[2] Erwan Lecoeur (dir.), Dictionnaire de l’extrême droite, Paris, Larousse, À présent, 2007.
[3] Le Parti de Gauche ou la France insoumise, bien qu’envisageant un temps la sortie de l’Union européenne, n’utilisent pas ce mot, ce qui renforce son ancrage à l’extrême droite.
[4] « […] Regardons la réalité en face. Mesdames et messieurs les bien-pensants, fermez vos oreilles car vous allez être choqués […] Le peuple de France, mesdames et messieurs les bien-pensants, a les yeux ouverts. Vous avez les yeux fermés ; voilà la différence entre vous, les bien-pensants et nous, le peuple de France… », Nicolas Sarkozy, discours de Châteaurenard, août 2016.
[5] En 2011 déjà, Éric Zemmour estimait ainsi que les associations anti-racistes « criminalisent une parole qui ne veut pas se coucher devant le politiquement correct » (L’Humanité du 10 janvier 2011).
[6] « Politiquement correct : vérité bâillonnée » dans un tract du syndicat étudiant de droite UNI en 2017.
[7] Sur la « réinformation », voir notamment l’article très complet de Gaël Stephan et Ysé Vauchez : « Réinformation », Publictionnaire – Dictionnaire encyclopédique et critique des publics (publictionnaire.huma-num.fr).
[8] Le Dictionnaire de la réinformation distingue dans ses 500 mots « des mots libérateurs, pour dévoiler ce que le politiquement correct et la censure médiatique veulent cacher ; des mots accusateurs, pour comprendre les ressorts du Système mondialiste dominant qui conduit les Européens sur la route de la servitude et de la décadence, afin de mieux le combattre ; des mots oubliés, qu’il faut invoquer pour retrouver notre identité et la voie du renouveau de notre civilisation; des mots clés, pour interpréter les réalités et les forces de domination en œuvre. »
[9] D’un point de vue linguistique, il y a là un changement de signifié, transformant le mot (logos) en mythe (muthos) au sens de parole dépolitisée mais porteuse d’idéologie que Barthes donne à ce terme.
[10] Victor Klemperer, LTI, Notizbuch eines Philologen, Leipzig, 1975 ; traduction française : LTI, La langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996. LTI est l’abréviation du latin Lingua Tertii Imperii, « La langue du troisième Reich ».
[11] Adolf Hitler, Mein Kampf, 181, « Propagande de guerre ».
[12] Alain de Benoist, au colloque du 12 mai 1992, organisé par l’Institut des recherches marxistes, dirigé par Francette Lazard, membre du Bureau politique du PCF, sur le thème « le réveil de la pensée critique ».
[13] Sur ce point, voir notamment Jean-Yves Camus : « Une avant-garde populiste : peuple et nation dans le discours de Nouvelle Résistance » in Mots, n°55, juin 1998.
[14] Dans la revue Devenir, n° 17, été 2001.
[15] Voir notamment l’article d’Abel Mestre dans Le Monde du 7 avril 2012.
[16] Par exemple lepouvoirmondial.com/reveillez-vous
[17] Renaud Camus, Le Grand Remplacement, Editions David Reinharc, 2011 (rééd. 2012).
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