Le Mai rampant italien : Logique de mouvement et logique de guerre

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L’Italie traversée par cette mobilisation de 68 a vécu, durant les deux décennies précédentes, des changements très importants : en premier lieu, un extraordinaire développement économique, le soi-disant « miracle italien » qui avait entraîné une mutation du style de vie dans le pays ; au mi-temps des années1950, la moitié de la population était analphabète et, en très grande partie, toujours agricole, avec dans certaines régions un mode d’exploitation très archaïque. Ce développement s’entrecroisera avec les importants flux migratoires vers l’Europe du centre-nord et vers l’Amérique latine, mais aussi, à l’intérieur du pays, du sud vers le nord et même dans les régions du nord, des campagnes vers les villes. Dans les grandes agglomérations donc, se développe un nouveau prolétariat qui vit dans une forte attente d’amélioration de son niveau et de ses conditions de vie (l’accès au logement, aux services publics était très problématique, les conditions de travail, très dures).

On assiste à un double processus. D’un côté, une forte demande de modernisation de la part de la jeune génération, en premier lieu des femmes. Ceci se heurte de façon radicale au système politique traditionnel : il suffit de rappeler que le droit au divorce et celui à l’avortement ne seront acquis que dans les années 1970 ; c’est seulement à cette époque que sera abolie une loi barbare, qui prévoyait le« délit d’honneur » (un homme qui tuait sa femme adultèrene risquait que des peines très modestes). Par ailleurs, on assiste à un durcissement de l’affrontement de classe, avec, aux premiers rangs, la jeune génération du prolétariat, souvent composée d’immigrés du sud de l’Italie.

Cette complexité était d’autant plus évidente en Italie car – à la différence d’autres pays où le capitalisme était plus développé– il ne manquait pas de véritables révoltes urbaines sur une base de classe. Rappelons en particulier à Turin, en 1962, la révolte de la place Statuto1 animée par une jeune génération de prolétaires de la banlieue qui se battait contre la signature d’un très mauvais accord chez Fiat ; plus tard, en 1969, la révolte du boulevard Traiano2 où on a vu un quartier entier se battre aux cotés des ouvriers contre la police et, dans certaines régions du sud aussi, des révoltes paysannes.

Génération, genre, culture et classes

Bien sûr, le lien entre une révolte de génération, une question de genre et la lutte de classes ne fut pas immédiatement un concept évident ; par la suite, il ne restera pas non plus comme une mémoire partagée par les acteurs et actrices de la mobilisation. Au contraire, au début, le mouvement apparaissait uniquement comme celui des jeunes et des étudiant.es.

Par ailleurs, l’ensemble des années 1970 a été traversé par une mutation moléculaire qui a touché la jeune génération, à travers la formation d’un réseau très dense de groupes de musique. Ils exprimaient pleinement, bien que de façon intrinsèque, une radicalité politique, une exigence de vivre sa propre vie en dehors des schémas. C’était une critique des styles de vie traditionnels, qui s’exprimait aussi à travers le succès de nouveaux courants musicaux, artistiques, cinématographiques et par l’affirmation d’une idéologie, par certains aspects ambiguë, mais en soi explosive, celle de l’exaltation de la jeunesse. Les institutions scolaires et universitaires traditionnelles ont eu du mal à trouver une réponse à cette irruption d’énergie ; pire, elles sont entrées dans une crise radicale. Ce fut la saison de l’anti autoritarisme.

Pour être honnête, il faut admettre que ce mouvement a été largement facilité par la capacité d’adaptation d’une large frange de l’intelligentzia, qui a épousé avec enthousiasme les « nouveautés » et,comme on dit, l’a brossé dans le sens du poil. On a eu en définitive une période pendant laquelle la culture de « mouvement » a exercé une véritable hégémonie, au moins sur la partie la plus vive de la société. Cependant, pour des raisons évidentes, les organisations politiques et les syndicats institutionnels de la gauche ont eu du mal à nouer une relation avec les événements. Les organisations de jeunesse des partis ont traversé une véritable crise. A plusieurs occasions, le puissant Parti communiste italien a condamné « les excès » des mouvements. Cette difficulté vient du fait que les responsables intermédiaires des partis et des syndicats de gauche étaient des hommes, pas forcément âgés mais pas non plus très jeunes. Ils étaient liés aux valeurs traditionnelles du travail et de la famille et avaient du mal à dialoguer avec des personnes qui revendiquaient un style de vie complètement différent du leur. A de larges secteurs du prolétariat, ce mouvement apparaissait comme étranger, sinon importé d’autres univers culturels et en particulier de l’univers anglo-américain.

Cette difficulté culturelle trouve aussi une expression intellectuelle dans une célèbre poésie d’un important écrivain et réalisateur lié au Parti communiste : Pier Paolo Pasolini affirme, un peu provocateur, être du côté des policiers issus des milieux populaires, contre les étudiants petits bourgeois, si ce n’est bourgeois, substantiellement fascistes malgré leur affichage en révolutionnaires et de gauche.

En 1968, la naissance d’un imposant mouvement étudiant, d’une part, absorbe les courants culturels qui s’étaient développés en foyers de contestation dans les années 1960 (beatniks, baba cools, hippies…) et d’autre part, fournit un énorme espace pour l’éclosion de ce qu’on appellera plus tard la nouvelle gauche (à la gauche du Parti communiste). Au début des années 70, les militants et militantes de l’ensemble des groupes de cette « nouvelle gauche »étaient bien plus nombreux que ceux du Parti communiste. Certes, c’étaient des militant.es venus globalement d’un seul segment de la société, celui de la jeunesse. Ajoutons que, si l’on veut utiliser comme critère d’évaluation la productivité, ils et elles étaient des militant.es extraordinairement improductifs par rapport au volume de travail effectué. Mais malgré cela, la nouvelle gauche dans son ensemble a exercé pendant quelques années une hégémonie substantielle, au moins du point de vue des modalités de communication, des styles de vie ; ceci vis-à-vis de la jeune génération principalement, mais au-delà dans les grands centres urbains.

De nombreuses grèves

Les formes d’action du mouvement pendant cette phase n’ont pas eu de caractéristiques très originales : occupations de lycées et d’universités, assemblées, manifestations, formation de nouveaux leaderships qui seront ensuite en grand partie absorbés par les groupes de la nouvelle gauche. Plus intéressante, à moyen et long terme, est la formation d’un ensemble de médecins, avocats, enseignants, magistrats, etc., qui susciteront une radicale remise en discussion des statuts, des traditions, de la place de leurs professions et souvent de manière dialectique avec les organisations syndicales. Pour ne citer qu’un exemple, on ne pourrait pas comprendre les grandes luttes des enseignant.es et du personnel hospitalier des années 80 si on ne sait pas que celles et ceux qui animaient ces luttes étaient les « petit.es » de ce Mai là.

Si l’on veut comprendre ce qui a été le passage du 1968 des étudiant.es au 1969 des ouvrier.es, mais aussi des employé.es et des technicien.nes, il suffit d’observer quelques chiffres. On a enregistré, jusqu’à la mi-novembre 69, 250 millions d’heures de grève toutes catégories confondues : un record jamais égalé dans la dernière décennie. En 1960 on a eu 46,1 millions d’heures de grève, en 1961 79,1 en 1962 181,7 (c’était la période des négociations pour les nouveaux accords de branche) ; toujours en millions d’heures, on en a compté 91,1 en 1963, 104,7 en 1964, 55,9 en 1965. En 1966, il y en eu 115,3 (encore une période de négociation pour les nouveaux accords de branche), en 1967 68,5 et enfin, en 1968, on en a enregistré 73,9. La perte de production en 1969 a été chiffrée à 800 milliards de lires3, en bonne partie dans la métallurgie4.

Fin décembre1969, le journal Corriere della Sera indiquait que « les négociations pour les nouveaux accords de branche dans la métallurgie (secteur privé), ouvertes le 8 septembre avec une première rencontre entre syndicats et patronat, ont vu pour chaque travailleur et travailleuse du secteur 184 heures de grève jusqu’aujourd’hui 22 décembre. »

La Stampa du 8 décembre 1969 mentionnait, pour les entreprises du même secteur mais contrôlées par l’Etat, « 164 heures de grève tournante et 8 heures de grève générale par personne, entre le 12 septembre (début des négociations) et le 9décembre (fin de celles-ci), avec une perte salariale de 90.000 lires. »

Les années rouges

Mais il ne s’agit pas seulement de quantité. Un cycle de luttes de cette importance implique une modification du vécu et la naissance d’un véritable mythe social qui voit, en tant que sujet de la transformation, la classe ouvrière : et non seulement, ni principalement, les partis de la classe ouvrière, mais bien la classe en tant que telle, dans son irruption sur le devant de la scène. Ce n’est pas un hasard si dans cette période une alliance pour une action commune entre ouvrier.es et étudiant.es semble envisageable. Les assemblées ouvrier.es-étudiant.es, à côté de comités de base d’entreprises qui naissent çà et là sur le territoire, jouent un rôle extraordinaire avant d’être absorbés en partie par une profonde réorganisation du mouvement syndical. Cela se fait grâce à la naissance des Conseils des délégués, basés dans un premier temps sur le principe « tous délégué.es, tous éligibles » ; aussi via des tentatives, surtout chez les métallurgistes, d’union syndicale ; enfin, par une plus grande autonomie du syndicat vis-à-vis des principaux partis de référence et le développement de relations horizontales.

Les deux « années rouges » 1968-1969 sont, dans leur complexité et dans le fait d’être un processus, plus qu’un événement singulier, à interpréter comme un bloc. Il s’agit d’un mouvement de révolte globalement unitaire qui devra se confronter en décembre1969 à l’irruption sur le devant de la scène du massacre de PiazzaFontana5 et en général au terrorisme d’État, dans une perspective concrète de coup d’État, avec la prise de conscience qu’à ce moment-là, de larges secteurs de la classe dominante étaient plus que disposés à déplacer l’affrontement social sur un terrain politico-militaire.

Cosimo Scarinzi.

1Dario Lanzardo, La rivolta di Piazza Statuto – Torino luglio 1962, Edizioni Feltrinelli, 1969.

2 Il giorno più lungo. La rivolta di corso Traiano (Torino, 3 luglio 1969), BFS Edizioni, 1997.

3 Source : Il Mattino du 1er décembre 1969.

4 Metalmeccanica dans le texte italien. Il s’agit de la branche industrielle qui fabrique des produits finis (automobiles, électroménagers…) En revanche la metallurgia désigne la fabrication de métaux. En français cette distinction n’existe pas.

5 Le 12 décembre 1969, une bombe éclate Piazza Fontana à Milan : 16 personnes sont tuées, 88 blessées. L’extrême-droite italienne inaugure ainsi une stratégie de la tension qui marque le début des « années de plomb ». La police se saisit de l’attentat pour faire une razzia dans les milieux des groupes d’extrême-gauche et libertaires ; des milliers de militants et militantes sont arrêté.es. Le cheminot anarchiste Giuseppe Pinelli « chute » du quatrième étage du commissariat où il est interrogé (voir notamment la pièce de théâtre de Dario Fo, Mort accidentelle d’un anarchiste, 1970 ou le livre de Luciano Lanza, La ténébreuse affaire de la piazza Fontana, Editions CNT-Région parisienne, 2005.

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Cosimo SCARINZI

Enseignant en Lombardie, Cosimo Scarinzi a été durant plusieurs années un des coordinateurs nationaux de la Confederazione unitaria di base1 (CUB), qui est un des principaux « syndicats de base » italiens. Il est actuellement coordinateur de la CUB Scuola Università Ricerca2.