L’Assemblée féministe Toutes en Grève à Toulouse

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Je vais beaucoup parler à la première personne du pluriel dans cet article car Toutes en Grève c’est une construction collective. L’emploi du féminin dans cet article est aussi un choix politique. Nous entendons « femmes » comme sujet politique regroupant les femmes et minorités de genre.

UNE BASE POUR NOUS UNIR

Toutes en Grève est une assemblée féministe toulousaine autonome, créée en octobre 2018. C’est un espace pour comprendre, nous nourrir, nous auto-organiser et agir. Pour défendre notre droit de grève, nos droits effectifs, nos stratégies et notre liberté de manifester. Nos buts :

➔ Promouvoir la grève féministe du travail rémunéré et « naturalisé », contre le système patriarcal, dans tous ses aspects : grève du travail rémunéré, domestique, reproductif, grève de la charge mentale et des soins, grève de la consommation.
➔ Promouvoir un changement radical de société.
➔ Et lutter contre toutes les formes d’oppressions et violences générées par le racisme, le capitalisme et le patriarcat.

« Des valeurs communes nous permettent d’avancer ensemble. Nous ne tolérons pas les paroles sexistes, racistes, homophobes, lesbophobes, transphobes, islamophobes et antisémites. Nous avons décidé de nous centrer sur ce qui nous unit, plutôt que sur nos désaccords, Nous laissons la place au débat, pour traiter les divergences dans un espace de parole ouvert qui préserve la sororité. Notre démarche est collective, afin de dépasser les clivages excluants. En ce sens, nous développons un féminisme inclusif envers toutes les femmes, personnes perçues comme telles, personnes non binaires et personnes trans [1]. »

UNE HISTOIRE QUI NE VIENT PAS DE NULLE PART

L’assemblée féministe Toutes en Grève 31 s’est formée, en octobre 2018, pour construire à Toulouse, la grève féministe contre le système patriarcal et lutter contre toutes les formes d’oppressions. Elle s’inscrit dans le sillage de 50 ans de luttes féministes sur la ville. Après les luttes féministes des années 70 pour les droits sexuels et reproductifs, l’organisation du colloque national « Femmes, féminisme, recherche », au début des années 80, fut un événement fondateur du dynamisme des recherches féministes en France, à côté de la constitution locale, en 1979, d’un groupe de recherche en études féministes rassemblant une dizaine de chercheuses (le GRIEF [2]). Cela a permis d’avoir à Toulouse, quelques années plus tard, non sans lutte et pugnacité des chercheuses et militantes féministe, le cycle de formation universitaire des études de genre.

Dans le même temps se monte à Toulouse l’association Bagdam cafée, qui est le premier, et unique, café de femmes en France totalement non mixte. Pendant 10 ans, Bagdam cafée a été le cœur de la vie lesbienne féministe de Toulouse et de toute la région ; Il a permis à des milliers de lesbiennes de se socialiser et de former des réseaux où inscrire leur vie ; une socialisation qui permet de parler aujourd’hui de « Toulouse lesbopole ». Aujourd’hui, le café est fermé, mais il perdure avec l’association Bagdam espace lesbien. Ce qui explique aussi, pourquoi le réseau d’Accueil des lesbiennes demandeuse d’asile (ALDA) est née à Toulouse. Sur place, il existe aussi d’autres associations féministes, ayant une portée nationale : telles l’Association pour l’initiative autonome des femmes (APIAF), Olympe de Gouges, ou Grisélidis. Et d’autres encore : l’Ebranleuse, Faire-face, Folles saisons, Du côté des femmes, la Marche mondiale des femmes, le Collectif Midi-Pyrénées pour les droits des femmes, Télédebout, etc. Tout ceci, pour dire que Toulouse est une ville où le mouvement féministe existe depuis longtemps et que ce qui est possible aujourd’hui l’est grâce aux mouvements d’hier.

En 2012, des militantes associatives (notamment de Mix-cité), syndicales (Solidaires et FSU) et de partis politiques, créent le collectif Grrrève des femmes, pour organiser le 8 mars et le relier à son histoire : « Parce que le 8 mars n’est pas la journée de la femme”, mais une journée internationale de LUTTE des femmes et de mobilisation, à Toulouse, le 8 mars c’est la grève des femmes. Grève au travail, grève à la maison ! Révoltons-nous contre l’exploitation salariale/domestique/sexuelle « Parce que quand c’est trop, c’est la grève ! ». Elles décident ainsi de repolitiser le 8 mars en appelant à la grève des femmes ce jour-là et de le réinscrire dans la perspective révolutionnaire de Clara Zetkin, socialiste révolutionnaire allemande qui en fait une journée de lutte en 1910. 

Le collectif Grrrève des femmes rassemble des organisations syndicales (Solidaires 31 qui dépose des préavis de grève dans quelques secteurs, FSU 31, CNT 31), des associations féministes (Mix-cité, APIAF, Bagdam Espace Lesbien, MMF, etc.), des associations (ATTAC, LDH, DAL) et des partis politiques (Alternative libertaire, EELV, NPA). De 2012 à 2018, les manifestations du 8 mars rassemblent entre 400 et 1000 personnes. En 2016, la CGT rejoint le collectif. Mais force est de constater que nous n’arrivons pas à dépasser la barre des 1000 manifestant·es ; cette journée ne reste qu’une journée, malgré nos vœux de construction d’un mouvement féministe dans la durée, « d’un 8 mars toute l’année ». Ajoutons, que l’appel à 15h40 plombe un peu la dynamique toulousaine, et que le collectif est traversé par les désaccords du mouvement féministe. De plus, malgré le grand nombre de signataires des appels, l’organisation finit toujours par reposer sur un petit noyau de 5 à 8 militantes. Fort de ces constats, motivé par les 6 millions de manifestantes le 8 mars 2018 dans l’Etat espagnol, le petit noyau décide de construire le 8 mars bien en amont et de s’inspirer des camarades féministes espagnoles pour dépasser les clivages et s’élargir.

Début octobre 2018, une semaine après la manifestation pour le droit à l’IVG du 28 septembre, nous sommes une petite dizaine à lancer la première Assemblée féministe Toutes en Grève 31 ; nous le faisons, en mixité choisie : femmes cis et trans, et personnes perçues comme femmes par la société. Notre organisation en assemblée est inspirée des luttes féministes internationales. Notre objectif est alors de rassembler le maximum de femmes, pour que le 8 mars prenne de l’ampleur, au-delà du cercle militant, et pour que la grève des femmes s’inscrive comme un événement majeur en France.  Cette première Assemblée féministe a eu lieu en extérieur et a rassemblé une cinquantaine de femmes, de divers horizons et âges, des militantes féministes de longue date et des primo militantes. 

NOTRE FONCTIONNEMENT

Dès cette première assemblée, nous avons fixé collectivement les bases qui nous tenaient à cœur : 

➔ TOUTES EN GRÉVE doit rester une assemblée d’individues, mais il n’est pas contradictoire de travailler avec des organisations. Celles-ci peuvent être présentes comme soutien au collectif et ne doivent pas passer outre l’auto-organisation souveraine de l’assemblée. Un partage de savoir-faire et savoir-être est indispensable pour permettre une grève féministe d’ampleur en France.
➔ TOUTES EN GRÉVE doit être une assemblée la plus démocratique et horizontale possible. Ainsi, nous sommes toutes garantes du respect de cette démocratie interne qui ne peut fonctionner que sur la transparence. Toutes les décisions doivent être prises en assemblée ; les mandats que l’assemblée vote doivent être le plus clair possible pour les camarades ou commissions qui en prennent la charge.
➔ TOUTES EN GRÉVE doit permettre à toutes d’avoir un cadre où s’investir, même partiellement.
➔ TOUTES EN GRÉVE doit devenir une assemblée féministe permanente et s’inscrire dans une continuité au-delà des journées internationales de luttes pour les droits des femmes !

Rapidement, nous prenons le rythme d’une Assemblée féministe mensuelle. Ces assemblées sont appelées à chaque fois publiquement, avec le rappel de la non-mixité et de tous les propos que nous ne tolérons pas. Le fonctionnement des assemblées est simple, il doit répondre à quelques règles pour permettre à chacune de s’exprimer et travailler. Plusieurs personnes (jamais les mêmes) ont la charge de ce bon fonctionnement : pour mener les débats et rappeler l’ordre du jour ; pour distribuer la parole de façon équitable et permettre que chaque sujet soit traité ; pour prendre des notes et élaborer un compte rendu ; pour établir, voire rétablir si besoin, un climat d’écoute, d’attention et de bienveillance, permettant accueillir les nouvelles personnes ; pour construire des convergences si cela est décidé. A la fin de chaque assemblée, des commissions sont créées avec un mandat précis. Lors des assemblées suivantes, elles font un retour de mandat et de leurs travaux. Les commissions sont mouvantes, suivant l’actualité du moment. Chacune peut s’y inscrire.   Chacune de nous est responsable du respect de nos valeurs et de nos règles. Nous cherchons à ce que chacune ait une place au sein de ces assemblées. Nous veillons à assurer des espaces bienveillants et sécurisants pour toutes.

Dès novembre 2018, l’assemblée décide de mettre en place des cafés féministes Marielle[3]. Ce sont des cadres de discussion sur un sujet donné ; et surtout des moments pour apprendre à se connaître, à prendre confiance, à se politiser ensemble. Ces espaces d’échange en plus petit comité existent une à deux fois par mois. Au vu de la taille de nos assemblées aujourd’hui, il est sûrement plus facile de comprendre le fonctionnement de Toutes en Grève en y entrant par un café Marielle, que par une AG ; même si nous essayons de toujours consacrer un temps à l’accueil des nouvelles.

QU’EST-CE QUE, POUR NOUS, L’AUTO-ORGANISATION DES FEMMES ?

Tout d’abord, l’auto-organisation permet de redonner une certaine capacité d’agir. Le cadre de Toutes en Grève se construit en permanence, collectivement, et permet à chacune de se l’approprier, de s’en revendiquer et de le développer : celles qui le construisent depuis le début, depuis six mois ou trois semaines ; celles qui ne viennent qu’aux manifs ou aux distributions de tracts, les étudiantes qui ont organisé deux assemblées autonomes à l’université du Mirail et deux autres à Science Po, etc. Entre 300 et 500 femmes se sont auto-organisées dans les assemblées ou dans les différentes réunions depuis un an et demi. Même si certaines ne reviennent pas tout de suite, font des pauses, ou préfèrent momentanément faire autre chose, toutes participent activement à la construction du mouvement féministe autonome à Toulouse. Le format « assemblée permanente » permet de créer une dynamique de lutte et de conscientisation … permanente. Il y a toujours quelque chose à faire ou à discuter. Et, comme rien n’est jamais figé, les allers et retours ne fragilisent pas le collectif, au contraire : le mouvement féministe tendant vers « l’état de mobilisation permanente », pour reprendre l’expression des militantes italiennes. Ainsi, la tension entre les aspirations individuelles et la nécessité du collectif se résorbe. Mieux, en proposant un cadre à construire ensemble et en permanence, ce format permet d’accueillir les premières dans la seconde : si on me propose et me permet de m’exprimer par le collectif, pourquoi voudrais-je revenir à une « libération » individuelle ? 

Enfin, l’auto-organisation en non-mixité femmes et minorité de genre, nous a permis de créer des liens forts entre nous. Les discussions sont parfois intimes et nous permettent de prendre conscience, et de tenir compte, des difficultés de chacune. Les femmes, plus que les hommes, font face à de nombreux freins quand elles veulent s’impliquer dans un projet collectif. Quand celui-ci est organisé en mixité, elles doivent s’opposer à l’accaparement des initiatives, des prises de décisions et de paroles par les hommes.  Elles font face bien plus souvent que les hommes à des freins liés à l’articulation de la sphère professionnelle et domestique, la garde des enfants, des soucis de santé, de la fatigue, etc. Toutes en Grève est un espace où, justement, nous essayons de dépasser tous ces freins par la solidarité, la bienveillance, l’absence de rapports hiérarchiques, la nature même de nos liens. Un espace, où nous prenons soin les unes des autres, où l’on s’inquiète pour une amie quand nous n’avons plus de nouvelles, où la question « comment tu vas ? » n’est pas une simple formule de politesse, où la sororité prend tout son sens.

L’ASSEMBLÉE PERMANENTE, UN LIEU DE PRISE DE CONSCIENCE ET DE CONSTRUCTION POLITIQUE

Il n’y a pas celles qui savent et celles qui ne savent pas. Nous nous auto-politisons au fil des échanges, des lectures ; nous confrontons nos points de vue et nos divergences. Ce cadre d’auto-organisation permanent permet de (se) politiser à tout moment, dans les moments d’accélération comme dans les temps morts. Par exemple, l’assemblée Toutes en Grève a continué, après le 8 mars 2019, à se réunir en assemblées féministes et en cafés Marielle, jusqu’à fin juillet. Les cafés ont permis de maintenir un certain niveau de mobilisation interne alors que nous ne préparions plus d’initiatives de rue. En quelque sorte, et alors que nous réfléchissions stratégiquement aux prochaines échéances (mobilisation contre les violences faites aux femmes, rencontre nationale féministe), ils ont permis de lier les moments d’accélération et de les dynamiser, d’entretenir cet « état d’agitation permanente » : la mobilisation contre les féminicides a pris une ampleur importante sur Toulouse, en partie grâce au fait que, pendant quelques mois, plusieurs dizaines de femmes ont appris à se faire confiance, se sont rencontrées, formées ensemble, etc. Ce temps a aussi permis de construire les Rencontres féministes (inter)nationales, pour octobre 2019. Et certaines d’entre nous ont pris des vacances militantes pour rencontrer des militantes féministes d’autres pays, aller au contre G7 ou encore à des universités d’été politiques. Toujours dans le but de confronter des modes de fonctionnement, d’échanger avec d’autres féministes, mais aussi de se former. Septembre a été parfois source de tension entre nous, entre la mobilisation contre les féminicides et les violences faites aux femmes* qu’il était essentiel de mener, et la préparation des rencontres qui approchaient, avec des démarches administratives qui nous ont pris plus de temps que prévu. Néanmoins, le respect que nous avons les unes pour les autres a permis de dépasser ces tensions, et le nombre croissant que nous étions de se répartir les tâches.

Le fonctionnement en assemblée permanente a aussi facilité le dépassement de ces difficultés. En effet, là où les mobilisations appelées par des collectifs d’inter-organisation sont préparées en général par peu de monde, souvent dans des réunions entre « cadres », celles qui émanent d’un espace d’auto-organisation féministe le sont par chacune des femmes qui le souhaite, et cela permet aussi de diluer la charge mentale.  L’autre avantage de l’assemblée féministe permanente est que les luttes sont immédiatement appropriées par l’ensemble du collectif : puisque tous les débats politiques et stratégiques sont ouverts, que les décisions sont prises collectivement et sans rapport de hiérarchie, que toutes les tâches pratiques sont accessibles à toutes, tout est transparent, inclusif et démocratique, et l’ensemble du collectif sait immédiatement où il va et pourquoi. 

TOUTES EN GRÉVE ET LES ORGANISATIONS PLUS TRADITIONNELLES

L’Assemblée féministe Toutes en Grève est venue percuter les organisations traditionnelles. Si certaines se sont rapidement inscrites dans la démarche et le fonctionnement (comme l’APIAF, le Planning familial, le DAL, l’Asamblea transfeminista Nati Yarza, les “colleuses”, l’Union syndicale Solidaires, la CGT Educ’Action, etc.), d’autres peinent encore à s’y retrouver. De notre côté, il nous semble que cette forme souple permet de redéfinir les liens entre les organisations traditionnelles et le mouvement féministe de manière positive, malgré un passé houleux, souvent violent, entre le mouvement des femmes et les organisations syndicales et politiques. Puisqu’il ne s’agit pas de construire une organisation en propre, mais de développer un cadre d’auto-organisation, la contradiction entre le mouvement ouvrier/féministe traditionnel et les nouvelles formes de mobilisation se résout temporairement à chaque assemblée : on peut être syndiquée, organisée politiquement ou dans une association et participer au mouvement autonome des femmes. La construction honnête du mouvement autonome par des militantes organisées permet d’améliorer un peu l’image des organisations traditionnelles auprès de toutes celles qui n’y sont pas/plus. 

Lorsqu’un syndicat se propose spontanément de tirer gratuitement des tracts, de déposer des préavis de grève, qu’une association met à disposition ses locaux ou qu’un parti politique prête son matériel, la confiance se rétablit, avec une force que ne pourront jamais avoir toutes les déclarations de bonnes intentions du monde. Ainsi, non seulement l’auto-organisation ne dissout pas les organisations (le travail syndical par exemple ne peut être soluble dans des cadres de mobilisations de rue) mais les deux formes se nourrissent dialectiquement : le format « assemblée inclusive » permet aux militantes organisées par ailleurs de dépasser les limites de leurs organisations ; en proposant les compétences et ressources de leurs structures, elles nourrissent le cadre d’auto-organisation. En retour, un lien de confiance fort s’instaure entre le mouvement autonome et les organisations qui le supportent. La rencontre des deux permet un nouvel accroissement et dépassement du cadre, et ainsi de suite. Partant de là, il n’y a donc pas d’opposition entre les organisations traditionnelles et les cadres d’auto-organisations du mouvement des femmes.

Il est parfois reproché à Toutes en grève d’avoir pris le monopole du mouvement féministe toulousain. Ce n’est pas notre but. Nous n’avons aucun objectif de pouvoir quelconque, si ce n’est la révolution féministe. Depuis le 8 mars dernier, où l’émergence d’un mouvement féministe fort en France semblait commencer à se dessiner, des collectifs féministes ont émergé un peu partout. Par centaines, des femmes -souvent très jeunes- ont fait le pas vers le militantisme. La dynamique ne semble pas près de s’arrêter. Certaines rejoignent l’assemblée féministe, d’autres des associations féministes plus traditionnelles, d’autres portent le féminisme dans leurs organisations, d’autres expérimentent d’autres cadres d’auto-organisation comme Collage féminicides Toulouse, qui est devenu récemment Collage féministes Toulouse. Et c’est cela le plus important pour nous : l’empowerment des femmes*!

Est-ce cet empowerment féministe qui fait peur à certains responsables de partis ou de syndicats ? A mesure que se développe le mouvement autonome des femmes*, la confrontation avec certaines bureaucraties est devenue inévitable. Nous nous heurtons à la misogynie et à la peur de certains face à ce mouvement des femmes qu’ils ne maîtrisent pas, sur lequel ils n’ont pas prise ou qui pensent encore que la révolution ne pourra venir que de la classe ouvrière.  L’accès refusé par le bureau de l’Union départementale CGT 31, à la Bourse du travail pour les Rencontres féministes (inter)nationales en est l’exemple même, allant contre la volonté de militantes de la CGT. Enfin, il est une chose que nous n’avions pas vu de prime abord : les solidarités et la sororité créées dans le mouvement autonome ont permis à certaines de prendre des forces pour bousculer et lutter contre la bureaucratie interne de leur organisation. Et plutôt que de quitter des organisations dans lesquelles nous ne nous reconnaissons pas, cela donne la force pour les changer de l’intérieur !

LA RÉVOLUTION SERA FÉMINISTE OU NE SERA PAS !

Les exemples récents du Chili, de la Catalogne ou de l’Équateur parlent d’eux-mêmes : non seulement les femmes sont les premières dans la rue, mais en plus, des appels des mouvements féministes dans ces pays renforcent la mobilisation contre le capitalisme (avec en point d’orgue, l’appel à la grève générale par la coordination 8M au Chili). Si ces cadres ont favorisé cette émergence en sujet politique, partout dans le monde, c’est parce qu’ils permettent, mieux que n’importe quels autres, de lier la question de l’oppression à l’exploitation, de ne pas sectionner théoriquement les violences vécues, mais au contraire de les systématiser. Par exemple, en menant une lutte contre le patriarcat, notamment avec la lutte contre les féminicides et les violences faites aux femmes, on permet à toutes les femmes de ne plus se sentir seules face aux violences vécues et d’en parler. On élabore stratégiquement, collectivement, on discute de la responsabilité du gouvernement, et donc de l’État et de ses choix, et donc aussi du capitalisme.

Dans le même temps, l’état d’assemblée permanente fait que le mouvement n’est pas déconnecté de la réalité : puisque le mouvement féministe se joue en permanence, il faut qu’il débatte du monde dans lequel il évolue. Ainsi, on discute tout aussi collectivement de la mobilisation des Gilets jaunes et de la place des femmes, que du rôle central des femmes dans les soulèvements en Amérique latine, ou encore des liens que l’on pourrait faire avec les grèves climats, du rapport entre la production et la reproduction… En somme, il s’agit de permettre à chaque femme de prendre conscience de nos capacités d’actions et de notre place dans la lutte des classes et, collectivement, de développer un outil qui pourrait jouer un rôle clé dans les mobilisations à venir contre le capitalisme et le patriarcat. Quand nous avons impulsé Toutes en Grève, nous ne pensions pas, qu’un an après, nous pourrions écrire sur un tract, sans que cela soit un consensus mais une évidence : « tant qu’il le faudra féministes, anti-impérialistes, anti-patriarcales, anticapitalistes, anticolonialistes, antiracistes, contre le système hétéronormatif. »

LE MANIFESTE DU 8 MARS

Le mouvement, essentiel, contre la réforme des retraites, est venu perturber notre calendrier de lutte. Nous avions projeté, après les rencontres et la lutte contre les violences faites aux femmes, de prendre le temps de nous rencontrer et de débattre pour écrire un manifeste féministe pour le 8 mars. La lutte se prolongeant face à un gouvernement autoritaire, cela nous semblait impossible de tenir ces délais. Et pourtant, nous l’avons fait. Ce manifeste regroupe des revendications féministes, élaborées lors de débats, discussions, études et a vocation à évoluer. Ces positions reflètent le cadre expérimental de notre assemblée auto-organisée. Elles continueront de s’affiner. En voici l’essence : 

« La grève féministe est un outil unique. Elle impacte toutes les sphères de notre vie : le foyer, les lieux de travail rémunéré, l’espace public, les lieux de consommation et loisirs. En appelant à la grève, les femmes* ont repolitisé le 8 mars. En effet, l’objectif initial de cette date était bien la lutte révolutionnaire contre le capitalisme. Aujourd’hui, face au néo-libéralisme, aux gouvernements autoritaires et à la marchandisation à outrance, le 8 mars est l’occasion de réaffirmer notre puissance et nos revendications. Nous, Assemblée féministe Toutes en Grève, clamons haut et fort que le féminisme est un mouvement qui lutte contre l’ensemble des rapports d’exploitations et de dominations, en excluant aucun aspect.

Toutes en grève, avec chacune nos spécificités et unies dans la sororité, en refusant d’être catégorisées.

Nous sommes plurielles et inclusives. Nous sommes salariées, au chômage, mères au foyer, étudiantes et de tous âges. Nous sommes lesbiennes, bies, queer ou hétéro, trans, inter ou cis. Nous sommes migrantes, précarisées, avec ou sans papiers, de différents milieux sociaux. Nous sommes racisées ou blanches. Nous sommes handicapées ou valides. Nous sommes le cri de celles qui ont été assassinées et n’ont plus de voix. 

Nous luttons ensemble contre toutes les violences qui nous transpercent !

Nous dénonçons toutes les oppressions et exploitations, formes et instruments du patriarcat, du racisme et du capitalisme. Les violences de genre prennent différentes formes, qu’elles soient physiques, psychologiques, économiques, sociales, institutionnelles et/ou symboliques. Ces violences nous soumettent et nous rappellent chaque jour quelle place le patriarcat nous réserve. Indissociables les unes des autres, elles s’enchevêtrent, discriminent et détruisent d’autant plus si l’on fait partie d’une minorité : handicapée, lesbienne, migrante, racisée, pauvre, trans, … Ces violences sont omniprésentes : aucun lieu, environnement ou classe sociale n’est épargné. Ces oppressions s’inscrivent dans une histoire. Autant les dominations racistes et sexistes existent depuis des millénaires, autant l’avènement du modèle capitaliste les a systématisées en les intégrant pleinement.

Notre mouvement catalyse des énergies collectives et émancipatrices.

Notre inventivité, nos luttes, nos stratégies, notre sororité et notre détermination restent nos meilleures armes pour abattre le système patriarcal capitaliste et raciste : lui qui veut nous réduire au silence n’apprécie guère le brouhaha de la colère qui monte !

La grève féministe est notre arme.

Prenons le temps de redéfinir collectivement un modèle de société dans lequel la solidarité remplacerait l’exploitation ; la sororité, la concurrence ; l’amour libre, les normes hétéros sexistes ; la coopération, la domination. Une société où tout·es prendraient soin les unEs des autres, loin des divisions que nous imposent le patriarcat, le capitalisme et le racisme.

La révolution sera féministe, ou ne sera pas ! »

Pour conclure, et apporter des nuances dans ce descriptif idyllique, nous sommes perfectibles mais n’hésitons pas à nous remettre en question. La démocratie horizontale que nous prônons se heurte à la temporalité.  Ainsi, lors de la manifestation du 23 novembre, une agression que nous n’avons pas vue a eu lieu. Le temps de recouper toutes les informations et témoignages, et d’écrire un communiqué de presse, une quinzaine de jours s’étaient écoulés. De plus, nous n’avons pas dépassé tous les clivages qui traversent le mouvement féministe, mais nous avons appris à nous connaître, à nous faire confiance, à respecter les avis divergents, à nous apprécier, à nous respecter. Enfin, le groupe vit au rythme des entrées et sorties de chacune des femmes qui souhaitent s’impliquer, mais si le groupe tient, c’est grâce à un noyau dur de certaines d’entre nous … Il n’y a pas de hiérarchie mais, inconsciemment nous avons tendance à nous référer toujours aux mêmes personnes. Néanmoins, la sortie du noyau dur n’implique pas forcément une rupture de liens, ni l’effondrement de l’assemblée car celui-ci est beaucoup large qu’au départ (une trentaine de femmes).

J’ai parfois le tournis quand je regarde en arrière tout ce que nous avons fait en un an et demi : la vingtaine d’AG, les cafés féministes Marielle, les manifestations de jour ou de nuit, la rencontre exceptionnelle avec Monica Benicio [4] qui a été organisée en 72 heures, les soirées de soutiens, les multiples actions coup de poing, les Rencontres féministes (inter)nationales et l’appel qui en est sorti au-delà de nos espérances, les tribunes, les milliers de badges faits et vendus pour s’autofinancer, les émissions de radio, le manifeste du 8 mars 2020, etc., et encore ces deux manifestations exceptionnelles les 7 et 8 mars dernier. Avec le confinement, je suis beaucoup moins présente dans l’activité de Toutes en Grève dont, malgré les contraintes, l’activité continue. Nous avons créé un réseau de solidarité pour aider a-minima durant cette période. Nous continuons de nous réunir par visio-conférence. Nous analysons la crise et le confinement en chaussant les lunettes de genre. Nous participons aussi aux visioconférences internationales, notamment avec le « mouvement 8M ».

Et puis, je regarde en avant ; et je vois tous les projets motivants qui sont en cours de construction : l’organisation dans les quartiers, que nous n’avons pas encore réussi à mettre en place, mais qui se fera dès la levée du confinement, les liens tissés avec des féministes au niveau international, l’organisation des prochaines rencontres féministes nationales de préparation du 8 mars, l’ouverture d’un local pour toutes les femmes* qui souhaitent s’auto-organiser, les cafés Marielle, des manifestations et des actions en préparation, etc.

Nous continuons la lutte. Tant qu’il le faudra féministes, anti-impérialistes, anti-patriarcales, anticapitalistes, anticolonialistes, antiracistes, contre le système hétéro-normatif ! Pour finir, je dédie cet article à l’Assemblée féministe Toutes en Grève et je souhaite leur dire à toutes : je vous aime les meufs, j’aime les individualités de chacune qui font ce tout qu’est l’assemblée féministe Toutes en Grève. Je souhaite à toutes les femmes* de vivre un jour une telle aventure ou de l’impulser !


[1] Extrait de la charte de l’Assemblée féministe Toutes en Grève 31.

[2] Groupe de recherche interdisciplinaire d’étude des femmes.

[3] En hommage à Marielle Franco (1979-2018), militante politique, défenseure des droits des LGBT, assassinée à Rio de Janeiro.

[4] Monica Benicio est la veuve de Marielle Franco.


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Julie Ferrua

Infirmière à Toulouse, secrétaire fédérale de Sud Santé Sociaux et participe à la commission Femmes de l’Union syndicale Solidaires.