Un Réseau de femmes migrantes à Rome

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« On fait attention à l’horizontalité des échanges et à la prise de conscience des privilèges qui peuvent exister à l’intérieur-même de notre groupe, en fonction du type de migration.»

Lizet, qui a migré en Italie il y a près de 11 ans, se considère comme une migrante privilégiée car elle a fait des études, a appris l’italien et a donc la capacité d’effectuer toutes les démarches administratives liées à son statut de migrante.Selon elle, c’est important de faire ce travail de prise de conscience pour éviter de reproduire des rapports de domination au sein du groupe.

« Notre présence en tant que collectif de migrantes interroge le féminisme européen. »

Le collectif réunit des femmes de toutes les catégories socio-professionnelles et de toutes les nationalités ; mais toutes sont racisées et la plupart précaires. Elles s’interrogent sur les systèmes croisés d’oppressions raciale, sexuelle et de classe qu’elles subissent. Lizet explique que ces femmes migrantes, dont elle fait partie, ne sont pas considérées, y compris dans le féminisme européen, dans lequel les thématiques de « racialité », du statut de migrante, de classe, ne sont pas assez prises en compte dans les rapports d’oppressions. Et quand elles sont considérées, ce n’est que pour servir un discours : « ça reste très théorique, ça se voit peu dans la pratique. » Elle présente le travail du collectif, non comme une alternative au féminisme européen mais plutôt comme un complément indispensable aux luttes contre le capitalisme, le patriarcat et le racisme. Elle insiste sur le fait que ces femmes ne sont pas là pour faire de la pédagogie pour les italien·nes, car c’est bien eux et elles qui doivent prendre conscience de leurs privilèges.

« On commence par prendre conscience des oppressions intersectionnelles qu’on subit, pour les transformer ensuite en luttes. »

Ces femmes se retrouvent chaque dimanche depuis quelques mois pour échanger sur les oppressions qu’elles subissent et mener des actions. Elles se donnent de la force en travaillant beaucoup sur leur empowerment, échangent sur leurs droits et organisent la lutte contre les lois et les politiques racistes et anti-migrant·es ; ces derniers points sont d’autant plus importants en Italie, où les héritages de l’extrême-droite et du néofascisme ont une influence significative dans les politiques institutionnelles ainsi que dans la rue.

« C’est aussi un réseau d’entraide et de solidarité »

Le collectif peut compter sur un réseau de soutien assez large, en collaboration avec des avocat·es bénévoles solidaires, des psychologues solidaires, des assistantes sociales. Il s’appuie aussi beaucoup, sur les réseaux féministes. Souvent, les femmes passent par le collectif pour avoir de l’aide et on recherche tous les partenaires pour trouver une solution. Lizet donne l’exemple d’une femme érythréenne qui a été menacée de perdre la garde de son enfant pour ne pas l’avoir scolarisé.  Mais celle-ci ne connaissait ni la langue, ni les lois, ni les démarches à effectuer. Le collectif s’est alors chargé de mettre en lien plusieurs réseaux (professionnels, syndicats, etc.), ; il a rapidement trouvé une place dans une école pour l’enfant et a ainsi évité que cette femme n’en perde la garde.

« C’est un réseau invisible qu’on est en train de visibiliser entre nous. »

Ces femmes sont invisibilisées par le gouvernement italien qui ne s’intéresse pas à elles car elles sont pauvres, racisées et migrantes.  Beaucoup de femmes qui viennent dans le réseau n’ont pas de papiers. Elles sont donc privées de nombreux droits (couverture sociale, contrat de travail, etc.) La première étape consiste à voir si, et le cas échéant comment, elles peuvent les obtenir, puis comment leur trouver un travail sûr.

« La violence faite aux femmes et le racisme en Italie sont plus softs que de pays d’où nous venons, mais aussi plus difficiles à reconnaître car presque invisibles. »

Beaucoup de migrantes viennent de régions du monde où le contexte est beaucoup plus violent qu’en Europe. Lizet cite l’exemple d’une amie mexicaine qui parle de la violence faite aux femmes dans son pays : « Au Mexique, la violence est souvent extrême et se fait en trois étapes : on te crie dessus, on te frappe, on te tue. » En Italie, la violence envers les femmes, et particulièrement les femmes racisées, existe et elle est plus insidieuse. Lizet nous parle de l’exotisation du corps des femmes racisées en Europe, qui illustre bien ce racisme « soft » qu’elle-même a subi dès son arrivée en Italie. Elle dépeint ainsi, la fétichisation du corps des femmes racisées, sur lesquels les hommes blancs européens projettent leurs fantasmes empreints de stéréotypes racistes et néocolonialistes. Elle explique que cette exotisation est liée, non seulement à la couleur de peau mais aussi à l’origine et à leur condition de migrante.  C’est une violence que vivent au quotidien, ces femmes migrantes, racisées et précaires.

 « On prend soin des autres mais qui prend soin de nous ? »

A ces violences s’ajoute la violence au travail. Le collectif comprend principalement des femmes précaires, qui travaillent en tant que badante (aide à domicile) à Rome. En Italie, le phénomène des badanti est un problème social majeur. Les personnes âgées qui ne peuvent plus être autonomes ne vont pas dans des centres de soin ou maisons de retraite ; les familles qui le peuvent exploitent les femmes migrantes pour s’occuper de leurs parents. Ces femmes immigrées vivent, presque toujours, dans la famille ; elles sont corvéables à merci, 24 heures sur 24 : pour donner des soins aux personnes âgées, s’occuper du ménage, des repas etc. Elles sont sous-payées et la plupart n’ont aucun contrat de travail, car elles n’ont pas de papiers. Le collectif compte aussi des baby-sitters et des femmes de ménage qui subissent le même sort. Toutes ces femmes dénoncent leur condition injuste et l’État qui les abandonne.

 « Notre pandémie est la discrimination de classe qui se traduit par des inégalités visibles plus que jamais. »

Ces femmes subissent de plein fouet les inégalités, particulièrement en ces temps de crise sanitaire où celles-ci sont plus visibles et plus violentes. En Italie, le décret-loi CuraItalia a été mis en place rapidement ; il est censé amortir la crise, en prévoyant certaines mesures pour aider les employé·es : chômage partiel ou distribution de chèques repas, par exemple.  Mais il exclut totalement, les personnes sans papiers et sans contrat de travail, c’est à dire les travailleuses et travailleurs les plus précaires. 70 % des travailleuses domestiques sont des migrantes sans-papiers. En ces temps de crise sanitaire, la situation des badanti est alarmante : soit elles perdent leur emploi et se retrouvent sans aucune ressource, soit elles deviennent encore plus esclavisées, car elles sont condamnées à rester confinées avec leurs patron·nes, coupées de leur famille et encore plus privées de liberté. Elles n’ont pas de repos et elles ne sont pas payées le dimanche, ni les nuits durant lesquelles elles doivent se lever plusieurs fois pour assister les personnes âgées.

« L’État nous discrimine et va même jusqu’à nous criminaliser. »

Ces femmes sont totalement abandonnées par l’État. Elles se disent déconsidérées, invisibilisées, méprisées et même criminalisées. En effet, la répression policière est encore plus forte pendant le confinement, en Italie comme en France ; particulièrement envers les personnes les plus défavorisées. Les personnes qui ne fournissent pas d’attestation doivent payer une amende de 200€, les violences policières envers les personnes racisées se sont accrues, les personnes sans-papiers contrôlées sont emmenées dans des centres de rapatriement qui sont de réelles prisons pour migrant·es. Les personnes sans-papiers, en plus de vivre sans cesse avec la peur d’être arrêtées par la police, ne bénéficient pas de couverture sociale ; elles n’ont donc pas accès aux soins. Cette situation dramatique en temps habituel, l’est encore plus dans ce contexte sanitaire.

« Nous ne voulons pas la charité. Nous voulons la solidarité. »

L’État a mis en place une distribution de paniers alimentaires, censée aider les plus démuni·es.Lizet a appelé le service qui s’occupe d’organiser cette distribution ; elle témoigne : après plusieurs appels où personne ne savait lui répondre, on a fini par lui dire que les personnes sans-papiers ne pouvaient en bénéficier, n’étant pas inscrit·es sur les registres de l’État ! Avant d’ajouter qu’elle pouvait s’adresser aux ONG ou à l’Église.Les femmes du collectif dénoncent ce mépris. Face à un Etat qui les abandonne, niant leur existence et leurs besoins, la solidarité est le seul outil sur lequel elles peuvent compter. Alors, avec le collectif, les femmes se sont organisées, notamment pour des distributions solidaires de denrées alimentaires ou des démarches d’assistance légale pour les personnes ne pouvant pas payer leur loyer. Elles tentent ainsi de construire des alternatives solidaires collectives contre le racisme, le classisme et le sexisme qui, eux, ne sont pas confinés.

Camille Saugon et Cybèle David sont toutes enseignantes en Seine-Saint-Denis et membres de SUD Éducation. Elles ont recueilli le témoignage de Lizet Aguilar.

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Cybèle David

Enseignante en Seine-Saint-Denis, membre de SUD éducation et co-animatrice des commissions internationales et femmes et de l’Union syndicale Solidaires