Laisser la place aux premières concernées

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LA NON-MIXITÉ RACIALE, UN FAUX DÉBAT

C’est dans cette dynamique qu’avec un petit noyau de camarades, nous avons construit le stage antiraciste dans Sud Éducation en 2017, qui a provoqué une polémique énorme en raison de la plainte du ministre de l’éducation Blanquer [1]. A l’intérieur du syndicat, les débats ont été très tendus sur la nécessité de traiter cette question en priorité. Pourtant, nous n’avons jamais abandonné notre cap, persuadé·es que l’analyse du racisme à l’école est une question primordiale, tant le traitement raciste des élèves, des parents et des personnels racisé·es dans l’Éducation nationale, et plus particulièrement en Seine-Saint-Denis, étaient flagrants, et que la nécessité de former les personnels de l’éducation à ces questions était primordiale dans un syndicat qui prône l’émancipation de toutes.

Ce sont les ateliers en non-mixité raciale qui ont posé le plus de débats, publiquement comme en interne : comme toujours, lorsque les dominé·es se rassemblent sans le parrainage des porteurs de la domination, il y a opposition. Pourtant, c’est la condition de l’émancipation, que les personnes qui subissent une domination structurelle commune se réunissent ensemble pour en discuter : les révolutionnaires le savent, les ouvriers discutent ensemble sans les patrons, les femmes discutent ensemble sans les hommes, et les racisé·es sans les blanc·hes discutent pour rapporter aux autres leurs analyses, mais surtout leurs conditions de luttes.

METTRE AU CENTRE CELLES ET CEUX QUI SONT A LA MARGE

Derrière ces débats stériles sur la pertinence de la non-mixité, c’est notre réel travail syndical qui est invisibilisé. Nous avons pourtant mis en place un certain nombre de principes et d’outils qui peuvent inspirer d’autres syndicalistes sur ces questions. Tout d’abord, il s’agit de mettre en avant les premières  et premiers concerné·es par le racisme : nous avons invité des chercheur·ses racisé·es qui traitent de ces questions depuis longtemps, comme Nacira Guénif, Marwan Mohamed, Sonia Merji, afin de visibiliser leur travail et de permettre une formation de qualité à nos stagiaires ; ensuite, nous avons voulu faire le lien entre le monde syndical et le monde militant dans les quartiers populaires en leur consacrant différentes plénières, ateliers et/ou tables rondes (lutte de parents d’élèves dans les quartiers populaires avec le Front des mères de Fatima Ouassak et Goundo Diawara, lutte contre les violences policières dans les quartiers avec Sihame Assbague, luttes de l’immigration avec le FIUQP [2], lutte contre l’islamophobie avec Marwan Mohamed). Il fallait montrer que le syndicalisme s’adresse aussi, et en priorité, aux personnels les plus précaires dans l’Éducation nationale : contractuel·les ou agent·es, où l’on retrouve davantage de personnes racisé·es. D’où la proposition d’ateliers et de plénières qui les concernent, dont ces fameux ateliers en non-mixité raciale pour permettre de créer des espaces pouvant accueillir leurs paroles, échanger avec elles des stratégies. Ces espaces sont essentiels, pour permettre la circulation de la parole de celles et ceux qui se sentent les moins légitimes à parler dans des assemblées et/ou des réunions dominées par des blanc.hes. Même si nous n’avons pas de statistiques précises, on a compté plus de personnes racisé·es et de personnels précaires de l’Éducation nationale lors de nos deux stages antiracistes en 2017 et en 2019, que lors d’autres stages qui ont traité de ces questions par le passé. Enfin, nos stages ont été, aussi, l’occasion de mettre en avant les luttes syndicales de personnes racisées dans d’autres secteurs professionnels : ainsi, en 2019, nous avons invité les grévistes d’Onet [3], pour notre table ronde « Syndicalisme et antiracisme ».

Nous avons questionné aussi les problématiques liées à notre champ professionnel, ainsi que nos moyens de pouvoir agir contre le racisme systémique. Le but de ces stages de formation est de proposer des pistes pour réagir et lutter contre ce racisme structurel, que ce soit face aux propos racistes de collègues contre des élèves et/ou des collègues, ou encore face à l’institution qui promeut de plus en plus des politiques discriminatoires à l’égard de certain·es catégories d’élèves, comme les Roms ou les filles/mamans voilées. Nous traitons aussi des mécanismes du racisme insidieux dans notre champ professionnel tel que l’invisibilisation des personnes racisé·es dans les contenus scolaires, leurs infériorisations, la notation plus sévère à l’égard des filles racisées et surtout des garçons racisés. L’intersectionnalité est un outil central, en tant que praticien·nes de l’éducation, pour comprendre les mécanismes visibles et invisibles de la reproduction de la domination à travers l’école.

Nous menons ce travail à travers des formations syndicales ouvertes à tous les personnels de l’éducation, syndiqué·es ou non syndiqué·es. Nos stages ont toujours été pleins ; ils rencontrent un succès important, car il y a une demande toujours plus importante de formations sur ces questions.  Nous intervenons aussi dans d’autres stages du syndicat pour continuer d’« intersectionnaliser » la pédagogie. Ainsi, lors du stage « Pédagogies alternatives et syndicalisme » ou du dernier stage « Féminisme » de Sud Éducation, nous avons mené des ateliers en non-mixité femmes racisées, qui doivent être renouvelés. Mais certains problèmes demeurent : certaines d’entre nous ont fait la formation de formatrices en 2018 sur la question du racisme au sein de Solidaires ; à cette session, nous étions parmi les seules racisées présentes, ce qui montre qu’un travail doit être encore mené au sein du syndicat pour que les personnes racisées soient davantage représentées dans les différentes instances en tant que formateurs, formatrices, mandaté·es, etc.

INTERSECTIONNALISER LES LUTTES, C’EST OUVRIR LE CHAMP DES POSSIBLES RÉVOLUTIONNAIRES

Nos stages ont subi de nombreuses attaques de la part de la fachosphère et de l’État, preuve que nous ne pouvons rien attendre de l’institution concernant les questions de racisme et de sexisme à l’école. Ils ont été aussi  l’occasion de montrer que, prendre en compte l’intersectionnalité dans les luttes est un enjeu syndical majeur : nous avons eu de nombreux retours positifs, en off, de camarades d’autres syndicats qui ont été ravi·es et qui ont participé à nos stages ; nous avons de plus en plus de propositions pour mener ces formations au sein du syndicat, mais aussi à l’extérieur, dans des évènements et festivals militants ; nous avons été sollicité par des chercheurs et chercheuses en éducation pour discuter de ces questions d’intersectionnalité dans l’éducation et invité·es à des colloques universitaires pour parler de notre expérience de terrain. Voici bel et bien la preuve qu’intersectionnaliser les luttes est au cœur des questionnements des militant·es, dans un contexte de politique néolibérale violente, qui aggrave les dominations et exploitations liées à la race, à la classe et au genre.

C’est en effet à cette unique condition, « d’intersectionnaliser » les luttes syndicales, que le syndicalisme s’ouvrira davantage aux personnes racisé·es, qui subissent sur le marché du travail les pires conditions et qui sont, à l’instar des femmes des sociétés de nettoyage Onet, des grévistes de l’Hôtel Ibis ou des sans-papiers de Chronopost, à la fois à la première ligne de l’exploitation capitaliste, mais aussi à la première ligne du combat.

Il y a 5 ans : la question du voile

Lorsque j’étais jeune professeure et syndiquée à Sud Éducation Créteil, le syndicat n’était pas qu’un lieu de camaraderie : la violence des listes mails de « vie interne » me l’ont rappelé à plusieurs reprises. Je me souviens d’une conversation mails des plus gênantes, où l’islamophobie la plus répugnante s’est exprimée à la suite de la motion des camarades de Seine-Saint-Denis pour défendre les étudiantes de l’ESPE voilées. Le climat ambiant islamophobe était aussi dans le syndicat. En 2014, pendant un stage antisexiste, une « camarade » a crié « le voile me dégoûte, il me débecte » à une autre camarade racisée qui défendait les filles voilées. J’ai retrouvé ces mêmes propos crypto-racistes après les attentats de Charlie Hebdo : c’est d’ailleurs cette question de « la laïcité », qui était surtout une légitimation du racisme de certain·es camarades, qui a provoqué la scission dans la section Créteil et l’apparition de Sud Éducation 93.

L’émergence d’une section plus claire et plus ferme sur ces questions m’a permis d’investir, avec d’autres camarades racisé·es, dans le syndicat et d’y intégrer, enfin, nos propres réalités. Cependant, la question du voile reste encore un point de tension à travailler avec certain·es. Dans un contexte de montée grandissante de l’islamophobie, il en est encore, dans le syndicat, qui s’interrogent sur la pertinence de ce mot, utilisé par les musulman·es elles/eux-mêmes. Au contraire, lutter clairement contre ce fléau pourrait permettre à davantage de femmes racisées de s’investir dans le syndicalisme et se défendre sur leurs lieux de travail.


[1] Plainte classée sans suite.

[2] Front uni des immigrations et des quartiers populaires www.fuiqp.org/

[3] Sur la grève des nettoyeuses d’Onet : www.solidaires.org/Bulletin-Gagner-ici-no1-Les-salarie-es-ont-fait-plier-ONET

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Manel Ben Boubaker

Professeure en Seine-Saint-Denis, membre de Sud éducation. Elle participe notamment à l’organisation du Forum syndical antiraciste