La retraite en chantant, c’est tous les jours dimanche !
Le Produit intérieur brut de 2020, global et par tête, est bien supérieur à celui de 1981. Une meilleure répartition tant du travail, que des revenus pourrait, et à tout âge, permettre à toutes et tous de vivre dignement. Où sont passés les gains de productivité ? Ne faudrait-il aller voir du côté de la croissance des dividendes – excellents en 2019 suivant les Échos – et du montant des émoluments des dirigeants du CAC 40 ? Le calcul est facile à faire, non ? La retraite tardive pour les uns, c’est le chômage immédiat pour les plus jeunes. « Il va falloir travailler plus longtemps », nous serinons-t-on sans cesse sur tous les tons. Ah, bon ? Et, pourquoi ? Les capacités productives de nos économies devraient au contraire nous autoriser à travailler bien moins ce, à tout âge de la vie. Après la réforme punitive réduisant drastiquement les allocations des chômeurs, l’amputation des pensions, ça commence à faire beaucoup. Ça va passer, ça va durer ?
RÉDUCTION DU TEMPS DE TRAVAIL : CINQ ANS D’UN COUP !
Il y a bien longtemps (1981), dans une autre époque, un ministre du temps libre, André Henry, était chargé de « conduire par l’éducation populaire, une action de promotion du loisir vrai et créateur et de maîtrise de son temps. » La même année, la semaine de travail perdait une petite heure, la cinquième semaine de congés payés devint effective, l’âge de la retraite était alors fixé à 60 ans. Une réduction du temps de travail : 5 années d’un coup ! Une autre époque, une autre éthique aussi. La valeur travail était, en ces temps lointains, fragilisée par les attaques des partisans du droit à la paresse et « l’allergie au travail » des soixanthuitards tendance babacool. Cette valeur ne faisait plus rêver grand monde. « Métro-boulot-dodo », ce n’était pas une vie, on rêvait d’autre chose, en attendant que l’heure de la retraite sonne… (Jean Ferrat).
« Métro-boulot-caveau » a-t-on entendu dans les manifestations s’opposant à la retraite par points. L’euphorie du flower power est dissipée, l’horizon du libéralisme autoritaire est fort sombre. Pourtant, il reste encore…
LE DIMANCHE DE LA VIE
Les temps ont changé avant d’atteindre le très grand âge, la retraite n’est plus un effacement, une démission, un retrait, … la retraite est vécue comme le dimanche de la vie. Un long dimanche, on peut se lever tard, faire ce que l’on veut sans horaires imposées. Ce long dimanche de la retraite est un morceau, un moment (tardif) de « La société du temps libéré » qu’André Gorz appelait de ses vœux [1]. Cette accoutumance à l’oisiveté prolongée (20 ans, 30 ans, sans travailler !) est fort dangereuse et contradictoire avec la morale du travail que Macron a encore défendue le 1er mai 2019. « Le 1er mai est la fête de ceux qui aime le travail, qui chérissent le travail, parce qu’ils savent que par le travail on construit son avenir et l’avenir du pays. » Cet amour du travail, n’est pas partagé par tout le monde. Nombres d’actifs et actives se rendent au boulot par contrainte. Il faut bien bouffer et acquérir quelques objets qui ajoutent au confort quotidien. Les retraité.es, réputés « inactifs », sont plutôt cigales que fourmis.
La retraite, comme fin du travail, « a cessé d’apparaître comme le moment où l’on se retire de la vie. C’est en train de devenir le plus bel âge de la vie, le bout du tunnel d’une vie marquée par la pression temporelle toujours plus forte. Allonger la durée du travail c’est effectivement s’en prendre au dimanche de la vie. […] La sagesse depuis l’antiquité, est une capacité de se retirer en soi-même, de faire retraite en soi. [2] » Cette préfiguration de la vie sans travail, que les thatchériens du gouvernement veulent indéfiniment reculer, est un otium [3]. Le loisir actif de 18 millions de citoyens et citoyennes français.es qui ne sont plus comptés dans la population active et s’en trouvent fort bien. Ce n’est pas pour rien que l’on a entendu certains déclamer « Nous voulons la retraite avant l’arthrite ! »
Parce que nous vivons plus longtemps, il faut travailler plus longtemps ? Ah bon, et pourquoi donc ? Il faut au contraire travailler moins longtemps et à tous les âges de la vie. C’est le point de vue de Henri Pena Ruiz : « Un partage équitable du progrès technique » est à mettre en œuvre. Il n’y a pas de réel problème économique, financier. « En 1950, il y avait 4 « actifs » pour un retraité, alors qu’en 2020, il y a « seulement » 1,7. Qu’a-t-on fait des gains de productivité ? Les actifs et actives d’aujourd’hui produisent, en travaillant moins longtemps, bien davantage qu’en 1950 et même qu’en 1981. Sans doute faut-il aller voir du côté de la croissance de dividendes[4] ? Nombre de retraité.es ont accès au loisir – qui n’est pas désœuvrement –, un usage du temps libéré des contraintes salariales. Henri Pena-Ruiz fait valoir que ce qui se joue dans cette liberté active est peut-être un retour à l’antique : « En pensant le loisir qui se dit en grec ancien scholè, Aristote a pensé l’École lieu d’instruction libre car délivrée de tout souci utilitaire. [5] »
LA COMÉDIE DU TRAVAIL
Une distribution largement moins inégalitaire ? d’une production qui nécessite de moins en moins de « travail vivant » ? doit rapidement être faite. C’est nécessaire, sinon « avec la robotisation et l’utilisation des neurosciences, ils n’ont plus besoins de ces 3500 millions d’êtres humains les plus pauvres, pour faire rebondir le système capitaliste. Ce sont des bouches qui ont faim, qui ont soif et qui sont inutiles. [6] » Nécessaire et possible, car la production, chaque jour, est faite par une robotique vite rentabilisée ; l’intelligence artificielle avantageusement remplace ou assiste des professionnels de haut niveau, journalistes spécialisés et chirurgiens fort précis. Une véritable Robolution est en cours [7] Depuis plusieurs décennies l’essentiel des gains de productivité est confisqué pour les dividendes des actionnaires. Une réduction du temps de travail a lieu tous les jours. Celle qui, sans cesse, augmente les effectifs de « l’armée industrielle de réserve » : le nombre des chômeurs et chômeuses, dont la récente et punitive réduction des allocations vise à les affamer un peu pour leur faire « traverser la rue » … pour faire le trottoir [8] ?
Il nous faut mettre fin à la comédie du travail, dont l’issue risque fort d’être dramatique. Le camouflage des « boulots à la con » (Bullshit jobs, en « franglais ») [9], l’abondance jetable qui fait déborder nos poubelles, l’obsolescence planifiée, rentable… Le solipsisme [10] féroce qui inspire le comportement des libéraux-autoritaires au plus haut niveau se manifeste comme libéralisme cynique, thatchérisme sadique ; C’est la montée des « eaux glacées du calcul égoïste » qui provoque le réchauffement climatique. Rapidement il nous faut quitter le Titanic. Un partage du travail qui implique une réduction « féroce » du temps de travail (Serge Latouche), des revenus, de la richesse (dont le contenu doit être réévalué). Que resterait-il du travail dans une économie économe où les tâches seraient équitablement partagées ? Deux heures par jour, comme le préconisait il y a quelques décennies le Collectif Adret [11] ? Ou 15 heures par semaine comme le prévoyait John-Maynard Keynes [12] dès les années 30 ? Il nous faut changer de paradigme, d’itinéraire et reconsidérer la teneur de nos revendications. Penser à l’envers ?
POUR L’OTIUM DU PEUPLE
« Il est temps de penser à l’envers : de définir les changements à réaliser en partant du but ultime à atteindre et non des buts en partant des moyens disponibles, des replâtrages immédiatement réalisables. Il nous faut penser à sortir de la société salariale. » L’abolition du salariat, rien de moins ! La vision, la visée et l’espoir d’André Gorz, dès 1997 [13]. Sans doute s’agit-il de réaliser, de rendre effectives, les potentialités cachées, occultées du niveau des forces productives. Dès l’antiquité, Aristote avait l’intuition de ce pourrait permettre la société automatique, le monde de production cybernétique : « Si un jour les navettes tissaient d’elles-mêmes et si les plectres [petites baguettes de bois ou d’ivoires servant à pincer les cordes de l’instrument] jouaient tout seuls de la cithare, alors les ingénieurs n’auraient pas besoin d’exécutants et les maîtres d’esclaves. [14] » Denis-Robert Dufour de poser immédiatement la question d’époque : « Or, avec le développement du machinisme pendant les révolutions industrielles, ce moment est venu. Nous aurions dû sortir du travail aliéné. Pourquoi alors y sommes-nous entrés davantage ? C’est une question d’autant plus immense que la philosophie première, représentée ici par Aristote, celle qui allait jusqu’à justifier l’esclavage, envisageait bien, à terme, sa suppression pour qu’une énergie mécanique autonome remplace l’énergie fournie par des hommes réduits à l’état de bêtes. » Et, Dany-Robert Dufour de continuer.
« Or, quand ce moment hypothétique est enfin réellement venu, non seulement le travail esclave n’a pas disparu, mais il s’est renforcé. »
Dans un entretien donné au trimestriel les Z’indignés [15], Dany-Rober Dufour défend une thèse fort proche des propositions du MFRB (Mouvement français pour un revenu de base), et de celle d’André Gorz à partir de 1997, quand il envisageait d’organiser l’exode hors la société du travail aliéné. Ainsi, considération faite de l’automatisation accélérée de la production, Dany-Robert Dufour affirme : « Ces machines qui ont coûté si cher à la classe ouvrière, comme aliénation, comme dépossession de son savoir, comme condamnation au chômage et à l’inactivité, pourquoi s’en passerait-on aujourd’hui, si elles permettent d’imaginer une sortie progressive du travail aliéné et exploité, c’est à dire du « travail pour l’autre », le capitaliste, ouvrant ainsi une ère nouvelle : celle du « travail pour soi » (lequel peut beaucoup profiter aux autres).
Les richesses produites par les machines permettraient d’alimenter un fond social garantissant à chacun un revenu de base [nous soulignons] et le travail pour soi permettrait de mettre en place une économie de la contribution à partie des ressources partagées et gérées en commun. »
En opposition totale à cette utopie réaliste, l’idéologie du travail encensée par Emmanuel Macron a pour essentielle fonction de préserver, de conforter les privilèges de la classe dirigeante : « Le travail est mort, ce qu’il en reste n’a d’autres fonctions que de se reproduire lui-même comme instrument d’assujettissement des travailleurs. [16] » Soyons réaliste. Exigeons tout le possible : l’Otium du peuple qui nous permettra d’aller tous les jours à la scholé. Sauf le dimanche ?
[1] Bâtir la société du temps libéré, André Gorz, Editions. Les liens qui libèrent et Monde diplomatique, 2013
[2] Hélène L’Heuillet, entretien dans Libération du 20 décembre 2019. Auteure de Eloge du retard, Editions Albin Michel, 2019.
[3] Henri Pena Ruiz, parle de la scholè dans l’article cité, l’otium en est la version romaine. Plus bas, nous rencontrerons Aristote qui bénéficia pleinement de la scholè, rendue possible par le travail des esclaves.
[4] L’argumentation gouvernementale oublie systématiquement de parler du partage de la valeur ajoutée, et du niveau moyen des émoluments des dirigeants du CAC 40 : 5,7 millions d’euros en 2019. Fort opportunément, une mise au point de François Ruffin qui refait les comptes à l’Assemblée nationale (décembre 2109). « Depuis les années 1980, la part des dividendes dans le PIB a triplé. Trois fois plus ! Le revenu des actionnaires quand allez-vous les plafonner ? La rémunération du capital a augmenté 7 fois plus vite que celle du travail. »
[5] Marianne, 1er janvier 2020.
[6] Monique Pinçon-Charlot, dans l’Humanité dimanche, 27/28 août 2019. Coauteure, notamment, de Le président des ultra-riches, Editions Zones, 2019.
[7] Robotatiat, Bruno Teboul, Editions Kawa, 2017. Egalement : L’avènement des machines. Robots & intelligence artificielle : la menace d’un avenir sans emploi, Martin Ford, Editions FYP, 2017. Voir aussi les écrits de Bernard Stiegler, Erik Brynjolfsson, Andrew Mc Fee, André Gorz, Robet Kurz … La documentation est surabondante : le travail n’est plus ce qu’il était… Pourtant les analyses et propositions des syndicats et partis de gauche ne me semblent pas à la hauteur des enjeux de la période. Le terrain de la prospective politique est laissé libre pour les implantations inquiétantes du libéralisme autoritaire.
[8] Voir www.ac-chomage.org
[9] Bullshit jobs, David Graeber, Editions Les liens qui libèrent, 2018. Après Keynes, Graeber préconise la semaine de travail de 15 heures.
[10] Solipsisme : attitude générale pouvant être théorise.
[11] Adret : en pays montagneux, versant exposé au soleil. Il s’agit là de la signature collective utilisée pour un livre paru en 1977 : Travailler deux heures par jour, Editions du Seuil. Les auteur.es : Claudie Besse, employée aux chèques postaux – Suzanne Bonnevay, secrétaire – Charly Boyadjian, ouvrier en 3 x 8, délégué syndical CFDT – Roger Collas, ex-ouvrier (CGT), retraité – Gilles Denigot, docker, militant des Groupes de salariés pour l’économie distributive – Daniel Schiff, enseignant – Loup Verlet, chercheur scientifique.
[12] Economiste anglais (1883-1946).
[13] Misères du présent. Richesse du possible, André Gorz, Editions Galilée, 1997. C’est dans cet ouvrage que Gorz se « convertit » au revenu garanti (de base).
[14] Politique, 1,4. Citation d’Aristote tirée de Le délire occidental et ses effets actuels dans la vie quotidienne : travail, loisir, amour, Dany-Robert Dufour, Editions Les liens qui libèrent, 2014.
[15]N°54, Oct.-Déc. 2019.
[16] L’échange symbolique et la mort, Jean Baudrillard, Editions Gallimard ,1976.
- La retraite en chantant, c’est tous les jours dimanche ! - 17 juillet 2020