Guerre en Ukraine : De l’importance de considérer aussi la société russe
Cet article ne sera pas une tentative plus ou moins objective d’expliquer ce qui se passe dans la société russe aujourd’hui, il sera l’expression de mes sentiments et de mon malaise face à la réaction de l’Occident et d’une grande partie des gauches en particulier. Alors que la guerre dure depuis maintenant sept mois, la société russe au sens large du terme est quasiment absente des débats et des préoccupations. S’il est plus que normal et louable que le peuple ukrainien concentre l’attention, l’empathie et l’élan de solidarité, il est non seulement choquant mais aussi irresponsable – en tout cas si l’on adopte une ligne internationaliste – de ne pas considérer le peuple russe avec au moins un peu plus d’attention, sans se contenter du jugement à l’emporte-pièce que nous proposent les médias, du genre « tous des Poutiniens, tous des criminels ! »
Karine Clément est sociologue, spécialiste des mouvements sociaux russes. De 1994 à 2018, elle a vécu en Russie, où elle fonda l’Institut de l’action collective. En 2019, alors qu’elle venait à Moscou pour donner une conférence sur les Gilets jaunes, elle fut refoulée du territoire russe, dont elle est désormais bannie jusqu’en 2029. Elle a notamment publié : Les ouvriers russes dans la tourmente du marché. 1989-1999: destruction d’un groupe social et remobilisations collectives, Editions Syllepse, 2000 ; Contestation sociale « à bas bruit » en Russie : critiques sociales ordinaires et nationalismes, Editions du Croquant, 2022 ; (avec Denys Gorbach, Hana Perekhoda, Catherine Samary et Tony Wood) L’invasion de l’Ukraine. Histoires, conflits et résistances populaires, Editions La dispute, 2022.
Car, à y regarder de plus près, quel que soit le camp, ou presque, le peuple russe passe à la trappe. Peu importe que l’on soit fermement du côté de l’Ukraine, du soutien à son mouvement armé de résistance face à l’impérialisme russe, ou que l’on soit dans une posture de compréhension envers la puissance russe qui soi-disant combat en Ukraine l’impérialisme de l’OTAN et de l’Occident. Chacun s’imagine le peuple russe tel qu’il convient à sa position politique ou géostratégique : horde d’impérialistes humiliés avides de vengeance ou preux soutiens à un dirigeant défiant l’ordre mondial dominé par les États-Unis et le capitalisme. Même si aujourd’hui, à l’heure de l’ultra-censure et d’un contrôle social quasi-totalitaire, personne ne peut s’enorgueillir de savoir vraiment ce que « pense » le peuple russe, il paraît évident que les deux points de vue évoqués plus haut ne sont pas moins que des stéréotypes et des façons d’évacuer des préoccupations du moment un peuple dérangeant et peu compréhensible.
Ce désintérêt ne date pas d’hier, même s’il a pris des proportions caricaturales avec la guerre, dont certains semblent penser qu’il est possible d’en venir à bout en condamnant les hordes de barbares russes immoraux. On trouve ici une manière facile de s’acheter une bonne conscience en rejetant les « Russes » parmi les peuples non-civilisés piétinant les valeurs humanistes que l’Europe ou l’Occident prennent soudain conscience de défendre. Il est enfin possible de se penser meilleurs sans craindre d’apparaître racistes puisque les Russes sont dans leur majorité… Blancs. J’exagère sans doute la charge, mais je ne vois guère dans les débats actuels de discussion posant la question de ce qui pourrait être fait pour entrer en dialogue avec ce qu’il y a de critique, de mécontentement et de doute dans la société russe, pour soutenir ceux et celles qui essaient de faire passer un discours anti-guerre à l’intérieur. Oui, c’est compliqué. Oui, il n’y a pas de mouvement de résistance clairement structuré et visible. Mais il faudrait au moins se poser la question, et à tout le moins réfréner la tentation de diaboliser tout un peuple, dans l’ignorance de ce qu’il a subi et comment il a tenté de s’en sortir, dans l’autosatisfaction d’être -oh combien ! – plus démocratique et moral que lui. Outre que ce n’est pas une posture de gauche et de solidarité internationale entre les peuples, c’est une position qui, sur le long terme, risque d’autant plus de faire basculer une société dans un anti-occidentalisme et un anti-démocratisme de principe, éloignant l’objectif de mettre un terme à cette guerre.
Car si cette guerre doit s’arrêter sans que la souveraineté et les frontières de l’Ukraine soient remises en question, il n’y a pas quatre chemins : soit le bloc occidental déclare effectivement la guerre à la Russie, soit il faut une transformation radicale du régime politique en Russie même (dans laquelle les gauches occidentales pourraient jouer un rôle ?). La transformation radicale va au-delà de la simple liquidation de Poutine (qui ne changerait pas grand-chose à la nature kleptocratique du régime russe post-soviétique). Il s’agirait de la dislocation du système mis en place depuis la fin de l’Union soviétique, sous les applaudissements, voire avec la complicité active, de beaucoup en Occident qui voyaient alors une aubaine dans les possibilités variées qu’offrait alors un vaste pays en pleine déconfiture : participation au dépeçage des richesses, à la privatisation, à la mise en application brutale (et sans les freins que sont les syndicats, les partis politiques, les mouvements sociaux) des recettes de l’ultra-libéralisme autoritaire à la Reagan et Thatcher.
Les élites occidentales et leurs alliés en Russie ont obtenu gain de cause. Dans les années 1990, la Russie était un champ de bataille à l’industrie démantelée, aux richesses privatisées à peu de frais, aux syndicats vaincus, à la classe ouvrière défaite [1], à la main d’œuvre corvéable à merci, sans aucune aspiration à la souveraineté nationale, sans presque de résistance sociale, et avec – cerise sur le gâteau – un anticommunisme largement partagé par toutes les couches de la société, ainsi qu’une vision idéaliste d’un capitalisme salvateur. Tous les affairistes, quel que soit leur bord ou nationalité, en ont alors profité pour s’octroyer leur part du butin. Les grands perdants de ce hold-up à grande échelle furent les ouvriers et les employés du bas de l’échelle, surtout dans les services publics, ainsi que les retraités, à qui on ne payait tout simplement pas les retraites. Pour résumer à grands traits ce qu’ont vécu les classes populaires dans les années 1990, c’était le sauve qui peut, le chacun pour soi, dans l’incompréhension quasi-totale de ce qui se passait dans le pays, le naufrage pour beaucoup, la débrouille mieux réussie pour d’autres. Mais aucun paramètre de la vie en commun, aucun idéal, une solidarité quasi-absente et érigée en fléau communiste à combattre (ce collectivisme qu’il fallait abattre), des inégalités sociales qu’il fallait creuser au nom de la « liberté » et de la « démocratie » (cet égalitarisme dont il fallait expurger la société), un enrichissement de quelques-uns qui était présenté comme la clé du développement économique, de rares protestations collectives fustigées d’aller contre le sens du progrès et d’être nostalgiques (déjà) de l’Union soviétique et du communisme des fainéants et des assistés. Des protestations sociales de ces années-là, on montrait (les médias étaient peut-être plus « libres » qu’aujourd’hui à l’égard d’un État défaillant, ils étaient tout de même aux mains des oligarques) les dents avariées des manifestants, des vieux ou vieilles enragées, agitant des portraits de Staline. On avait déjà cette image de peuple arriéré, ivrogne, irresponsable, incapable de s’adapter à la vie moderne du monde « civilisé ». Oui, ce cliché, qui résonne aujourd’hui avec l’image qu’on nous renvoie du peuple russe face à la guerre en Ukraine, ce cliché était déjà bien implanté dans les années 1990, préparé par les élites russes qui exploitaient allègrement le pays avec la bénédiction des pouvoirs occidentaux, mais partagé également par la plupart des élites occidentales, qu’elles furent de droite ou de gauche. Pour la quasi-totalité des gauches occidentales, le prolétariat russe, sorti vaincu du régime communiste mensonger, devait être rééduquer ; il fallait lui inculquer la démocratie, les droits de l’homme et autres catéchismes des gauches « modernes ». Il ne fut que très peu pris en compte la réalité de l’expérience des couches populaires russes qui ont pourtant subi en l’espace de quelques années ce que nous subissons de manière plus feutrée et bien plus lente : la destruction systématique des institutions, discours, pratiques permettant la résistance des dominés au profit d’une affirmation sans alternative de la domination des riches et des puissants. De ces gens-là, on n’avait rien à apprendre, ou si peu… Ils présentaient mal, ne correspondaient pas à l’idée qu’on se faisait (fait ?) de la noble résistance populaire.
Un seul exemple. En 2006 a lieu à Saint-Pétersbourg le sommet du G-8. Des dizaines de petites organisations et mouvements sociaux russes mettent en branle un processus d’organisation d’un contre-sommet en lançant un appel aux gauches du monde entier, au mouvement alter-globaliste alors en plein développement. Résultat : quelques dizaines de militants courageux ont fait le trajet (dont celle qui m’a proposé d’écrire cet article). Pourquoi ? Parce que les militants russes étaient trop difficiles à comprendre, trop peu ressemblants, employant des mots et des phrases peu usités (ou trop vieillots) dans les milieux militants occidentaux – en un mot, ils étaient suspects.
Plus en rapport avec notre sujet, lorsqu’à l’hiver 2004-2005 intervient la première révolution de Maïdan en Ukraine (des dizaines de milliers de personnes défilant à Kiev pour protester contre la manipulation du résultat des élections présidentielles), les caméras occidentales se braquent sur l’événement, jugé « historique », d’un peuple mobilisé pour la « démocratie ». Au même moment, en Russie, des dizaines de milliers de personnes sortent dans les rues un peu partout dans le pays, bloquent les routes et assiègent les bâtiments administratifs, allant jusqu’à crier « A bas Poutine ! ». La mobilisation, qui dura plus d’un mois, réussit à faire reculer le gouvernement. Les médias occidentaux ignorent la chose, les gauches occidentales la remarquent à peine. Pourquoi ? Peut-être parce que, dans le cas de la Russie, on n’agite pas l’étendard de la démocratie, il ne s’agit pas d’élections mais de la défense de prestations sociales en nature, rempart à la misère pour des millions de personnes. Surtout, les manifestants russes, ce sont surtout des retraités, des habitants de province, des édentés qui présentent mal… sans doute des « nostalgiques de l’Union soviétique » (cliché dont les affuble d’ailleurs à l’époque la propagande ultra-libérale du pouvoir poutinien, en symbiose avec les think-tanks occidentaux faisant pression depuis des années pour la liquidation des derniers filets de sécurité sociale subsistant en Russie).
Qu’on me comprenne bien : je ne suis pas en train de prétendre que les Occidentaux aient été anti-russes et pro-ukrainiens. Je pense seulement que les indignations et les élans d’empathie sont dépendants de la manière dont ils se reconnaissent ou non dans les propos et agissements des protagonistes. Des bombes qui tombent sur des villes et massacrent des civils dans un pays voisin de l’Europe – ça nous parle (évidemment et de façon légitime). Une société ravagée par des années d’ultra-libéralisme, de pauvreté et de populisme autoritaire qui se tait ou se terre pendant que son gouvernement bombarde le pays voisin – ça produit surtout de l’incompréhension et de l’indignation. Les voix qui s’élèvent pour appeler à ne « pas humilier la Russie » visent surtout à éviter d’humilier Poutine et sa bande. Quid du peuple russe ?
Pendant toute ma vie en Russie (de 1994 à 2018, avec quelques intermèdes), j’ai cherché à comprendre comment vivaient les couches sociales les plus opprimées en Russie, voyageant un peu partout, allant dans les usines et les marchés de rue, discutant, partageant des moments conviviaux et tragiques. J’ai fait mon boulot de sociologue le mieux possible. Je n’ai pas pu rester spectatrice passive des injustices que j’observais et j’ai essayé aussi de donner des instruments aux initiatives sociales ou citoyennes qui se multipliaient dans le pays dans les années 2000, parfois avec l’aide d’organisations occidentales, mais le plus souvent avec des ressources russo-russes. Je suis donc bien placée pour témoigner de la réelle embellie dans les capacités d’auto-organisation, de solidarité et de critique sociale au sein des classes populaires russes, des années 1990 aux années 2010. En deux mots, on peut dire que la société est retombée sur ses pieds et s’est restructurée, avec une bourgeoisie prospère défendant son confort et donc plutôt portée à soutenir le pouvoir en place, une classe moyenne éduquée scindée en deux camps idéologiques – férocement pro-Kremlin et férocement anti-Kremlin – les deux positions étant fondées sur des prises de position intellectuelles opposées, et des classes populaires (majoritaires) prenant enfin conscience de leur destin collectif, de leur oppression et exploitation pour le profit de quelques clans richissimes étroitement liés au pouvoir en place.
En 2016-2018, je contemplais ces transformations au sein des classes populaires avec un étonnement dubitatif. Comment étaient-elles passées du « La classe ouvrière, c’est que des mots, elle n’a jamais existé, c’est un mensonge, aujourd’hui c’est chacun pour soi » (années 1994-96) à « Nous, les simples travailleurs, pourquoi faut-il qu’on trime pour trois fois rien alors que ceux qui ne foutent rien amassent toutes les richesses ? » (années 2016-18) ? Dans les années 1990, on m’envoyait paître avec mes questions sur les syndicats ou la protestation : quel sens cela avait-il alors qu’on se battait avant tout pour la survie et que les rares protestataires étaient montrés du doigt comme des moins-que-rien demeurés et hostiles au progrès ? Dans les années 2016-2018, on enviait les travailleurs occidentaux pour leur capacité à descendre dans la rue dès qu’on touchait à « un centime de leur salaire », on saluait les mobilisations et grèves qu’il y avait pu avoir dans la région. Dans les années 1990, on vivait recroquevillé sur un cercle limité de connaissances ou parents en ignorant la société plus large, hostile et incompréhensible. En 2016-2018, on parlait spontanément de « gens comme nous, à … (l’autre bout du pays), qui vivent comme nous, même encore pire ». La seule chose qui n’avait pas changé, ou si peu, c’était le sentiment d’impuissance et d’aliénation politique : « De toutes façons, quoi qu’on fasse, on se fera toujours avoir par ceux qui dirigent le pays ; ils ont l’argent et la police ».
Et le nationalisme dans tout ça ? Je ne peux rien dire sur les positions des plus riches et détenteurs du pouvoir – je n’ai pas enquêté sur eux dans les années 1990. Mais les ouvriers défaits n’en avaient à peu près rien à faire de la patrie. La Russie ne voulait rien dire pour eux, qui venaient souvent des quatre coins de l’Union soviétique. Ce n’était pas l’objet de mes études, mais je ne me souviens d’aucun sentiment national, ni fierté, ni honte (je ne parle pas ici des organisations antisémites ou nationalistes orthodoxes de ces années-là, en premier lieu ce qu’il restait du Parti communiste). Il fallait vivre, survivre, s’arranger avec ce qu’il y avait ici et maintenant. En 2016-2018, mes enquêtes [2] portaient plus directement sur le sentiment national, je peux donc en parler en connaissance de cause. Si l’on simplifie au maximum, la bourgeoisie se montrait plutôt nationaliste et supportrice de la propagande nationaliste du Kremlin (à l’époque, ce n’était pas encore un impérialisme offensif, mais plutôt un discours conservateur – la défense des valeurs traditionnelles contre un Occident perverti– allié à une affirmation de la richesse et de la puissance du pays). Les classes moyennes intellectuelles étaient clivées entre un camp fortement anti-nationaliste qui condamnait le soi-disant « hourra-patriotisme » de la majorité (le peuple « abruti », « ivrogne » et « arriéré ») et un camp fortement nationaliste qui saluait la propagande nationaliste du Kremlin, l’habillait d’un discours intellectuel sur la grandeur et la mission de la Russie et exhortait les « masses incultes » à soutenir cette Russie magnifiée. Enfin, les classes populaires restaient soit à une distance sceptique envers ce déballage patriotique, soit témoignaient d’un attachement au pays au sens du « petit peuple » qui y habite.
Une camarade d’Ukraine m’a fait remarquer que je n’avais pas posé la question des limites territoriales de l’attachement au pays, ni ouvert le débat sur l’impérialisme ou le néo-colonialisme russe. C’est un fait, je n’ai pas fouillé dans ces directions, ayant surtout laissé mes interlocuteurs/ices parler de leur vie quotidienne. De ce que j’ai pu recueillir – et je conçois qu’une telle affirmation puisse être contestable, je n’ai pas remarqué de propension particulière à l’impérialisme au sein des classes populaires (ce qui n’est pas le cas pour la bourgeoisie et une partie des classes moyennes intellectuelles). Qu’ai-je entendu ? Que la Crimée, « on s’en fout, il faut surtout que les gens ici vivent bien », qu’il fallait « se préoccuper du bien-être de sa population, ici, au lieu de partir à l’aventure en Ukraine ou en Syrie », que le « patriotisme », c’était des « mots », une propagande « mensongère » qui n’abusait pas puisque les gens savaient que « ceux d’en haut » avaient tous « plusieurs passeports », que leurs « enfants (étudiaient) tous à l’étranger » et qu’ils avaient tous des « villas dans d’autres pays ». La problématique de la colonisation n’est apparue que sous deux aspects : le sentiment d’avoir été colonisé par l’Occident (un Occident qui avait fait pression pour la fermeture des usines et des mines, pour les privatisations spoliatrices, etc.), et le sentiment, largement exprimé dans les régions, d’une colonisation intérieure par Moscou (Moscou qui capte les richesses des régions et exploite leur main-d’œuvre peu onéreuse).
Qu’en est-il aujourd’hui, à l’heure de la guerre menée par Poutine et son clan au nom des intérêts de la Russie ? Il est plus que probable que ce que j’avais constaté il y a quelques années ait été remis en question. En tout cas, la proto-conscience de classe que développaient les classes populaires a sans doute volé en éclat, ainsi que leur sens de la solidarité et le contrôle minimal qu’ils avaient pu recouvrir sur leur vie. La classe ouvrière en gestation est sans doute à nouveau liquidée. Pour preuve, il y a peu d’actions de protestation des travailleurs, malgré la chute des salaires, la hausse des prix et les licenciements cachés (paiement des 2/3 du salaire officiel sans les primes – soit une misère – en cas d’arrêt de la production). A l’heure où la propagande et l’appareil répressif imposent l’image d’une société tout entière derrière Poutine et la guerre, les discussions informelles ne sont certainement plus aussi vivaces, la méfiance s’immisce, le sentiment de solidarité des opprimé∙es et exploité∙es n’a sans doute pas résisté au silence, aux doutes, à la tragédie de voir leur pays envoyer des bombes sur le pays voisin dans lequel vivent des « gens comme nous ». La priorité est sans doute revenue à la survie – pas le temps, ni l’énergie, ni le courage de s’intéresser de trop près à ce qui se passe finalement assez loin de « nous », et sur lequel, de toutes façons, nous n’avons aucune emprise. Évidemment, ce n’est pas très digne, ni louable. Mais ce n’est pas un soutien à la guerre (même certains sondages [3] indiquent une correspondance entre les revenus des sondé∙es et leur rapport à la guerre : moins les revenus sont élevés, moins le soutien à la guerre est répandu). C’est bien plutôt un désarroi et un constat d’impuissance.
La plupart des sondages incitent à penser qu’une vaste majorité de Russes soutiennent la guerre. Mais que signifient les sondages en temps de guerre, de répression et de censure ? En temps de paix, déjà, ils sont davantage un instrument de fabrication de l’opinion publique, surtout dans les pays autoritaires à faible structuration sociale et politique, où les personnes s’efforcent de s’accrocher à l’opinion qu’elles pensent la plus répandue. Des enquêtes qualitatives sont en cours, menées par des groupes de sociologues et anthropologues indépendants, voire militants [4], qui nuancent fortement l’image d’une population soudée autour du soutien à la guerre et à son leader national.
Selon les enseignements d’une de ces enquêtes [5], les partisans de la guerre ressembleraient très peu au portrait-robot de l’adorateur de Poutine enthousiasmé par « l’opération militaire spéciale » (dénomination officielle de la guerre en Russie) et accordant une confiance aveugle aux informations officielles. La réalité est bien plus nuancée : il y a les partisans indéfectibles de Poutine, les impérialistes convaincus, mais il y a aussi les opposants à la guerre qui s’y résolvent puisqu’elle a commencé, qu’ils l’aient voulu ou non, et qu’il faut bien désormais aller au bout de la logique déclarée – défense des populations du Donbass ou de la souveraineté russe contre l’Occident – sauf à reconnaître sa tragique absurdité. Il y a surtout ceux qui se déclarent tour à tour – et parfois en même temps – pour et contre la guerre, qui se disent foncièrement internationalistes et pacifistes mais « en dépit de tout », se résignent à la guerre… parce qu’il ne peut pas ne pas y avoir de bonnes raisons à la guerre… sinon, pourquoi l’avoir commencé ? Cette dernière position, marquée par un profond désarroi, est sans doute très répandue. De même que l’absence de position, les efforts pour s’abstraire d’une guerre incompréhensible, trop horrible pour être regardée en face. Le malaise provient aussi du fait que se prononcer pour ou contre la guerre est souvent perçu comme synonyme de se prononcer pour ou contre son pays, son peuple…
Des résistances malgré des répressions massives
En changeant d’optique, on peut aussi s’étonner de l’ampleur de l’opposition exprimée à la guerre, alors que tout devrait inciter les personnes à se taire. Cette opposition a surtout été massive et manifeste au début de la guerre. Dès le 24 février 2022, des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue, partout dans le pays, pour manifester leur désaccord. Selon les données d’OVD-Info [6], l’association qui répertorie et aide les victimes des répressions policières en Russie, 16437 personnes ont été arrêtées depuis le début des protestations anti-guerre (à la date du 23/08/2022). La plupart sont rapidement libérées, mais des peines de 7 et 4 ans de prison ont déjà été prononcées. La criminalisation de la protestation anti-guerre va croissant depuis l’adoption d’une série de lois interdisant la « propagation de fausses informations sur les forces armées russes » et menaçant d’une peine pouvant aller jusqu’à 15 ans de prison pour manifestation contre la guerre, voire même en cas d’évocation de la guerre sur les réseaux sociaux.
Et pourtant, alors même que les risques encourus sont désormais connus de tous, les protestations se poursuivent, avec toujours des arrestations à la clé. Elles deviennent plus anonymes et individuelles, voire quasi-clandestines : piquets individuels, graffitis, affichettes collées la nuit, étiquettes anti-guerre sur les prix des produits, t-shirt blanc, fleurs, détournement du sens des manifestations en mémoire de la fin de la Seconde guerre mondiale (« Ils ne sont pas morts pour ça ! »), installations artistiques, etc. Il y a également des actes de vandalisme contre les commissariats civils ou militaires, des explosions sur les voies de chemin de fer pour freiner le transport de matériel militaire, ainsi que contre les objets portant la lettre latine « Z » devenue le symbole de la guerre en Ukraine.
Outre les actions publiques, il y a l’activisme sur internet. Dès le premier jour de l’attaque de l’armée russe, des dizaines de pétitions ont été lancées, signées par plus d’un million de personnes. En plus des pétitions générales initiées par des défenseurs des droits de l’homme, il y a eu des dizaines de pétitions lancées par des groupes professionnels, témoignant d’une volonté de solidarisation professionnelle, celles par exemple des universitaires, des architectes, des médecins, des instituteurs, des travailleurs de la culture, des programmistes, des traducteurs, des designers, des humoristes, etc. Autant de personnes qui se sont affichées publiquement, en sachant les risques encourus, notamment pour leur emploi. Et, de fait, quelques semaines après la publication des pétitions, des cas de menace de licenciement et d’intimidation ont été rendus publics ; et des initiatives naissaient, notamment dans le milieu syndical, pour protéger les salariés ainsi menacés pour avoir osé apposer leur signature sur une pétition anti-guerre. Certaines de ces initiatives ont donné naissance à des communautés professionnelles politisées, sur internet, qui continuent d’exister, de s’entraider et d’échanger de l’information.
Un autre pan de la résistance passe par l’organisation de réseaux alternatifs d’information, notamment sur Telegram. Les chaines Telegram et Youtube (ainsi que Instagram et Facebook, malgré l’interdiction de ces dernières par le pouvoir russe) se sont multipliées, alimentant en information continue sur les actions anti-guerre, les horreurs de la guerre, les moyens d’échapper à l’armée, d’aider les réfugiés ukrainiens (dont beaucoup sont sur le territoire russe), etc. L’un des réseaux les plus connus – à la fois virtuel et réel – est le réseau FAS (Résistance Féministe Anti-guerre) [7], au large écho international, et particulièrement implanté, si l’on en juge par le type d’actions menées, dans les milieux artistiques de Russie. Des chaînes d’information Telegram retranscrivent également des positions de mouvements démocratiques de gauche, comme le réseau Nevoina (la non-guerre) [8]. De manière générale, l’information alternative ne manque pas, et elle est accessible à une population de plus en plus connectée. Ce qui manque, c’est le crédit accordé à l’information, quelle qu’en soit la source.
Un dernier espace d’opposition à la guerre existe : l’exil ou l’émigration. Certains fuient la Russie parce qu’ils sont déjà sous mandat d’arrêt ou en instance de jugement pour leur activité anti-guerre. D’autres partent parce qu’ils ont perdu leur emploi ou leurs sources de revenu. D’autres encore pour montrer qu’ils ne cautionnent pas la guerre menée par leur gouvernement. A la suite de la mobilisation partielle décrétée par Poutine, une nouvelle vague d’exode démarre, beaucoup refusant d’être envoyés à la guerre. Si l’exil est surtout choisi par les gens qui ont une certaine expérience de voyage à l’étranger (soit au maximum 25% de la population), il est de toute façon traumatisant, et son coût ne peut pas être minoré. Les personnes qui fuient le pays pour ne pas servir de chair à canon ne sont pas, dans leur majorité, préparées à l’émigration – il faut leur accorder notre soutien. Il convient cependant de combattre l’idée selon laquelle la seule véritable opposition à la guerre serait en exil. Ainsi peut-on trouver de fort mauvais goût l’initiative d’opposants politiques à Poutine émigrés à l’étranger depuis déjà plusieurs années, et réunis dans le Comité anti-guerre de Russie [9], de proposer la mise en place d’un « passeport du bon Russe » pour faciliter la vie à l’étranger de tout Russe signant la déclaration anti-guerre du comité. Il faut également alerter concernant les précautions à prendre dans la réception du discours transmis par beaucoup d’exilés : nombre d’entre eux se présentent comme ayant quitté un pays peuplé de nationalistes impérialistes agressifs et lobotomisés par la propagande du pouvoir. Il n’y a rien de plus efficace, pour discréditer involontairement l’opposition à la guerre aux yeux des Russes, que de la présenter sous la forme d’un groupe d’exilés nantis et méprisants à l’égard de la population du pays…
Alors que faire ?
La question se pose, notamment lorsqu’on est loin et qu’on se sent désemparé. Outre le fait de soutenir la résistance ukrainienne par tous les moyens, surtout la résistance populaire, il faudrait également tenter d’ouvrir une perspective aux classes populaires russes, de manière à ce qu’elles ne se vivent pas comme isolées. Des initiatives comme le convoi syndical de solidarité avec l’Ukraine vont dans le sens d’une solidarité avec les peuples et non les oligarchies, ni les dirigeants, qui, en Ukraine comme en Russie, profitent de la guerre pour imposer une législation du travail quasi-féodale.
Les classes populaires russes n’étant pas mobilisées, ni organisées – à l’exception de quelques syndicats indépendants et de groupes citoyens locaux, elles sont peu audibles et ne peuvent pas facilement devenir un acteur politique. Des explosions sociales peuvent cependant subvenir, surtout sur le terrain des salaires et conditions de travail – et désormais également sur celui du refus de l’enrôlement (car la majorité des enrôlés proviennent des régions et couches sociales les plus pauvres). Les enquêtes des collègues de PS Lab [10] laissent à penser que les classes populaires attendent de la guerre surtout une détérioration de leurs conditions de vie et le retour de la déstabilisation des années 1990. Les prolétaires russes ne disent rien de la guerre pour différentes raisons, mais aussi parce que celle-ci n’est pas vécue comme « leur » guerre, mais comme une guerre entre puissants. Pour atteindre les prolétaires russes, il faudrait un message posant clairement que cette guerre tue surtout les prolétaires – ukrainiens en premier lieu, mais aussi russes, et qu’elle met en jeu une nouvelle conception de la solidarité internationale, au-delà du campisme, au plus près des réalités de ce que vivent les classes populaires.
⬛ Karine Clément
[1] Voir Les ouvriers russes dans la tourmente du marché. 1989-1999: destruction d’un groupe social et remobilisations collectives.
[2] Voir Contestation sociale « à bas bruit » en Russie : critiques sociales ordinaires et nationalismes.
[3] Voir par exemple Russian field : https://russianfield.com/portret
[4] Voir notamment PS Lab (URL du canal Telegram : t.me/publicsociologyylaboratory), ExtremeScan (URL du canal Telegram : t.me/ExtremeScan)
[5] Svetlana Erpylova, Podderživaûŝie vojnu: kto oni? (Ceux qui soutiennent la guerre : qui sont-ils ?), OpenDemocracy, 20/04/2022.
[6] OVD.news, Antivoiennoe delo : guide OVD-Info
[7] Voir le groupe Telegram « Féministes contre la guerre », URL : t.me/femagainstwar
[8] Voir le groupe Telegram « Nevoina », URL : t.me/narodpv
[9] On y trouve, par exemple, l’ex-joueur d’échec Garry Kasparov, l’ex-oligarque Mikhail Khodorkovsky, ainsi que l’ex-Premier ministre Mikhail Kasyanov.
[10] Laboratoire de Sociologie Publique, où on retrouve de jeunes sociologues engagé∙s à gauche.