Impérialismes, comment se situer et agir dans un monde multipolaire ?

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Ce texte est personnel, il s’appuie sur une activité militante et des réflexions anciennes sur les enjeux militaires et dans la solidarité avec les peuples du Caucase. L’évènement qui a commencé le 24 février 2022 avec l’invasion de l’Ukraine est considérable et pour éviter la sidération ou d’être l’objet de politiques qui nous dépassent, il est utile de poser des questions, même si nous n’avons pas aujourd’hui toutes les réponses.


Retraitée d’Orange, militante de SUD PTT, Verveine Angeli a été membre du Secrétariat national de l’Union syndicale Solidaires de 2014 à 2020. Active dans les Convois syndicaux vers la Bosnie, la Tchéchénie, elle a participé cette année à deux convois vers l’Ukraine. Membre d’ATTAC-France, elle est aussi active au sein de la Fédération des associations de solidarité avec tou∙te∙s les immigré∙e∙s.


[Katya Gritseva]

L’invasion russe de l’Ukraine a réveillé des débats importants autour de l’analyse de ou des impérialismes aujourd’hui. Envisager un monde multipolaire, c’est permettre une compréhension actuelle du monde et des confrontations qui s’y jouent, des mouvements sociaux, des dominations. L’enjeu, c’est de refuser de hiérarchiser les impérialismes mais aussi de laisser parler les mouvements qui luttent pour leur indépendance, leur libération, leur autonomie, leur bien-être social, leurs droits démocratiques et ce, quel que soit l’oppresseur auquel ils sont confrontés : leur gouvernement, les institutions internationales ou des États extérieurs. Cette discussion n’est pas qu’historique ou théorique, elle définit nécessairement une ligne de conduite pour agir. La guerre en Ukraine et cette nouvelle confrontation militaire sur le continent européen actualisent d’anciens débats : face à des peuples en demande d’Europe, comment se situer ? Les reconfigurations des puissances, la nouvelle militarisation nécessitent cette réflexion à engager, même partiellement, à partir de nos débats, expériences et positionnements.

Un monde multipolaire

La chute du mur de Berlin, l’éclatement de l’URSS et la crise économique de la fin des années 90 en Russie suite aux politiques du Fond monétaire international, ont pu faire croire à la victoire d’un capitalisme triomphant : avènement d’un empire où le capitalisme et les multinationales ne s’incarneraient plus dans un État, ou victoire totale des États-Unis d’Amérique qui avaient réussi à mettre à genoux l’URSS dans la confrontation militariste des années 1980. La crise de 2008 a affaibli les économies américaine et européenne, permettant à la compétition internationale de se relancer dans un contexte où des économies telles que celle de la Chine avaient déjà un poids considérable dans l’économie mondiale.

La course aux engagements militaires au Moyen Orient, avec les guerres successives et le développement de nouvelles formes de guerres non conventionnelles, ont mis en cause la puissance américaine ou la puissance militaire française. En témoignent, les départs des premiers d’Afghanistan et des seconds du Mali entre autres. Dans ces espaces économiques et politiques, d’autres puissances émergent même si elles ne les dépassent ou ne les remplacent pas. Elles pèsent par leur place économique, par l’utilisation des ressources, par leur place dans des rapports de forces militaires profondément modifiés. C’est le cas de la Chine, de la Russie, de la Turquie… de manière différente. Chacun de ces pays mène aujourd’hui des politiques au-delà de ses frontières, avec des conséquences économiques et parfois militaires.

Les contradictions et les crises du monde capitaliste redéfinissent en permanence les formes de domination et les institutions, les États qui en sont les acteurs. Même si ceux-ci peuvent être des impérialismes secondaires, ils n’en demeurent pas moins des impérialismes pour les zones qu’ils s’échinent à contrôler, piller écologiquement, dominer économiquement, politiquement voire militairement. Il n’y a pas aujourd’hui d’impérialisme hégémonique. Dire qu’il y a un impérialisme qui est plus dominant (et encore il faudrait discuter de la place économique, militaire, politique de chacun), est-ce nier le rôle des autres ? Faire face à « notre » impérialisme (français) nécessite-t-il de mettre de côté la solidarité que nous devons aux travailleurs et travailleuses de ces pays, aux syndicats, aux populations qui luttent pour les libertés et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Parler de la Russie aujourd’hui et de sa politique impérialiste n’exonère en rien la politique étatsunienne, l’impérialisme britannique ou la Françafrique et l’impérialisme français. L’Union syndicale Solidaires, comme de nombreux acteurs du mouvement social, a été bien plus présent contre ces derniers qu’ils ne l’ont été sur le conflit en Syrie par exemple qui aurait pu être un déclencheur de ces réflexions.

La Russie, une histoire coloniale

Nous sommes confronté·es à la poursuite des politiques coloniales de l’État russe dans sa zone proche et à la volonté de la Russie d’agir au plan international comme un acteur politique et militaire de premier plan, voire dominant, dans une sphère régionale qui n’est pas seulement cet environnement proche. Les interventions militaires russes en Tchétchénie, en Géorgie, récemment face aux mouvements sociaux au Kazakhstan contre la vie chère, le soutien appuyé à la dictature en place au Bélarus au moment où celle-ci réprimait les mouvements populaires en 2020 devraient nous faire comprendre que l’Etat russe envisage son monde proche comme sa chasse gardée, son pré-carré, sa zone immédiate d’intervention. Même si l’histoire est autre, d’un point de vue factuel il n’y a pas de grandes différences avec ce que les mouvements progressistes dénonçaient dans la politique américaine des années 1970 et 80 en Amérique latine, avec des interventions militaires directes en Amérique centrale, à Grenade, la manipulation des coups d’états en Amérique du Sud. En cela, la Russie s’inscrit dans une tradition longue. Et ceci peut aussi expliquer pourquoi, pour une partie de la population russe, tout cela ne constitue pas nécessairement un problème, même si se mêle à cette attitude une forme de nostalgie de la situation sociale à l’époque soviétique. Tout comme en France demeure comme un impensé la présence outre-mer, ou la présence économique et militaire en Afrique, avec de hauts cris quand certains États semblent préférer une présence économique chinoise ou militaire russe.

La Russie a eu une politique coloniale et impériale dans le Caucase, au bord de la Mer Noire, en Asie centrale, en Sibérie, en Finlande, en Pologne. Elle a colonisé des terres, pris possession des ressources naturelles, installé des populations pour les exploiter. Cette politique n’a pas commencé avec Poutine, c’est une histoire avec laquelle il a renoué. La conquête du Caucase a commencé au XVIIIème siècle. Elle a conduit à des déportations où la quasi-totalité de la population tcherkesse, un petit peuple du Caucase nord, accusée d’avoir résisté, a été expulsée de ses terres pour atterrir et mourir dans des camps en Turquie. Elle s’est poursuivie sous Staline : prédation des ressources agricoles de l’Ukraine (l’Holodomor en 1932 et 33, la famine ukrainienne du temps de la dékoulakisation [1] qui a touché toute l’Union soviétique et a causé des millions de morts) ; déportation des Tatars de Crimée en Ouzbékistan, par Staline lors de la seconde guerre mondiale ; déportation des Tchétchènes au Kazakhstan et en Kirghizie (tout cela représente des milliers de kilomètres)… Ces politiques montrent que le régime considérait d’abord ces populations comme des populations annexées, qu’il pouvait spolier, remplacer, exiler, déporter, et en qui il ne pouvait avoir aucune confiance dans sa confrontation avec l’Allemagne nazie (le nombre de collaborations a pourtant été plus que limité). Ainsi, en dépit de la politique des nationalités de la Russie soviétique à ses tout débuts, ou des ouvertures faites Krouchtchev en 1954 qui donne la Crimée à l’Ukraine soviétique et réhabilite les Tatars (sans leur donner néanmoins le droit de revenir sur leurs terres), de Gorbatchev à la fin des années 80 (qui met fin à l’intervention militaire en Afghanistan), la Russie a plus d’années de continuité dans une politique coloniale que de discontinuités et renoue aujourd’hui avec ce passé.

Si la question linguistique demeure et constitue un problème dans la manière dont les États nouvellement indépendants (Ukraine, Géorgie) l’ont traitée, elle ne saurait être un argument justifiant les interventions récentes. Il n’y a pas d’homogénéité linguistique dans la fédération de Russie. Les langues non slaves sont nombreuses, et la Russie ne revendique pas uniquement les populations et les terres russophones. Il n’y a pas non plus d’homogénéité religieuse puisque l’Islam est massivement présent sur les territoires de l’ex-URSS ; sa présence est d’ailleurs utilisée pour justifier des politiques présentées au monde comme anti-terroristes, ce qui a été le cas lors des interventions en Tchétchénie en particulier. De plus, avec les mouvements incessants de population liées à ces politiques coloniales et répressives mais aussi industrielles, elle a encouragé l’installation de populations russes dans tous ces territoires. Une démographie complexe, de nombreuses langues, des religions et des cultures différentes, une histoire lourde de répressions et d’agressions militaires, il y a tout le terreau pour l’existence de revendications nationales fortes. Et les questions nationales sont d’abord faites de cela.


[Katya Gritseva]

Des interventions militaires russes à répétition

Plusieurs éléments sont venus actualiser cette situation. L’éclatement de l’URSS, la séparation de la Russie des Pays baltes (Lituanie, Estonie, Lettonie, tous membres maintenant de l’Union européenne), de l’Ukraine, des pays du Caucase sud (Géorgie, Azerbaïdjan, Arménie), de l’Asie centrale (Kazakhstan, Ouzbekistan, Kirghizie) ont semblé sonner le glas de l’empire. La Tchétchénie, toujours rebelle après deux siècles de conquête et de répression, demandait son indépendance [2]. Il faut comprendre que les jeunes exilé·es de Staline étaient toujours en vie dans les années 1990 et 2000 ? des familles avaient vécu la déportation et le retour. Eltsine va ainsi engager la première guerre de Tchétchénie ? PUIS est contraint à retirer ses troupes en 1996 sur un échec. En 1999, l’armée russe tente de reprendre le contrôle de la Tchétchénie, elle va se trouver confrontée à des actions de guérilla pendant de nombreuses années. C’est au prix de la destruction quasi-totale de Grozny, la capitale, et de nombreux villages, de violences, meurtres et tortures de civil·es, d’enlèvements, d’assassinats de journalistes et de militant·es russes aussi et avec l’arrivée des Khadirov, Ramzan Khadirov, le dictateur étant toujours en place aujourd’hui, que la guerre s’arrête. [3]

La Russie ne se contente pas de nier aux Tchétchènes le droit à l’indépendance, elle s’appuie sur des revendications séparatistes en Géorgie dans les régions d’Abkhasie, d’Ossétie du Sud pour remettre en cause l’intégrité territoriale de la Géorgie. Elle distribue des passeports russes (ce qu’elle fait dans les zones occupées en Ukraine) et instaure dans ces petits territoires des situations de vassalisation, ce qu’elle a tenté de reproduire au Donbass ukrainien depuis 2014. Le fait que la Géorgie ait eu une politique centralisatrice et niant des droits propres à ces populations n’enlève rien au fait que la Russie reconstitue, de fait, son empire [4]. Ces annexions de micro-territoires ne sont pas reconnues aujourd’hui par l’ONU (pas plus, par exemple, que ne l’est l’annexion par référendum de Mayotte par la France, qui continue ainsi à prolonger son empire colonial).

La peur des mouvements sociaux et démocratiques

La Russie utilise l’accord de défense constitué avec d’anciens membres de l’URSS (OTSC, Organisation du traité de sécurité collective, en lieu et place du Pacte de Varsovie) pour intervenir en opposition aux mouvements sociaux qui se développent dans certains pays : cela a été le cas au Kazakhstan lors des mobilisations contre la vie chère avec une répression féroce. Il en est de même au Bélarus, où Poutine a clairement appuyé Loukatchenko, le dictateur, dans la répression de son peuple en 2020 et utilise maintenant le territoire pour intervenir en Ukraine. La crainte de voir des mouvements sociaux et démocratiques victorieux dans sa zone proche et dans des territoires de l’ancienne URSS est un élément essentiel de sa réaction dans ces situations et de son intervention en Ukraine. Ceux et celles qui ne voient dans la réaction du gouvernement russe qu’un effet contrecoup des demandes d’adhésion à l’Union européenne ou à l’OTAN oublient ce fait : il y a eu de véritables mouvements sociaux et démocratiques dans ces pays. Et Poutine ne veut surtout pas que cela serve d’exemple en Russie même, où des contestations, des revendications sociales et démocratiques ont existé aussi. Les plus importantes récemment ont été les manifestations en défense de Navalny, qui a su cristalliser un mouvement d’opposition par son courage, sa revendication démocratique et ses dénonciations de la corruption face à Poutine, quel que soit ce qu’on peut penser par ailleurs de ses positionnements sur d’autres enjeux. Que dans les pays frontaliers de la Russie, les autorités et certains mouvements demandent l’adhésion à l’UE ou à l’OTAN en guise de protection, est le résultat de cette inquiétude face à la politique de l’Etat russe, tout autant qu’une volonté par les élites de mise en place de politiques néo-libérales ou militaristes. L’OTSC est ainsi un digne successeur du Pacte de Varsovie [5] dans le sens ou c’est autant une organisation sécuritaire et militaire face à l’OTAN qu’un instrument de lutte contre les mouvements sociaux et révolutionnaires dans la zone de la périphérie russe.

Des interventions extérieures

A l’époque de la guerre froide, la Russie soviétique a soutenu, souvent sous conditions, des mouvements progressistes, anti-impérialistes, de libération nationale dans le monde (Cuba, Vietnam, mouvements d’indépendance en Afrique notamment). L’intervention en Afghanistan pour soutenir un régime politiquement proche et contesté par des mouvements de guérilla a eu des conséquences considérables sur la chute de l’Union soviétique, mais aussi sur les guerres qui s’en sont suivi dans ce pays et dans la région. Les épisodes récents de ses interventions extérieures n‘ont pas concerné sa sphère immédiate : l’intervention en Syrie, en soutien à Bachar El Assad, au nom de la lutte contre le terrorisme avec la destruction de villes, le meurtre de milliers de civil·es, a permis de sauver le dictateur et fait de la Syrie actuelle un Etat quasi-vassalisé. Pourtant, les manifestations contre Bachar El Assad avaient démarré dans la continuité des révolutions arabes de Tunisie et d’Egypte, comme opposition pacifique et démocratique. Ce sont aussi des interventions en Afrique en soutien à des régimes autoritaires (comme ce que font les militaires français), en Lybie dans la guerre civile, avec l’utilisation de milices privées d’intervention extérieure. Il s’agit de la fameuse milice Wagner [6] qui recrute pour la guerre en Ukraine aussi.

Des rapports de forces inter-impérialistes

Dans la complexité des rapports de forces inter-impérialistes et de la compétition capitaliste internationale, notre boussole ne peut être que le soutien aux mobilisations des travailleurs et travailleuses, aux mobilisations populaires, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. C’est important mais ça ne résout pas tout. Car il nous faut prendre en compte le fait que les alliances que ceux et celles qui mènent ces mobilisations tissent, ou que les soutiens demandés peuvent être problématiques. Ainsi, on peut soutenir les mobilisations sociales et démocratiques contre Bachar El Assad et soutenir en même temps la lutte de libération des Kurdes au Rojava dans le Nord de la Syrie, en dépit des alliances parfois contradictoires sur le terrain, et en étant conscient·es des confusions que cela entretient sur le rôle progressiste qu’aurait un soutien étatsunien ou européen. De même, on peut s’opposer aux sanctions internationales imposées par l’impérialisme américain à l’Iran et dénoncer son intervention en Syrie.

Il nous faut être conscient·es que l’affaiblissement et le retrait de l’impérialisme US et de l’impérialisme français au Moyen Orient ou en Afrique modifient la donne. Dans les conflits armés actuels, les espaces sont disputés par des acteurs multiples et les enjeux de domination sont ré-ouverts. Ainsi, on peut se satisfaire de voir la France marquer le pas en Afrique tout en s’inquiétant de la présence de la milice Wagner… Décrire et dénoncer l’impérialisme russe, vise à indiquer dans quel contexte historique et politique se situe l’intervention en Ukraine aujourd’hui. Dire que la Russie a une histoire coloniale, une histoire de répression des peuples et de son propre peuple, n’implique pas de considérer que tout cela est immuable. En revanche, cela veut dire qu’il faut refuser toute lecture des évènements actuels d’abord comme affrontement inter-impérialistes, voire comme le retour de bâton logique de la Russie confrontée à une volonté d’isolement de la part des puissances de l’OTAN. Ainsi, ce n’est pas parce qu’en Ukraine, la revendication de protection par l’OTAN et/ou l’Union européenne apparait aujourd’hui comme une demande de premier plan que cela condamne notre soutien, et que cela indiquerait qu’il s’agit d’une guerre inter-impérialiste. Il faut néanmoins être conscient·es de ce qui se joue avec de telles demandes incontournables : la possibilité de l’aide pour une victoire militaire mais aussi la possibilité de liens de domination ultérieurs. Notre soutien et notre aide dans les convois syndicaux sont bien moins forts, sans aucun doute, mais ils montrent en pointillé d’autres liens possibles et des solidarités qui pourront se construire sur le long terme et pas seulement face à la guerre.


[Katya Gritseva]

Questions de guerre mais questions de classes

Ce n’est pas non plus parce que la population ukrainienne parait unifiée pour refuser l’agression russe qu’elle est unifiée sur tout. Ainsi, pendant la guerre, les politiques néolibérales décidées par le gouvernement continuent leur effet de sape contre les droits des travailleurs et travailleuses : remise en cause du droit du travail [7], menace contre les biens du syndicat FPU qui utilise pourtant ses centres de vacances afin de loger les réfugié·es internes. Nous l’avons constaté dans nos discussions avec nos contacts sur place, l’engagement populaire dans la résistance est extrêmement fort et cet engagement a un coût en vies humaines, y compris de syndicalistes à leur travail, investi·es dans la défense civile ou engagés dans l’armée, en conditions de travail, de repos, de vie des personnes et des familles extrêmement dégradées. Le sentiment national est fort, mais c’est aussi l’idée que l’Ukraine est un pays où il est possible de défendre ses droits qui fait l’engagement populaire. Considérer que la politique néolibérale peut continuer « as usual » ou qu’une guerre peut être une bonne occasion de mettre en cause les droits sociaux, ne serait pas sans conséquence sur la suite, dans un contexte où de nombreuses personnes considèrent que la guerre va durer. Nous ne pensons pas que Volodymyr Zelinski parce qu’il assure une place de premier plan dans la défense de l’Ukraine contre l’agression doit être suivi sur tout : nous critiquons sa politique sur le droit du travail, mais elle peut être critiquée sur les libertés démocratiques en temps de guerre (restrictions des droits de manifestation, de déplacement…), toutes questions d’importance, aujourd’hui et demain.

La Russie n’est pas invincible

Il ne faudrait pas non plus, en revenant sur l’histoire, considérer que la Russie est aujourd’hui un colosse avec une agressivité tous azimuts, doté d’une volonté imbattable et que sa population soutient globalement. La multiplication des interventions extérieures, même si c’est sous couvert de milices privées, a des limites. Etre présente en Ukraine, en Syrie, dans plusieurs Etats africains [8] (Centrafrique, Mozambique, Lybie, Mali) implique une présence humaine ainsi que des ressources financières et militaires. En Ukraine, on parlait de 50 à 80 000 morts russes en aout 2022, de destructions et d’abandons de matériel dans les combats. La Russie n’a pas des capacités militaires illimitées. Ces morts et ces destructions, ces reculs, peuvent peser de façon importante sur la situation interne : la perception de la guerre, la situation économique. La guerre dans son déclenchement, même s’il y a des oppositions, produit un effet de sidération. Mais sur le moyen terme, la situation peut être différente, d’où l’importance pour des syndicalistes d’être encore plus attentif·ves au soutien à apporter aux mouvements sociaux en Russie aussi, à garder des contacts même si c’est difficile. Il ne faut sous-estimer ni les sanctions économiques ni la pression que constitueraient sur les décisions budgétaires russes, l’augmentation des budgets militaires et la relance d’une course aux armements par les Etats-Unis, la Grande Bretagne et les pays de l’Union européenne.  

Non à une politique des blocs

C’est bien la conséquence directe de l’intervention russe en Ukraine : un renforcement des demandes d’adhésion à l’OTAN (Finlande et Suède) et la revalorisation du rôle de cette dernière, de même pour les demandes d’adhésion à l’Union européenne (dont l’Ukraine), l’engagement des gouvernements à l’augmentation de leurs budgets militaires, le réarmement y compris dans des pays qui étaient réticents jusque-là, comme l’Allemagne. Si la logique de confrontation inter-impérialiste n’est pas celle qui a présidé à la guerre en Ukraine, elle peut bien en être une conséquence. Ce n’est pas parce que nous « comprenons » les demandes de mouvements ou de forces politiques, d’Etats qui demandent leur adhésion à l’Union européenne ou à l’OTAN que nous devons en conclure que l’Union européenne est désormais un petit paradis, et l’OTAN une organisation militaire qui défend les libertés démocratiques. Il nous faut comprendre les forces d’attractions, tout en sachant y résister. Difficulté complémentaire qu’il nous faut relever : on peut être favorable à l’envoi d’armes en Ukraine, mais défavorables à l’augmentation des budgets militaires. Cela ne va pas de soi mais ce peut être aussi l’occasion de dire que donner des armes à l’Ukraine pourrait remplacer le commerce des armes que la France (entre autres) entretient avec l’Arabie Saoudite ou les Emirats Arabes Unis.

L’OTAN, qui dit être une alliance défensive, est l’instrument militaire, comme le Pacte de Varsovie l’a été, de la volonté politique de coupure de l’Europe en deux après la seconde guerre mondiale. Résultat : des zones d’influence euro-américaines sous domination US et soviétiques immuables, une militarisation massive sans cesse renouvelée avec une présence américaine sur le continent européen. La quasi-totalité des mouvements sociaux qui se sont développés jusqu’à la chute de l’URSS se sont inscrits de façon indépendante, contre cette division des blocs. Avec l’illusion en France, à cause de la sortie de l’OTAN décidée par De Gaulle, que « nous » étions en dehors de tout cela et indépendants grâce à l’arme nucléaire… Le rôle de l’OTAN a été décisif après le 11 septembre 2001, pour entraîner ses membres dans la guerre en Afghanistan. Il l’a été aussi pendant la guerre en ex-Yougoslavie, dans un contexte où l’Europe était incapable d’avoir une politique unifiée et de faire des propositions de paix aux différentes parties en présence.


[Katya Gritseva]

L’Union syndicale Solidaires, avec de nombreuses organisations, a été partie prenante des mobilisations contre le sommet de l’OTAN, à Strasbourg, en 2009, sommet au cours duquel la France a réintégré le commandement intégré. Et ce n’est pas aujourd’hui que nous aurions des raisons de renoncer à ce positionnement. Il y a eu des mobilisations très fortes en Europe contre le fait que celle-ci devienne un terrain d’affrontement des puissances, avec des exigences de désarmement nucléaire, dans les années 80, en particulier pour exiger le retrait des euromissiles à moyenne portée. Il y a donc une tradition de luttes sur ce terrain, même si ce n’est pas en France qu’elle est la plus forte. Les discussions sur les enjeux de la militarisation en Europe ont du mal à émerger dans le contexte actuel, car le conflit a tendance à cristalliser les positionnements sur le point de l’intervention russe elle-même et de son analyse. Néanmoins, nous devons rester attentif·ves au fait que nombre de mouvements et de syndicats, dans d’autres pays européens se positionnent aussi sur ces questions avec une tradition antimilitariste et de lutte que nous n’avons pas nécessairement ici. Ainsi, en Grande-Bretagne par exemple, le mouvement ouvrier et syndical est très présent dans la dénonciation des dépenses militaires, ce qui est peu le cas ici.

Ainsi, s’il faut être résolument engagé·es contre la guerre, pour le retrait des troupes russes, agir contre la militarisation de l’espace européen sous domination de l’OTAN est aussi nécessaire. Le dire, c’est aussi avoir conscience que cette question en France, de même que les enjeux autour des ventes d’armes, sont assez peu, et depuis longtemps, des sujets de mobilisation. Pourtant, cela peut devenir beaucoup plus importante dans un contexte d’austérité, où l’augmentation des budgets militaires sera aussi utilisée pour faire pression sur la mise en place de réformes antisociales. Ce n’est pas qu’un enjeu français, cela concerne l’ensemble des puissances occidentales, Etats-Unis compris. Là aussi, profiter d’une bonne crise, d’une bonne guerre pour faire avancer le projet néolibéral… A l’heure où Macron engage de façon indécente la population à faire des sacrifices, il ne faut pas perdre cela de vue et tenter de voir quelles revendications porter et quelles alliances peuvent être mises en place à l’échelle européenne.

Et l’Union européenne ?

Nos critiques de l’Union européenne se sont traditionnellement concentrées sur son caractère d’institution para étatique, pour laquelle le libre échange est le fil conducteur et qui impose des politiques néolibérales aux Etats membres de façon autoritaire ; l’exemple le plus criant ayant été la mise au pas de la Grèce suite à la crise des dettes souveraines après la crise financière de 2008.  Récemment, l’UE a accordé à l’Ukraine le statut de candidat à l’adhésion. D’autres Etats sont en situation de demande, dans des conditions un peu similaires : la Géorgie, la Moldavie, sans oublier la situation de la Turquie reconnue candidate en 1999 et pour laquelle les négociations sont gelées depuis 2016. Les questions économiques, avec la demande de respect de certains critères, ont présidé aux acceptations d’adhésions précédentes, en particulier pour les pays de l’ancien bloc de l’Est. Mais les enjeux actuels sont directement politiques, puisque l’acceptation de la candidature de l’Ukraine est, de fait, une réponse à la guerre. Ce qui relance nécessairement les questions autour de ce que doit être l’Europe : un terrain de confrontation de grandes puissances ? Un espace de droits sociaux et démocratiques ? Dans les mobilisations anti-guerre, des enjeux féministes (comment les féministes articulent l’exigence du droit à l’avortement pour les femmes ukrainiennes et polonaises), écologistes (les questions du nucléaire et de l’énergie), autour de la liberté de circulation (l’exigence de droits pour tous les réfugié·es, migrant·es ukrainien·nes mais aussi ceux et celles venant d’Ukraine et originaires d’Afrique en particulier, et tous les migrant·es qui continuent à arriver dans les pays européen) sont présents. Que les syndicats en Ukraine même, défendent les droits sociaux pendant la guerre, montre que la discussion sur l’avenir de cet espace peut à nouveau avoir lieu et, on peut le souhaiter, faire l’objet de mobilisations. C’est particulièrement important au moment où des forces d’extrême droite prennent le chemin du pouvoir dans plusieurs pays.

Le continent européen est fortement polarisé : avec une Europe forteresse au sens des politiques migratoires, répressives mais aussi économiques puisqu’un grand nombre des échanges commerciaux ont lieu au sein de l’UE et la partie orientale de l’Europe qui assure la continuité de l’espace géographique eurasien. Entre les deux, en Europe centrale, du sud, dans le Caucase… il y a toute une série de pays où cet entre-deux est difficile car les pôles européen et russe ont une très forte attraction. Cette situation continue à créer, aux frontières de l’UE, des attentes fortes, qu’elles soient celles des élites économiques (l’UE y répond par nombre d’accords commerciaux bilatéraux) ou d’une population qui peut penser que l’herbe sera plus verte pour des raisons démocratiques et/ou pour l’espoir d’un niveau de vie plus élevé, d’une mobilité facilitée pour les couches moyennes… Cela peut nous sembler illusoire parce que nous vivons de notre côté les contraintes que font peser les institutions européennes en renforçant le caractère autoritaire des politiques économiques, budgétaires et antisociales. Mais si nous voulons sortir de cette guerre -par un retrait des troupes russes, cela va sans dire- autrement que par un continent ultra militarisé, soumis aux diktats néo-libéraux, une nouvelle domination américaine sur l’Europe occidentale… il faut que les forces progressistes, les travailleurs et travailleuses, leurs organisations rediscutent dans tout cet espace rouvert par la guerre de ce que nous voulons en faire ensemble.


Verveine Angeli


[1] La dékoulakisation est la politique mise en œuvre par les dirigeants soviétiques à partir de 1928, qui vise à lutter contre les koulaks, les paysans aisés, accusés de stocker et de spéculer sur les prix. Elle s’accompagne de la collectivisation forcée des terres paysannes.

[2] Vicken Cheterian, Le Monde diplomatique, mars 2002.

[3] Anne le Hérou, Aude Merlin, Amandine Regamey, Silvia Serrano, Tchétchénie, une affaire intérieure, Editons Payot 2005.

[4] Entretien dans Mediapart : Aude Merlin et Juliette Faure, Un Monde à vif « Ukraine : les ressorts d’une guerre « idéologique ».

[5] Des troupes soviétiques étaient intervenues en Allemagne de l’Est en 1953, en Hongrie en 1956, en Tchécoslovaquie en 1968.

[6] Arnaud Dubien, « La Russie en Afrique, un retour en trompe l’œil », Le monde diplomatique, janvier 2021.

[7] www.laboursolidarity.org/Poursuivant-l-objectif-de-proteger

[8] www.lemonde.fr/afrique/article/2021/12/14/exactions-et-predations-la-methode-de-la-milice-wagner-en-afrique_6105992_3212.html?random=898242410


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