Allemagne : le syndicat unique ?

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Lorsqu’on parle de centrale syndicale unique, beaucoup de gens pensent au paysage syndical allemand, avec sa grande centrale syndicale, le DGB. Il est utile de revenir sur son histoire, pour comprendre cette mythologie du syndicalisme unique.

1914 – 1918 : la première guerre mondiale

Le syndicalisme allemand, en pleine complicité avec le patronat, a soutenu « l’effort de guerre ». Au début de cette grande boucherie, les dirigeants syndicaux sont reçus par l’empereur allemand qui les accueille ainsi : « à partir d‘ aujourd‘hui, je vous reconnais en tant qu‘allemands, ils n’y a plus de lutte de classe ». Mais à partir de 1916, dans les grandes usines métallurgiques de Berlin et de la Ruhr, des ouvriers s’organisent, créant une structure de syndicalistes de base1 qui déclenche plusieurs grèves pendant la période d’Etat de guerre. Richard Müller, un métallo de Berlin, est leur porte-parole2. Ce sont eux qui, en 1918, préparent l’insurrection populaire pour terminer la guerre.

Richard Müller

Dans la période de la République de Weimar, dans les années 1920 jusqu’ à l’arrivée au pouvoir de Hitler en 1933, le mouvement syndical est très marqué par deux courants sociaux-politiques et deux structures syndicales : le ADGB, la confédération générale du travail, très liée au parti social-démocrate ; le RGO, l’opposition syndicale révolutionnaire, sous l’influence du Parti Communiste. A partir de 1929, avec la montée du chômage et l’approfondissement de la crise du capitalisme, le parti social-démocrate réintègre le gouvernement et le parti nazi commence à créer des noyaux syndicaux dans les usines. Le 1er mai 1929, le Parti Communiste et le RGO préparent de grandes manifestations à Berlin, contre la politique d’austérité (caractérisée, notamment, par la réduction des allocations pour les chômeurs) du gouvernement social-démocrate. Le ministre de l’intérieur, social-démocrate, les interdit. La police ouvre le feu et beaucoup de manifestants et manifestantes sont tués. Le roman Barrikaden im Wedding3 raconte ces évènements qui ont fortement marqué les relations entre les deux syndicats. Le RGO défend la ligne de l’Internationale Communiste qui caractérise la social-démocratie comme social-fascisme et agit en conséquence ; la tension entre les membres des deux organisations prend des formes de plus en plus violentes dans les usines, dans la rue et dans les quartiers. Les bureaucrates sociaux-démocrates essaient de licencier le maximum de syndicalistes de la RGO. Les nazis profitent de ces conflits entre les deux syndicats. Pour le 1er mai 1933, le ADGB appelle à participer aux manifestations aux côtés des nazis qui ont pris le pouvoir pendant que les militants et militantes du RGO sont poursuivis et arrêtés.

L‘ Allemagne de la RFA4 : entre 1948 et 1968

Après 1948, dans la période de la reconstruction d’une nouvelle Allemagne, le premier congrès pour un syndicalisme nouveau défend la thèse selon laquelle la division du mouvement syndical dans les années 1920 a été une des principales raisons de la victoire des nazis. En raison de cette expérience historique, il fallait créer « un nouveau syndicalisme unique, une seule confédération syndicale pour une Allemagne démocratique où tous les courants du mouvement ouvrier peuvent agir et s’exprimer ».

Très vite, avec le début de la guerre froide5, il y a une lutte à l’intérieur du syndicat unique, entre les militants et militantes exigeant la nationalisation des grandes industries et le contrôle ouvrier et d’autres, notamment le courant social-démocrate, qui prônent la cogestion avec le patronat. Rapidement, les syndicalistes proches du Parti Communiste perdent leurs postes dans l’appareil syndical, les sections syndicales animées par des militants et militantes d’extrême-gauche sont dissoutes, en 1956 le Parti Communiste a été interdit.

A partir de là, le mouvement syndical est dirigé et contrôlé par une seule confédération, le DGB6. Sans l’accord du DGB, chaque grève est « sauvage et illégale ». Dans les usines, les délégué-es du personnel n‘ont ni le droit d‘appeler à la grève, ni celui d‘informer les travailleurs et les travailleuses sur les négociations en cours avec le patronat. La cogestion a été pour beaucoup de syndicalistes un moyen de faire carrière en grimpant dans la hiérarchie de l‘entreprise ou dans les ministères d‘état. La cogestion place l’intérêt « de l’entreprise7 » avant tout. Le syndicat unique défend alors un capitalisme social et cogestionnaire et se veut un partenaire crédible du patronat.

1968 et après :

Après 68, une nouvelle période de ce syndicalisme unique commence : ce sont « les dix années rouges », entre 1968 et 1978 : Cela se traduit tout d’abord par de nombreuses « grèves sauvages », sans la permission du syndicat unique, dans les grandes usines : pour que les immigré-es aient des droits égaux à ceux des autres travailleurs et travailleuses, contre des licenciement arbitraires de délégués syndicaux combatifs (souvent immigrés) ; ces mouvements et d’autres actions autonomes sont en partie inspirés par des militants et militantes d’extrême-gauche qui se sont établis dans les usines après 68.

Bien des équipes syndicales oppositionnelles se sont formées dans cette décennie entre 68 et 78, en menant la bataille pour briser le monopole social-démocrate dans le syndicat unique. Pour les élections des délégué-es du personnel qui ont lieu tous les 3 ans, il y a eu des listes oppositionnelles à celle décidées par « le syndicat ». Ces listes ont eu comme orientation de favoriser des pratiques autonomes pour permettre aux travailleurs et travailleuses de base d‘intervenir et de s‘occuper de leurs affaires eux-mêmes : « contre la cogestion, pour l‘autogestion de nos activités » a été un des slogans clés de ces listes. Dès cette époque, dans les faits, on est loin de l’image caricaturale du « syndicat unique » souvent véhiculée en dehors du pays : un seul syndicat ? Oui, mais avec des listes différentes, concurrentes lors des élections professionnelles, sur des orientations opposées !

En 1973, au moment de grandes grèves « sauvages », l‘appareil du syndicat unique et le parti social-démocrate au gouvernement avec Willy Brandt réagissent vivement : exclusions du syndicat, licenciements appuyés par la bureaucratie syndicale, loi organisant l’interdiction professionnelle pour les militants et militantes les plus combatifs.

Les grèves sauvages de 1973 à la Une du Spiegel

Durant les années qui suivent, les formes de luttes de Solidarnosc en Pologne ont beaucoup inspiré ces camarades. C’est ainsi que toutes les négociations des délégués syndicaux avec les directions de l’usine ou du patronat devaient être sous le contrôle des travailleurs et travailleuses8 ou encore qu’un referendum était exigé avant chaque décision importante des cogestionnaires.

Ces listes oppositionnelles ont eu de grands succès entre 1972 et 1978. C‘ était la première fois dans l‘histoire de l’Allemagne fédérale que des courants syndicaux s’organisaient dans le syndicat unique. Mais ils ont voulu démocratiser ce syndicat, sans envisager d’en construire un nouveau, avec une autre structure, moins hiérarchique, plus horizontale et orientée vers la base. Car pour la majorité des groupes oppositionnels dans les entreprises, le syndicalisme était vu comme un travail de masse pour recruter des militants et militantes pour des partis politiques d’extrême-gauche ; jamais comme une occasion de créer un cadre horizontal, pour un syndicalisme de base et de transformation sociale. Il n’y avait aucune référence historique vers un syndicalisme révolutionnaire comme cela existe en France avec la Charte d‘Amiens.

1989 – la chute du mur et la réunification de l‘Allemagne

Après la réunification, le FDGB9 qui était le syndicat d‘état dans le capitalisme d’Etat en Allemagne de l’est, est remplacé dans cette partie du pays par le DGB. D’un certain point de vue, beaucoup de pratiques importées par le DGB ne tranchaient guère avec la situation imposée par le régime antérieur durant 40 ans : arrogance bureaucratique, fonctionnement très centralisé, aucune transparence, poids de la hiérarchie syndicale, droit pour le secrétaire du syndicat de décider de tout, méfiance vis-à-vis des pratiques de base et autonomes… Pour autant, l’imposition d’une nouvelle bureaucratie syndicale a rapidement suscité des réactions parmi les travailleurs et travailleuses de l’est de l’Allemagne.

Avec la crise, la concurrence grandissante des capitaux et la recherche de la rentabilité maximale, le partenariat et la cogestion entre le patronat et le syndicat unique se sont renforcés. Une critique de plus en plus forte de ces pratiques a vu le jour, notamment dans le secteur des transports : chemins de fer, aéroports, transport aérien…

De nouveaux syndicats ont été fondés parmi les cheminots et cheminotes. Le GDL10, syndicat non lié au DGB et fortement implanté parmi les conducteurs de trains de l’ex-Allemagne de l’est, organise ses premières grèves en 2007. Ce mouvement bouleverse tout le paysage syndical et social par sa popularité. C‘était une grève nationale vraiment unique et inconnue. La direction du DGB s’est délibérément opposée à la grève, soutenant la campagne du patronat et du gouvernement contre ces actions « irresponsables ». Depuis, d’autres grèves ont eu lieu, de nouveaux syndicats non affiliés au DGB ont été créés dans plusieurs professions.

Grève des cheminot.es du GDL à Munich en octobre 2014

En réaction, le DGB et les syndicats les plus importants dans cette confédération – IG-Metall11 et Ver.di12 – se sont alliés au patronat pour demander au gouvernement une loi limitant ces grèves et la création de nouveaux syndicats en dehors du DGB. Au sein de Ver.di, il y a eu beaucoup de débats et de protestations ; après plusieurs mois, cette organisation s’est retirée de la coalition avec le patronat et a dénoncé le projet de loi antigrève ; au contraire, IG-Metall et à la confédération DGB l’ont soutenu jusqu’à son adoption. Il y a eu un fort mouvement social contre cette loi ; pour la première fois, des syndicats autonomes et des syndicalistes du DGB se sont montrés solidaires et ont coopéré ; ils se sont retrouvés dans la rue, appuyés aussi par des avocats spécialisés en droit du travail qui se sont ainsi opposés à la direction du DGB et d’IG-Metall.

Le paysage syndical allemand est en mouvement

Il y a des failles au sein des différents syndicats qui composent le DGB, des espaces qui rappellent un petit peu les années 1970. La situation chez Mercedes à Brême, au nord de l’Allemagne, est un exemple significatif. On a là une entreprise qui emploie 12 000 personnes, avec une forte opposition syndicale aux pratiques cogestionnaires mises en œuvre par la fraction majoritaire dans le Comité d’entreprise et dans l’usine. Ces dernières amènent à soutenir le développement du travail intérimaire et la délocalisation de la logistique. IG-Metall s’inscrit dans cette logique au nom de la compétitivité et de la concurrence : « sinon, l’usine va fermer », disent-ils. Les syndicalistes qui s’opposent à cela ont multiplié les débats avec les travailleurs et travailleuses de l’usine. Le résultat en a été que, de manière impromptue, l’équipe de nuit cesse le travail ; un millier de salarié-s traverse alors les ateliers en exigeant « l’arrêt du travail intérimaire et des délocalisations ». Ces actions se sont répétées et ont connu une grande popularité. La direction de Mercedes a réagi en sanctionnant plus de 700 personnes, prétextant qu’il s’agissait d’une grève « sauvage, spontanée, non autorisée par le secrétaire du syndicat unique ». La direction d’IG-Metall a repris à son compte les propos patronaux et refusé toute aide juridique aux sanctionné-es. Des groupes d‘avocats et avocates très connus en Allemagne ont publiquement déclaré prendre leur défense. Devant le tribunal, les accusé-es et leurs avocats luttent pour un droit élémentaire, celui de chaque travailleur et travailleuse à pouvoir faire grève, avec ou sans permission du syndicat. C’est une vraie nouveauté dans cette Allemagne du XXIème siècle, qui ouvre une nouvelle période du syndicalisme dans ce pays : ce n’est plus un syndicat unique, centralisé, intégré au système capitaliste, qui décide du droit à la grève, mais les salarié-es réunis et décidés qui font grève et/ ou d‘ autres actions autonomes, autogérées. Cela représente un petit pas vers un autre avenir, un petit pas vers la transformation sociale du salariat dans sa diversité et aussi vers un vrai syndicalisme horizontal et démocratique, de base.

Willi Hajek

1 Plus tard, ils prirent le nom de Die Revolutionären obleute (Commissaires de la révolution).

3 Le livre de Klaus Neukrantz n’a pas été traduit en français. L’auteur y décrit la situation de la classe ouvrière, les luttes, la vie quotidienne, les affrontements entre syndicalistes révolutionnaires et sociaux-démocrates. L’interdiction de la manifestation du 1er mai 1929 à Berlin est au centre du roman. C’est un moment crucial dans le tournant vers le syndicat « unique » cogestionnaire. Klaus Neukranz a été arrêté par les nazis en 1933 et très probablement tué dans un camp de concentration.

4 République Fédérale d’Allemagne, couramment nommée « Allemagne de l’ouest », en opposition à « l’Allemagne de l’est » officiellement dénommée République Démocratique Allemande.

5 Période de très fortes confrontations entre les deux impérialismes américains et soviétiques, qui s’ouvre très rapidement après la fin de la seconde guerre mondiale.

6 Deutscher Gewerkschaftsbund.

7 Le terme est alors utilisé au sens de « patronat et actionnaires », et non pour définir le lieu de production où travaillent … celles et ceux à qui on nie tout pouvoir.

8 On note dans cette période plusieurs exemples où des haut-parleurs sont installés pour répercuter les débats auprès de l’ensemble des salarié-es.

9 Freie Deutsche Gewerkschaftsbund

10 Gewerkschaft der Lokführer,

11 Industriegewerkschaft Metall est la fédération de la métallurgie, du textile et de l’habillement, du bois et du plastique.

12 Vereinte Dienstleistungsgewerkschaft ; c’est la fédération des services, la plus puissante du DGB : 2 millions de membres.

Willi Hajek
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Willi Hajek

Willi Hajek est un des animateurs de Transnationals Information Exchange, TIE, organisation qui rassemble une partie de la « gauche syndicale » allemande et développe un important travail de solidarité internationale.