Réformes des retraites et lutte des classes

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Depuis plus de 25 ans, nous avons vu beaucoup de gouvernements s’engager dans des « réformes » qualifiées par eux-mêmes de « courageuses » et de « nécessaires », toujours pour « sauver notre système de Sécurité sociale auquel nous sommes tous et toutes très attachés ». En 2020, le bilan de toutes ces réformes est assez clair pour la plupart de nos concitoyens et concitoyennes, pour le moins pour les assuré.es sociaux. En matière de maladie, les déremboursements se sont accrus, les dépassements d’honoraires non pris en charge sont de plus en plus fréquents, l’hôpital public est en très grande difficulté, de nombreux établissements de proximité sont fermés, la dépendance est non seulement un drame humain mais aussi un gouffre financier pour les familles concernées. En un mot, il devient de plus en plus difficile de se soigner. En matière de retraite, l’âge de départ en retraite ne cesse de reculer par une multitude de procédés, le taux de remplacement des revenus d’activité par la retraite est progressivement réduit et les personnes retraitées constatent que leur niveau de vie a régulièrement baissé, au moins au cours des 6 dernières années. Tout ceci ne peut qu’ouvrir des perspectives alarmantes pour celles et ceux qui, aujourd’hui, sont « en activité ».

Plusieurs générations de citoyennes et de citoyens ont pu constater que le sens des mots a été détourné :  une « réforme » n’est plus l’adoption de mesures nouvelles, certes pas « révolutionnaires » mais qui, tout de même, vont vers un mieux vivre pour le plus grand nombre. Echaudé.es par une succession de « réformes », nous savons que l’après sera pire que l’avant. Désormais, quand nous entendons un gouvernement parler de « réforme » nous savons que ça va cogner. Aussi, quand, en novembre 2016, Emmanuel Macron a affiché ses ambitions « pour la France », et pour lui-même, en s’appuyant sur la publication d’un essai titré, très modestement, « Révolution », les plus averti.es ne pouvaient que prendre peur. Avec lui, nous allions changer de rythme, changer d’intensité, dans les « réformes ». De fait, depuis juin 2017, les attaques n’ont pas cessé ; elles ont pu sembler « tous azimuts », mais étaient, de fait, très cohérentes, et illustraient totalement les propos déjà tenus par Denis Kessler, du Medef, en octobre 2007, à propos des « réformes » menées par Nicolas Sarkozy, « il s’agit de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance », c’est-à-dire revenir totalement sur le compromis social né de la fin de la seconde guerre mondiale, lors des débuts du retour de la République en France. Dès les premiers mois de la présidence Macron, les grands patrons et les personnes les plus fortunées s’émerveillaient des prouesses de l’artiste qui donnait raison à Warren Buffet, le milliardaire américain : « c’est une guerre de classes, et c’est ma classe qui est en train de gagner ». Nous n’avons pas la fortune de W. Buffet. Ayons au moins sa clairvoyance et sa lucidité quant à la compréhension de la période que nous traversons, et agissons en conséquence.   

LE CAPITAL A L’OFFENSIVE DANS LA LUTTE DES CLASSES

La permanence des rapports de forces entre le capital et le travail.

Depuis l’emprise du système de production capitaliste, et plus particulièrement du capitalisme financier (en absorption progressive du capitalisme industriel), sur la quasi-totalité des pays de la planète, avec la fin du « communisme réellement existant », et depuis ce qui a été appelé à tort par certains et certaines, la « fin de l’histoire », malgré de grandes différences dans le niveau de démocratisation et le niveau d’autoritarisme selon les pays, partout les rapports sociaux connaissent des situations relativement similaires : les « forces du travail » sont mises en tension accrue par les «forces du capital », du fait d’une pression accrue de ces dernières et d’exigences renforcées. Toute réforme qui pourra permettre aux possesseurs de capital de s’enrichir encore devra être mise en œuvre, qu’importe si elle accroît encore la misère du plus grand nombre. « Ils nous vendraient l’air que l’on respire, s’ils le pouvaient » : ces propos paraissaient excessifs il y a trente ans ; aujourd’hui, avec la crise environnementale, nous voyons bien que tout est possible, même le pire ! La multiplication des révoltes et des conflits sociaux, pratiquement sur les cinq continents, en 2019 et 2020, pour plus de justice sociale, plus de libertés, plus de démocratie, est la confirmation des tensions fortes exercées par les principaux détenteurs du capital sur la planète sur la masse des populations.

Nous savons que, dans une société capitaliste, où le droit de propriété peut s’exercer sans limites ni plafonnements sur les moyens de production, les personnes qui ne disposent pas de capitaux n’ont que « leur force de travail » à proposer sur le « marché du travail » pour pouvoir espérer disposer d’un revenu qui leur permettra de vivre, plus ou moins bien. Après l’esclavage et le servage, l’économie capitaliste a entraîné une extension très grande du salariat sur les cinq continents et dans la plupart des domaines de la vie économique (agriculture, industrie, transports, services, etc.).

Les « apporteurs » de travail, très naturellement, essayent de « vendre » plus cher leur force de travail. Ils s’efforcent d’obtenir une part plus importante dans le partage des richesses créées dans l’entreprise, ce qui se fait toujours entre la rémunération du capital (les profits, qui peuvent être réinvestis par les actionnaires, ce qui conduira donc à accroitre leur capital global, ou distribués en dividendes), la rémunération du travail (les salaires directs, les « avantages » et prestations éventuels liés au salaire, et les cotisations sociales greffées sur les salaires et ouvrant droit à des prestations sociales) et les impôts (dont tant l’assiette que l’affectation ultérieure en dépenses publiques sont un enjeu également important dans la lutte des classes).

A l’opposé, les détenteurs de capitaux employeurs chercheront à obtenir le maximum de travail pour un coût minimum. Ils vont donc essayer de bloquer les salaires, voire de les réduire, directement et brutalement, ou ont recours à l’inflation sans indexation des salaires. Les employeurs vont aussi s’efforcer de réduire le montant des cotisations sociales qui peuvent être liées aux salaires versés. Nous les voyons à l’œuvre depuis des années, en réclamant une réduction du « coût du travail », car, dans un contexte de compétitivité, il est indispensable que nous « produisions moins cher » pour « gagner des parts de marché », et pour « créer des emplois et réduire le chômage » … Cet environnement de concurrence exacerbée a été mis en place par les gouvernements ; c’est cette concurrence et la totale liberté de circulation des capitaux, elle aussi décidée par les gouvernements, qui sont ensuite mises en avant pour demander aux travailleurs de faire un effort. Cet effort, ça peut être tout à la fois de travailler plus, plus longtemps, avec des charges de travail plus importantes, et de percevoir moins de salaire et de rémunération en contrepartie du travail fourni.

Une étape nouvelle et essentielle a été ouverte avec la totale liberté de circulation des capitaux sur la planète.

Dans tous ces combats, la disposition de l’appareil d’État est un élément très important pour faciliter l’obtention des objectifs retenus. Disposer du pouvoir législatif, du pouvoir, exécutif, et, de fait parfois, du pouvoir judiciaire (du seul fait, déjà, de pouvoir « faire la loi » et ainsi pouvoir dire ce qui est légal et ce qui ne l’est pas) est assurément, et depuis de nombreuses années, un atout déterminant pour les détenteurs de capitaux. En disposant du pouvoir législatif, les détenteurs de capitaux ont la possibilité de dire la loi, de faire la loi, et ce d’autant plus qu’ils ont aussi en mains de nombreux outils pour « faire » l’opinion publique (par la possession de médias nombreux). Dans les années 1970, les promoteurs de la libéralisation de la circulation des capitaux sur la planète ont tout d’abord gagné une bataille culturelle et idéologique en réduisant l’aspiration fondamentale des êtres humains à la liberté en une seule liberté de faire des affaires, de commercer, de déplacer des capitaux sans entraves, limites ni contrôles sur l’ensemble de la planète. Ils savaient qu’en mettant en place la liberté de circulation des capitaux, ils donneraient un avantage énorme aux détenteurs de capitaux par rapport aux apporteurs de travail, les salarié.es, qui sont forcément beaucoup moins mobiles, attaché.es à leur pays, leur langue, leur culture, leurs proches, leurs « racines », etc. De fait, les mains d’œuvre ont continué, pour l’essentiel, d’agir à l’intérieur de frontières étatiques alors que les capitaux ont pu ignorer ces frontières et mettre en concurrence, les différents « marchés du travail », les mains d’œuvre, les salaires, les conditions de travail, les protections sociales, les fiscalités pesant sur les capitaux et les revenus de capitaux, les budgets publics, les services publics, en choisissant leur localisation et en décidant de leurs « investissements » selon leurs seuls critères de rentabilité et de profits. Margaret Thatcher a commencé en arrivant au pouvoir en Grande-Bretagne, en 1979. Ronald Reagan a suivi aux Etats-Unis, dès 1981. Très rapidement, l’imposition des revenus les plus élevés, qui était très forte aux États-Unis depuis Roosevelt (avec notamment l’idée que le libéralisme ne devait pas favoriser les héritiers mais les créateurs), est passée de 70% à 28 %. Une période de dérégulation et de privatisations s’est ouverte et a gagné progressivement la plupart des pays de la planète. En France, ceci s’est traduit par le « tournant de la rigueur » de 1983, décidé par François Mitterrand, et notamment les salaires désindexés sur les prix pour la première fois depuis trente ans.

Avec la progressive libéralisation ouverte aux capitaux, pays par pays, et, finalement, pour les cinq continents, une nouvelle phase du capitalisme a pu se déployer très largement, celle du capitalisme financier. Dans notre camp, quelques camarades nous expliquent que le capitalisme financier mène aujourd’hui un combat défensif, que la crise financière est tellement forte qu’il lui est indispensable de mettre la main, en urgence, sur les centaines de milliards d’euros des retraites pour renflouer en catastrophe un système bancaire et assuranciel en déroute. Il y a cinquante ans, d’autres mêmes camarades nous disaient déjà que le capitalisme vivait ses dernières contradictions internes, qu’il ne s’en sortirait pas de sa crise de surproduction et de la réduction de la rentabilité des capitaux. Plus certainement, nous vivons une nouvelle phase où le capitalisme financier profite de ses avantages pour étendre et consolider son emprise et élargir toujours ses champs d’intervention à la totalité des rapports humains.

La concurrence libre et non faussée qui est en train de permettre aux financiers de tout accaparer.

En disposant du pouvoir exécutif dans de nombreux États, les détenteurs de capitaux ont eu la possibilité d’engager ces États dans des traités et des accords internationaux qui engagent et qui obligent ces pays et leurs ressortissants à appliquer ces accords qui exacerbent la concurrence. Depuis plusieurs années, nous constatons l’impact énorme des accords commerciaux de libre échange qui privilégient les droits des entreprises au détriment y compris des droits humains. Ainsi, non seulement la propriété est un droit « inviolable et sacré » (article 17 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789), mais sa prééminence est renforcée par le principe d’une « concurrence libre et non faussée ». Nous savons depuis longtemps que la « libération » du commerce et des échanges, etc., se fait toujours sous l’impulsion des dominants : les empires qui dominent, les États qui dominent, aujourd’hui, les entreprises multinationales qui dominent. Et nous voyons que ce principe de concurrence libre et non faussée conduit à une multiplication des fusions d’entreprises, plaçant certaines en situation de monopole, et même de trusts puissants imposant leurs prix, leurs conditions et leurs exigences, tant à leurs fournisseurs, leurs sous-traitants, leurs distributeurs, qu’aux Etats eux-mêmes.

C’est par cette domination de la finance que des droits humains sont reconnus secondaires par rapport aux intérêts matériels et financiers de quelques particuliers. C’est ce qui « explique » qu’un même pays, qu’une même « justice » peut condamner une caissière de grande surface, prise sur le fait pour avoir dérobé deux tranches de jambon, alors qu’en même temps, elle ne sanctionnera pas des malversations financières ou des opérations d’optimisation fiscale, par exemple, parce que le législatif aura opportunément mis en place une réglementation laxiste à l’égard de ces pratiques. La concurrence libre et non faussée, devenue nouvelle règle d’or, prime les enjeux sociaux, humains, environnementaux. Nous voyons à l’œuvre une marchandisation progressive de tout ce qui a été imaginé, créé, réalisé par les êtres humains, et même de tout ce qui nous vient de la nature, de la planète, les sources énergétiques, les terres, l’eau, la vie même ; tout ceci contre la satisfaction des besoins de base pour toutes et tous. Ce que nous disent les idéologues qui portent ces politiques, c’est que la compétition sans fin entre les individus va améliorer le fonctionnement de nos sociétés. Pourtant, depuis Darwin, nous savons que la sélection naturelle n’est pas un processus d’optimisation collective. Ces idéologues nous assurent que c’est ainsi que nous irons vers le meilleur des mondes possibles, mais ils savent qu’ils nous mentent en tenant de tels discours. Ils savent que ceci ne peut conduire qu’à une concentration toujours plus forte des richesses et des pouvoirs entre les mains de leur minorité.

Quand, en France, les financiers agissent pour que tout soit à eux.

Les détenteurs de capitaux cherchent sans relâche à étendre le champ d’intervention de la société capitaliste en essayant de financiariser l’ensemble de la société, l’ensemble des rapports humains. La cohérence de cet objectif recherché par certains est d’assurer la prééminence des capitaux sur l’ensemble de la société, et ce, le plus longtemps possible et le plus fortement possible. A terme, il s’agit plus ou moins de se libérer des contraintes démocratiques qui font que le pouvoir législatif peut être, un jour, aux mains « du peuple ». Le but, c’est un système qui, de fait, exclurait toute mauvaise surprise, tout aléa à la prééminence des capitaux, aujourd’hui et demain : au lieu d’avoir « un homme, une femme, une voix », nous passerions ouvertement à un système « une action, une voix » où le pouvoir de faire les lois serait dévolu directement, et sans plus d’artifices, à celles et ceux qui détiennent les capitaux. Le capital dont il s’agit là, le capital qui peut utiliser, disposer, jouer de ces possibilités ouvertes, c’est le « capital dominant », celui des multinationales, des grandes banques, des grands détenteurs de fonds, des principaux « investisseurs », lequel capital appartient toujours, in fine, à des individus, à des personnes immensément riches, de biens, de moyens de production, de pouvoirs. Le capital des PME, des indépendants, des artisans, des boutiquiers, est, de fait, sous l’influence directe ou indirecte du capital dominant et pèse pour très peu dans les prises de décisions qui influent sur le cours des choses. La façon dont sont traités par les gouvernements, dans la réalité brutale, au-delà des discours, les petits commerçants face aux multinationales de la grande distribution, les petits agriculteurs face aux industriels de l’agro-alimentaire, et les avocats, les directeurs d’hôpitaux publics, etc., nous montre de manière très crue combien le pouvoir des financiers est déjà certain de sa suprématie.

Bénéficiant d’un tel environnement international favorable, il devient plus facile aux détenteurs de capitaux « nationaux » d’obtenir un renforcement législatif de leur droit de propriété. En France, la loi El Khomri d’août 2016 (dite Loi travail 1) a fait reculer les droits des travailleurs et travailleuses dans l’entreprise et a renforcé d’autant les droits et pouvoirs des détenteurs de capitaux, en leur permettant notamment une inversion des normes : les accords d’entreprise priment désormais sur les accords de branche, en matière d’organisation et de durée du travail. Avec la Loi travail 2 (Macron- Philippe), adoptée de façon urgente par ordonnances publiées au Journal officiel le 23 septembre 2017 (alors que les élections présidentielles n’étaient que de mai 2017), les patrons ont désormais plus d’autonomie dans l’entreprise en matière de rémunération. Ce dispositif vient compléter la concurrence internationale organisée entre les salariats des différents pays, du fait de la mobilité internationale des capitaux. Désormais, le patronat français pourra plus facilement mettre en concurrence les salarié.es français entre eux/elles, ce qui devrait affaiblir leurs possibilités collectives de résistance. Au même moment, une loi sur le secret des affaires criminalise les citoyens et citoyennes lanceurs-ses d’alerte, mettant un frein supplémentaire à la protection des salarié.es.

La cohérence de la politique de Macron est très vite apparue, déjà par ces ordonnances venant fragiliser un peu plus chaque travailleur et travailleuses et le collectif de travail dans l’entreprise. En pouvant plus facilement peser sur le temps de travail, sur l’organisation du travail, puis sur la rémunération du travail, ces deux nouvelles lois facilitent l’exploitation capitaliste au sein des entreprises. Le résultat ne peut qu’être un accroissement de la productivité des travailleurs et travailleuses et un recul de leurs conditions de travail, d’emploi et de rémunération. Le tout doit logiquement conduire à une augmentation des profits. Et le budget de l’Etat adopté au cours de l’automne 2017, pour 2018, est venu apporter immédiatement des réponses : continuation de la baisse de l’impôt sur les sociétés, ce qui laisse donc une part plus importante pour les actionnaires, lesquels, reçoivent alors plus de dividendes nets. Aussi, ce même budget 2018 installe un plafonnement de l’imposition des dividendes à l’impôt sur le revenu, en faisant échapper les plus gros titulaires de portefeuilles boursiers à ce qu’il reste de la progressivité de l’impôt : le Prélèvement forfaitaire unique de 30% correspond à un impôt sur le revenu de 12,8% et à 17,2% de prélèvements sociaux.  Il s’ensuit que la part disponible de dividendes après impôt pour les gros actionnaires est très fortement renforcée. Et le budget 2018, qui est un budget « de classes » d’une façon totalement exemplaire, a supprimé l’Impôt de solidarité sur la fortune (ISF) pour les détenteurs de capitaux mobiliers. La boucle est bouclée, pour montrer combien il est important pour les détenteurs de capitaux de disposer du pouvoir législatif : ils peuvent organiser leur évitement de l’impôt sans recourir aux manœuvres vulgaires de fraude fiscale ; il suffit de changer la loi fiscale en leur faveur ! Déjà sous l’Ancien Régime, les aristocrates de la noblesse échappaient à l’impôt de façon très « légale », très « régulière ». Avec une réforme des retraites, c’est aussi la possibilité donnée aux banques, aux compagnies d’assurances, aux fonds d’investissements, etc., de faire main basse sur la masse financière que représentent les pensions gérées par l’assurance vieillesse. Les retraites représentent environ 45 % des prestations sociales, soit 316 milliards d’euros, 13,8 % du PIB. De telles sommes suscitent les convoitises des milieux financiers, dont les compagnies d’assurances et les fonds de pension. Ceci s’inscrit dans un plan plus large d’ouverture de la protection sociale à la finance pour rémunérer les capitaux et est un pan de la « révolution conservatrice » d’Emmanuel Macron qui remplace les interdépendances et les solidarités d’hier par l’insécurité du « chacun seul » et qui veut aviver les concurrences, déstabilisant les individus. Chacun seul face au chômage, chacun seul face à la vieillesse et à la retraite. Ce gouvernement, pour asseoir encore plus les pouvoirs des privilégiés, veut installer une insécurité sociale pour le plus grand nombre.   

REFORMER LES SYSTÈMES DE RETRAITE POUR AUGMENTER LES PROFITS ET POUR ACCROITRE L’EMPRISE DU CAPITALISME SUR LA SOCIÉTÉ

En France, une accumulation de réformes dont le désordre apparent conduit tout de même à des résultats très concrets et positifs pour la finance.

En France, en 1988, le gouvernement Rocard acceptait le principe de la fin du contrôle des changes et celui de la liberté de circulation des capitaux, sans limites ni contrôles, et sans la moindre tentative d’harmonisation fiscale européenne. Il n’a pas été nécessaire d’attendre longtemps, pour que les détenteurs de capitaux, profitent d’un rapport de forces qui leur était rendu plus favorable et pour que les attaques se précisent.  La loi de juillet 1993 (gouvernement Balladur) augmente progressivement la durée de cotisation du régime général pour obtenir une pension à taux plein (de 37,5 ans à 40 ans) avec la double peine de la décote, et une référence (taux de remplacement du « salaire d’activité » par la retraite) qui n’est plus les 10 meilleures années mais les 25 meilleures années, ce qui signifie qu’il y aura une prise en compte d’années « moins bonnes », et donc une baisse des pensions. Enfin, les pensions sont désormais indexées, officiellement, sur l’inflation au lieu d’être indexées sur les salaires.  Deux ans après, et quelques mois après l’élection de Jacques Chirac à la présidence de la République, à l’automne 1995, une nouvelle attaque d’ampleur est mise en place par le gouvernement Juppé. Elle prévoit un contrôle du Parlement sur les comptes de la Sécurité sociale, une maîtrise comptable des dépenses imposée aux médecins et, en matière de retraite, notamment un alignement des régimes spéciaux (Fonction publique, SNCF, RATP, etc.) sur le régime général. Il faut se souvenir du triomphe fait par les partis de droite à l’Assemblée nationale lors de l’audition du plan « ambitieux » du fringant Premier ministre, et des louanges du patronat et des journaux « d’affaires ». C’est surtout autour de la défense des retraites que s’est développée une très forte mobilisation en novembre-décembre 1995. Sur ce point, le gouvernement cédera, provisoirement. Mais sur les autres points, la réforme est mise en place. Le Plan Juppé, avec l’instauration des lois de financement de la Sécurité sociale (LFSS), votées chaque année par le Parlement, marque une avancée importante dans l’accaparement des cotisations sociales par l’État. Désormais, l’État fixe par avance les dépenses de Sécurité sociale, en fonction d’objectifs financiers prédéterminés. Il n’est donc plus question d’adapter les dépenses aux besoins en augmentant, si nécessaire, la part des cotisations sociales. Il s’agira toujours de limiter, de réduire les cotisations sociales, au motif avancé qu’il faut « réduire le coût du travail » dans un contexte de concurrence internationale. Nous savons que cette « concurrence internationale », ce sont tous les gouvernements, en France, en Europe et dans le monde, qui l’ont imposée à leurs citoyens et citoyennes. Cet environnement devient, partout, un argument pour faire pression sur le plus grand nombre (austérité). Autre chiffon rouge agité régulièrement devant l’opinion publique : la dette, artificiellement créée pour essayer de justifier ensuite toutes les régressions. C’est à partir de cette nouvelle orientation que le cadrage financier préalable est venu s’imposer aux dépenses de santé. Chaque année, l’Objectif national de dépenses d’assurance maladie (ONDAM) fixe le montant des dépenses d’assurance maladie qui seront prises en charge par la Sécurité sociale. Ces dépenses n’ont pas à être compatibles avec les dépenses de santé nécessaires pour maintenir la population en bonne santé ; elles sont compatibles avec le niveau des recettes qui aura été décidé, c’est-à-dire, avec le niveau des cotisations sociales que les entreprises auront accepté de payer. De la même façon, les moyens affectés à l’hôpital public ne seront pas fixés en fonction des besoins de l’hôpital public mais selon la part des richesses nationales qui aura été préalablement attribuée à ce secteur en fonction de critères financiers. Les très grandes difficultés actuelles de l’hôpital public, ce sont Alain Juppé et Roselyne Bachelot qui en sont principalement à l’origine, ce qui n’interdit en rien à l’une et à l’autre de continuer de venir parader devant les caméras de télévision et de continuer de faire part de leurs analyses et de leurs propositions.

Après le Plan Juppé de 1995, toutes les réformes qui ont suivi (Jospin, Chirac, Sarkozy, Hollande) ont consisté, soit à réintroduire des mesures provisoirement abandonnées en 1995, soit à poursuivre, prolonger et aggraver des décisions arrêtées en 1995. Toutefois, les gouvernements, instruits par les mouvements de résistance, opèreront toujours par étapes, en échelonnant, en fragmentant, en segmentant : une fois les retraites (et, là aussi, en biaisant, le privé une fois, les régimes spéciaux une autre fois, les fonctionnaires, etc.), une fois l’assurance-maladie, une fois l’hôpital public, une fois le médicament, une fois l’assurance-chômage, une fois la politique familiale, etc. Après 1995, les gouvernements ont été prudents pendant quelques années en matière de réforme des retraites. Jospin, qui agissait aussi dans l’intérêt de la finance (il a été un de ceux qui ont le plus privatisé), n’a toutefois pas bougé sur le dossier « retraite » pendant cinq années. Ensuite, avec Chirac, Sarkozy et Hollande, de nouvelles attaques ont été menées contre le système des retraites. En 2014, la réforme Touraine a relevé la durée d’assurance d’un trimestre tous les 3 ans, pour atteindre 43 ans de cotisation pour les générations 1973 et suivantes (43 annuités en 2035, à l’âge légal de départ à 62 ans). A chaque fois, il s’agissait d’affaiblir le travail face au capital, en maintenant plus longtemps au travail les personnes ayant un emploi, ce qui laissait un « volant de chômage » suffisamment important pour dissuader celles et ceux qui ont un emploi de revendiquer quoi que ce soit. Il s’agissait aussi, progressivement, de « désocialiser » une partie des cotisations sociales pour accroître la part de la finance dans la société.

Pour faire travailler plus longtemps les personnes qui ont déjà un emploi, différents procédés ont, tour à tour, été utilisés. Le plus simple à lire, c’est le recul de l’âge de départ en retraite : les personnes peuvent partir en retraite quand elles atteignent l’âge de 60 ans, ou de 62 ans. Il faut atteindre cet âge pour pouvoir « liquider » sa pension. Mais, pour autant, les personnes ne seront pas certaines d’avoir une retraite à taux plein à 75 % du salaire pris en compte, c’est-à-dire que le taux de remplacement de leur salaire d’activité par leur retraite sera réduit. Les gouvernements utilisent aussi le nombre d’années de cotisations ; il faudra avoir cotisé 37,5 années, ou 40 années, ou 42 années, pour pouvoir atteindre la retraite à taux plein.  Les gouvernements ont imaginé en outre l’intervention d’une décote, pour inciter encore plus fortement les personnes qui n’ont pas atteint la durée de cotisation exigée pour le taux plein à rester encore au travail. Dans tous les cas, il s’agit d’augmenter « l’armée industrielle de réserve », de maintenir un taux de chômage suffisant pour faire peur à celles et ceux qui ne sont pas encore au chômage, pour les rendre raisonnables, en matière de rémunération, de conditions d’emploi et de travail, etc.

En général, les différentes réformes avaient aussi pour objectif de réduire la prise en charge collective par l’assurance vieillesse de la Sécurité sociale des dépenses de retraite. Dans ce domaine également, les gouvernements ont recouru à divers procédés.  Le simple recul du départ en retraite (soit de 60 à 62 ans, soit à partir de 37,5 années de cotisation ou 40 années) a pour conséquence de faire cotiser plus longtemps les personnes qui sont encore au travail et de leur payer les pensions pendant une période qui sera réduite d’autant. Quand une personne part en retraite à 62 ans au lieu de 60 ans, elle travaille deux ans de plus, et ce seront souvent les deux années les plus difficiles de sa vie professionnelle (la personne est plus âgée, fatigue plus vite, récupère moins bien, etc.). En même temps, elle se trouve privée de deux années de retraite, et ces deux années auraient souvent été ses deux meilleures années, car c’est là qu’elle aurait été « au mieux » pour réaliser certains projets. Financièrement, de telles décisions ont des effets directs sur les comptes de l’assurance vieillesse car elles augmentent la masse des cotisants et cotisantes (et le montant des cotisations qui vont « entrer ») et elles réduisent le nombre de bénéficiaires (et le montant des pensions qu’il faudra verser). Pour réduire le « coût » des retraites dans le Produit intérieur brut (PIB), les gouvernements ont aussi utilisé la modification des références à partir desquelles sont calculées les pensions. Ainsi, prendre en référence les 25 meilleures années de la carrière professionnelle d’une personne au lieu de prendre seulement ses 10 meilleures années, c’est prendre en compte 15 années de plus qui seront toutes moins bonnes que les 10 meilleures. C’est donc la certitude que le salaire de référence sera plus bas. Et le taux de remplacement du salaire par la retraite peut rester le même (par exemple 50 %), la retraite de chaque personne sera réduite. Les gouvernements ont aussi utilisé une méthode d’actualisation des pensions défavorable. Au lieu d’indexer chaque année les pensions versées à l’évolution des salaires, progressivement les « réformes » ont mis fin au lien entre les salaires et les retraites en actualisant ces dernières sur l’inflation. Et, depuis 2014, nous avons même vu les gouvernements ne plus respecter cette « régle ». Nous les avons vus en outre reporter la date de « mise à niveau » du 1er janvier au 1er avril, puis du 1er avril au 1er octobre. Ces procédés cumulés expliquent en grande partie le recul du pouvoir d’achat des personnes retraitées au cours des deux dernières décennies. Le rapport Moreau de 2013 a montré que l’impact cumulé des réformes commencées en 1993 conduirait à faire passer le poids des retraites dans le PIB (à nombre de retraité.es inchangé) de 13,5 % en 2013 à 7 % en 2050.  Ce qui signifie que chaque pension individuelle serait donc réduite quasiment de moitié entre 2013 et 2050. C’est le « cadeau » que laissent et laisseront aux générations futures les gouvernements et les majorités parlementaires qui ont légiféré et décrété entre 1993 et 2013. « Il faut sauver notre système de sécurité sociale auquel nous sommes tous et toutes attachés », qu’ils disaient ! Pendant le même temps, de 2013 à 2050, avec ce rapport Moreau, il restait possible que la part globale des pensions dans le PIB augmente au-delà des 7 % si le nombre de personnes retraitées par rapport à l’ensemble de la population augmentait pendant cette même période.

La ligne directrice de ces réformes, en repoussant toujours l’âge de départ en retraite, c’est, bien entendu, de maintenir un taux de chômage « optimum » pour rendre plus sages celles et ceux qui ont un emploi. Et, en voulant faire travailler « jusqu’au bout » les salarié.es, c’est, finalement, de façon non avouée, vouloir revenir au temps des retraites ouvrières et paysannes de 1910, quand les personnes cotisaient durant toute leur vie active et, pour le plus grand nombre, mouraient avant l’âge légal de départ en retraite. La CGT parlait alors, à juste titre, de « retraite pour les morts ». C’est même revenir au début du plan de retraite mis en place en 1889 par Bismarck qui avait demandé à ses conseillers d’imaginer un système où les travailleurs cotiseraient et où la plupart seraient morts à l’âge du départ en retraite ! C’est bien une lutte de classes qui est là-dedans. Le système de retraite actuel conjugué avec l’augmentation de l’espérance de vie qui intervient même pour les travailleurs et les travailleuses, permet que de plus en plus de salarié.es bénéficient effectivement de leur retraite, ne meurent plus avant, et connaissent donc une période de leur vie au cours de laquelle ils et elles vont échapper à toute subordination à l’égard d’un « patron », et gagner en autonomie et en liberté vers la fin de leur vie. C’est probablement considéré comme un mauvais exemple par une partie des classes privilégiées, un exemple d’oisiveté, qui ne devrait être réservé qu’aux rentiers, qui sont « nés » pour cet état. Les pauvres n’ont pas vocation à être payé.es à ne rien faire. Les travailleurs et travailleuses sont faits pour travailler, au pire être formé.es avant, pour répondre aux besoins de l’économie. D’ailleurs, les jeunes sont « formé.es » en grande partie en fonction des besoins du « marché » et les personnes migrantes sont sélectionnées de même, en fonction de leurs qualifications et des besoins du marché (restauration rapide, bâtiment, soins à la personne pour les femmes, travaux saisonniers dans l’agriculture, etc.). Il y a quatre cents ans, déjà, la sélection de la « main d’œuvre » se faisait en fonction de l’état de santé des personnes retenues, de leur musculation, etc. Manifestement, la modernité triomphe !

Pour les États membres de l’Union européenne, la Commission européenne maîtresse des horloges.

Nous savons que, depuis que tous les gouvernements ou presque ont basculé dans le néolibéralisme pour mettre leur appareil d’Etat (législatif, exécutif, judiciaire, administratif, répressif, etc.) au service du capitalisme financier, les impulsions données aux réformes sont rythmées essentiellement par les accords commerciaux internationaux, ceux menés par l’OMC (Organisation mondiale du commerce) et ceux, de plus en plus fréquents, nés d’accords bilatéraux entre grandes entités et par les institutions internationales. Pour les pays de l’Union européenne, les institutions européennes jouent un rôle supplémentaire de chef d’orchestre et de coordinateur des réformes à mettre en place progressivement dans tous les Etats. Déjà en 1994, la Banque mondiale estimait que « les systèmes de retraite classiques, fondés sur la répartition, sont une erreur coûteuse ». Et la Banque mondiale proposait un modèle de système de retraite devant permettre d’assurer la sécurité économique des personnes âgées, tout en garantissant la meilleure façon de financer ceci, aussi bien pour les individus que pour la croissance économique. Elle affirmait que son modèle pouvait s’appliquer aussi bien aux pays en voie de développement qu’aux pays industrialisés. Et, depuis, nous avons vu « fleurir » des réformes des retraites un peu partout, en Afrique, en Amérique du Sud, en Asie du Sud-Est, en Europe, quelles que soient la démographie et la pyramide des âges, qu’il s’agisse de pays riches ou de pays en développement. Ce rapport préconisait la mise en place de système de retraites à trois piliers. Le premier pilier, public, pouvait être financé par des cotisations sociales ou par l’impôt (et nous avons eu des réformes tant dans les pays ayant adopté un système basé sur des cotisations que dans les pays ayant adopté un système financé par l’impôt. Le second pilier, financé par la capitalisation, est lui aussi obligatoire, et oblige tous les individus à épargner pour payer leur retraite future. C’est garantir aux marchés financiers qu’ils seront « obligatoirement » alimentés par une partie de ce qui était au préalable des cotisations sociales. C’est obliger, par la loi donc, la population à mettre une partie de ses revenus dans les mains des banques et des compagnies d’assurances. C’est encore bien la marque d’un système au service de la finance. La Banque mondiale fixait que ce second pilier devait être limité pour permettre l’expansion d’un troisième pilier, privé et facultatif, fondé sur l’épargne volontaire et bénéficiant d’avantages fiscaux. Ainsi, il est demandé aux Etats de prévoir des avantages fiscaux ouverts aux personnes les plus aisées, sur le dos donc des budgets publics et des autres contribuables, pour les inciter à placer leurs revenus épargnés !  C’est notamment par de tels outils que la finance organise le monde à sa façon, pour son pouvoir et ses privilèges aujourd’hui et demain.

Au niveau de l’Union européenne, d’autres outils ont été imaginés et mis en place pour parfaire cette mainmise de la finance. Officiellement, l’Union européenne n’a aucune compétence institutionnelle pour intervenir dans le domaine de la protection sociale, qui reste de la compétence des Etats membres. Selon le principe de subsidiarité, chaque Etat membre reste maître de la conception, de la gestion et du financement de son système de Sécurité sociale. Pour autant, nous constatons, depuis près d’une trentaine d’années, une assez forte convergence dans les réformes officiellement librement décidées par chaque Etat en matière de retraite : partout, quel que soit le régime de départ (système bismarckien ou système beveridgien[1]), quels que soient la démographie du pays, la productivité du travail, le taux de chômage, le taux d’emploi des personnes âgées, etc., partout la durée pour pouvoir partir en retraite est prolongée, et partout le taux de remplacement des salaires par les retraites est réduit. Progressivement, depuis le début des années 1990, nous constatons une influence croissante du droit communautaire sur l’évolution du système de retraite, en France comme dans les autres pays de l’UE. Le 6 juin 2003, l’UE a adopté une directive destinée à encadrer les institutions de retraite professionnelle pour les faire « bénéficier » du marché unique et de la libre concurrence. Ceci ne visait certes pas les institutions de Sécurité sociale ni les institutions fonctionnant par répartition, mais s’appliquait aux prestataires de retraites privées. En assimilant le système par capitalisation à un produit financier il a été possible ensuite de le faire relever de la compétence communautaire. Et cette directive de 2003 a déjà constitué une promotion du système par capitalisation.

La gouvernance économique européenne fait de plus en plus pression sur les choix globaux des gouvernements des différents Etats membres. En ce qui concerne les Etats de la zone euro, le Pacte de stabilité et de croissance (PSC) est l’instrument qui, depuis 1997, leur permet de coordonner leurs politiques budgétaires nationales et d’éviter des déficits publics excessifs. C’est l’outil de cadrage derrière lequel s’abritent les gouvernements pour dire à leur opinion publique qu’ils ont des contraintes. En février 2001, le commissaire européen au marché intérieur, Fritz Bolkestein, déclarait que « le vieillissement de la population et l’allongement de la durée de vie représentent une bombe à retardement pour les systèmes de retraite par répartition ».  Depuis, les recommandations de l’UE sur les retraites se sont multipliées. Ainsi, lors du Sommet de Barcelone de mars 2002, les États se sont engagés à chercher « d’ici 2010 à augmenter progressivement d’environ cinq ans l’âge moyen effectif auquel l’activité professionnelle cesse dans l’U.E. ». En 2005, il est décidé que les évaluations des politiques nationales par le Conseil et la Commission « prennent dument en considération la mise en œuvre de réformes des retraites consistant à introduire un système à piliers multiples avec un pilier obligatoire financé par capitalisation » (c’était faire référence au « modèle » déjà préconisé par la Banque mondiale). Nous voyons très concrètement que les institutions européennes sont bien l’outil que se donnent les gouvernements des États membres de l’UE pour coordonner leurs politiques d’ouverture de leur système de retraite à la finance, et pas seulement les retraites ! Parallèlement, pour réduire leur déficit public et respecter le plafond de 3 % du PIB, les États membres ont été « contraints » de diminuer certaines de leurs dépenses, et ceci a souvent été appliqué aux dépenses de retraites. En octobre 2010, une résolution du Parlement européen sur la crise financière, économique et sociale (celle qui a résulté de la crise bancaire de 2008) stipule que « le financement des pensions ne peut être entièrement laissé au secteur public, mais doit reposer sur des systèmes à trois piliers, comprenant des régimes de retraite publics, professionnels et privés, dûment garantis par une réglementation et une surveillance spécifiques destinées à protéger les investisseurs » (il s’agit de protéger « les investisseurs », le Parlement ne parle pas des personnes pensionnées et retraitées !).  Après la crise bancaire de 2008 au cours de laquelle les budgets publics sont venus sauver les banques, le Parlement européen préconise d’ouvrir encore plus à la finance de nouveaux domaines d’intervention, en l’occurrence une bonne partie de ce qui est mis par les personnes pour le financement de leurs retraites ! En octobre 2011, les 27 États membres et le Parlement européen ont accepté la directive proposée par la Commission européenne d’un pacte de stabilité et de croissance renforcé (« six-pack »). Depuis, le programme de stabilité remis par les Etats doit comporter des « informations relatives aux passifs implicites liés au vieillissement ». Tout ceci oblige les États membres, et pèse bien entendu sur leurs choix en matière de dépenses publiques, dont les pensions versées chaque année.

Déjà, au sortir de la crise de 2008 qui a vu les budgets publics voler au secours des banques à l’origine de la crise en leur versant des milliards d’euros, de dollars, de livres, etc., sans garanties ni contreparties, les citoyen.nes de la plupart des pays ont pu voir comment les gouvernements privilégiaient les banques et, derrière elles, les principaux détenteurs de capitaux. Ceci a transformé les dettes des banques en dettes publiques, qui ont ensuite été mises à la charge de la population. Les nouvelles mesures de « gouvernance économique » mises en place dans l’UE depuis 2011 s’inscrivent dans la même prééminence donnée à la finance. Désormais, les politiques économiques et budgétaires des États sont beaucoup plus surveillées et coordonnées par les instances européennes. Le Semestre européen, chaque année, conduit les États membres à tenir compte des orientations de l’UE en amont de la préparation de leurs budgets nationaux. Tout ceci confirme que la coordination des politiques de rigueur menées par les 27 est bien synchronisée par Bruxelles, d’un commun accord entre les 27 gouvernements ! Dans leurs recommandations du 29 mai 2013, les commissaires européens demandent à la France de « prendre des mesures d’ici à la fin de l’année 2013 pour équilibrer durablement le système de retraite en 2020 au plus tard, par exemple en adaptant les règles d’indexation, en augmentant encore l’âge légal de départ à la retraite et la durée de cotisation pour bénéficier d’une retraite à taux plein et en réexaminant les régimes spéciaux, tout en évitant une augmentation des cotisations sociales patronales ». Tout est dit et ce n’est pas une caricature quand nous écrivons que la commission de Bruxelles exprime les demandes formulées par la finance au niveau européen. Chaque Etat a le choix, mais, en tout état de cause, il s’agit de baisser le « coût » des retraites dans le PIB et de réduire le pouvoir d’achat des personnes retraitées, aujourd’hui et demain.

Dans un rapport du 23 mai 2018, la Commission européenne indique le sens des réformes à mettre en œuvre : « Actuellement, 37 régimes de retraite coexistent en France. … Une uniformisation progressive de ces règles améliorerait la transparence du système, renforcerait l’équité entre les générations et faciliterait la mobilité de la main-d’œuvre. Une harmonisation des règles de calcul contribuerait également à une meilleure maîtrise des dépenses publiques ». Nous voyons que l’injonction était forte, et précise. C’est ce cadre général qui a été retenu par Macron dans son projet de réforme ; c’est l’orientation qui lui est fixée très concrètement par les marchés financiers. Le 9 décembre 2019, alors qu’il venait d’être retenu comme nouveau commissaire européen au marché unique et au numérique, Thierry Breton interpelait déjà le gouvernement français et, surtout, les françaises et les français engagés dans le conflit, en expliquant que Bruxelles jugeait nécessaire la « réforme » des retraites : « la Commission européenne juge nécessaire toutes les réformes qu’il faut mener sur l’ensemble du continent, et notamment celle-ci ». Dans le même temps, il n’a pas tari d’éloges sur Emmanuel Macron (c’est Macron qui l’a proposé pour être commissaire à Bruxelles) qui est « vu ici de Bruxelles comme étant quelqu’un qui a commencé à réformer en profondeur le pays ». Macron a donc les félicitations de la finance. Il n’est pas inutile de rappeler que Thierry Breton était PDG d’Atos, qu’il a dirigé de 2008 à 2019, laquelle a souvent bénéficié de marchés publics (télécommunications, électronique, etc.) venant de Bruxelles. Il était administrateur de Carrefour SA et était également lié à la Bank of America et à quelques autres grands groupes. Ceci vient encore illustrer combien notre environnement législatif est aux mains des représentants des intérêts de la finance. Ils se servent, en nous affirmant que les politiques de rigueur à l’égard du plus grand nombre sont une nécessité.

Une étape supplémentaire décisive avec Macron.

Avec Macron, nous avons tout de suite connu une accélération et une accentuation de la lutte des classes. Ceci s’est rapidement concrétisé par un recul du droit du travail dans l’entreprise, un renforcement des prérogatives des employeurs, c’est-à-dire, pour parler net, par une facilitation des conditions d’exploitation du travail par le capital dans les lieux où s’effectuent les activités économiques. Puis c’est la politique budgétaire qui a été l’outil de la lutte des classes comme nous l’avons déjà vu ci-dessus. Très rapidement, les tenants du libéralisme sans fin ont perçu qu’ils bénéficiaient d’un « alignement des planètes » très favorable : aucune opposition politique fiable, après la disparition des « partis de gouvernement traditionnels » (le Parti socialiste et Les Républicains ont été fracassés par les élections de 2017), et l’existence d’un Front national qui permet au candidat qui reste en lice face à lui au 2e tour des élections présidentielles d’accéder à la présidence de la République. Et il n’y a aucune alternative sociale et syndicale qui soit en mesure de s’opposer culturellement et idéologiquement au discours dominant. Macron se voyait probablement aussi être celui qui allait casser les dernières résistances (ce qu’il désigne comme les derniers archaïsmes). Il pouvait donc s’engager dans une réforme d’ampleur, une réforme « systémique », qui allait changer notre modèle social mis en place en 1944-1945.

Le projet veut casser le compromis social de 1944 – 1945 à partir duquel a été mis en place l’État social « à la française ».

Avec l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, nous sommes confrontés à une attaque plus frontale contre le compromis social de 1944-1945, celui que Denis Kessler voulait déjà abattre méthodiquement en 2007, comme nous l’avons rappelé dans l’introduction. Les privatisations connaissent une nouvelle accélération et les services publics sont systématiquement mis en grandes difficultés pour continuer d’assurer leurs missions. Le droit du travail continue d’être amoindri et attaqué. Et la Sécurité sociale est grignotée de tous les côtés, les parties les plus rentables étant progressivement ouvertes et offertes aux investisseurs privés. C’est dans cet environnement qu’il faut placer la « réforme systémique » du modèle de retraites basé sur la répartition de cotisations sociales ouvrant des droits et versées directement aux personnes retraitées, reposant sur des prestations définies et prenant plus ou moins bien en compte la diversité des métiers et des pénibilités par des régimes spéciaux et particuliers. A chaque fois qu’un gouvernement engage une « réforme » injuste destinée à favoriser une minorité, il se garde, bien entendu, d’annoncer son objectif réel. Il sait qu’il va manœuvrer, mentir, sortir de fausses informations, de faux chiffres, de fausses projections sur l’avenir, etc. Régulièrement, les gouvernements inventent des conseils d’experts, annoncés comme indépendants, font élaborer des rapports, font des enquêtes, etc. Ensuite, l’oracle peut parler. Ceux qui savent peuvent dire l’avenir : l’avenir sera sombre, il y aura des déficits, il y aura des problèmes de financement. Et si nous voulons sauver les retraites (mais ça peut aussi être, l’assurance-chômage, l’hôpital public, l’assurance-maladie, l’Éducation nationale, les services publics, les territoires, le pays !), il va falloir faire des efforts. Et bientôt, nous sommes accusés de vivre dans le luxe, la volupté, la paresse, d’être des égoïstes, des privilégiés, des nantis, etc. Ceux qui savent et ceux qui disent (dont les experts aux côtés des gouvernants, les journalistes en vue, etc.) nous reprochent de ne penser qu’à nous, de ne pas penser à nos enfants. Car l’oracle, car Jupiter pense pour nous et mieux que nous. Ceux qui disent qu’ils savent, nous disent qu’ils savent mieux que nous quel est le chemin de notre bonheur !

L’avenir sera sombre, il y aura des déficits. C’est d’autant plus certain que ce sont les choix politiques de celles et ceux qui tiennent ces discours qui provoquent les déficits publics. Et Macron a passé la vitesse supérieure dans ce domaine. En ce qui concerne le budget de l’État, comme nous l’avons déjà vu, en baissant encore l’impôt sur les sociétés, en plafonnant à 12,8 % l’impôt sur le revenu des dividendes, en supprimant de l’impôt sur la fortune tous les portefeuilles boursiers, il est bien certain qu’il met en déficit le budget de l’Etat. Et c’est en mettant en avant ce déficit qu’ensuite il se présente, en politique « responsable », comme voulant éviter que le pays vive au-dessus de ses moyens. C’est donc la rigueur pour les services publics, pour les investissements publics, pour l’Éducation nationale, pour l’hôpital public, etc. De la même mauvaise façon, désormais, avec la Loi de financement de la Sécurité sociale pour 2020 (LFSS 2020), les exonérations de cotisations sociales décidées par le gouvernement au profit des employeurs ne seront plus compensées à la Sécurité sociale par le budget de l’État ; c’est la Sécurité sociale qui devra s’adapter ! La Sécurité sociale devra donc « faire des économies », sinon, la Cour des comptes en dénoncera la gabegie. Et les assuré.es sociaux auront moins de prestations : finalement, ce sont elles et eux qui vont payer ce surplus de dividendes versés aux actionnaires ! Les déficits, le plus souvent organisés par les gouvernements et conséquences des cadeaux fiscaux et sociaux faits directement (par des exonérations et des baisses de taux justifiés par des motifs les plus variés) et indirectement (par le laxisme à l’égard de la grande fraude), sont ensuite mis en avant par ces mêmes gouvernements pour les imputer au train de vie du plus grand nombre (la « France » vit au-dessus de ses moyens). Et les gouvernements, les experts, celles et ceux qui monopolisent la parole, préparent les esprits à la rigueur, nous comparent avec les autres pays (où de telles politiques régressives ont déjà été mises en place). Si la « servitude » des esprits n’est pas assez rapidement et spontanément volontaire, elle sera assénée à celles et ceux qui résistent par les « forces de l’ordre », celles qui ont « la légitimité de la violence ».

Cette réforme est la marque d’une étape assez décisive dans l’attaque frontale contre la Sécurité sociale. Les dispositions contenues dans le projet de loi visent aussi, plus largement, à renforcer les pouvoirs et l’emprise du capital contre le travail, par une fragilisation du salariat et le développement d’un sentiment d’insécurité : le maintien d’un taux de chômage élevé fait peur tous les jours à celles et ceux qui actuellement travaillent. Et les incertitudes quant à ce que seront les retraites demain (passer d’un système à prestations définies à un système à cotisations définies) ne peuvent que créer une seconde peur chez celles et ceux qui sont aujourd’hui en activité : comment vais-je vivre quand je ne pourrai plus travailler ? A cette angoisse pour le plus grand nombre répondent la quiétude et la sérénité des minorités privilégiées. La multiplication de réformes anxiogènes pour la multitude semble aussi être devenue une méthode de gouvernement. De tous temps, et en tous lieux, les minorités privilégiées au pouvoir ont voulu et veulent y rester. C’est, bien entendu, encore vrai aujourd’hui. Et elles développent mille artifices pour y parvenir. Quand la peur s’installe dans la tête de celles et ceux qui pourraient contester les déséquilibres et les injustices du monde, les risques d’insubordination collective s’amenuisent.

Le projet consolide les avantages et les mainmises de la finance.

Pendant qu’il accentue l’insécurité sociale du plus grand nombre, il consolide les niveaux de rémunération du capital en accélérant l’ouverture du « champ des retraites » à la capitalisation par différents procédés (baisse des pensions et incertitudes ; facilités et avantages donnés à l’épargne et à la capitalisation, par la loi PACTE (Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation de l’Entreprise) et par l’actuel projet de loi ; élargissement possible de la partie des salaires dispensée de cotisation sociale ; etc.) et en plafonnant à 14 % du PIB le poids des prises en charge des dépenses de retraite. C’est une garantie supplémentaire donnée aux capitaux que le nombre de personnes retraitées peut augmenter, ça ne coûtera pas plus cher. De même que le nombre de malades peut augmenter, avec l’ONDAM ça ne coûte pas plus cher.  La peur, et même la certitude, d’avoir une retraite très faible, ne peuvent que conduire une partie des classes moyennes à diriger une partie de leur épargne vers les organismes proposant des retraites complémentaires. La loi PACTE, votée en mai 2019, a créé un nouveau dispositif d’épargne retraite, le PER (Plan épargne retraite). Déjà, cette loi Pacte visait la « stimulation de la concurrence sur ce marché par une ouverture de tous les produits d’épargne retraite aux assureurs, aux gestionnaires d’actifs et aux fonds de retraite professionnelle supplémentaire ».  Et l’article 64 du projet de réforme dit explicitement : « Le secteur de l’assurance est appelé à se mobiliser, afin que le recours à ces véhicules (les produits financiers) se généralise et que l’économie française puisse ainsi bénéficier pleinement du dynamisme de l’épargne retraite généré par la loi Pacte ». La révélation des liens entre le commissaire Jean-Paul Delevoye et les cadres de l’Assurance est venue démontrer que les discussions, depuis deux ans, étaient, de fait, pilotées par les compagnies d’assurances. Et le grand public a pu apprendre que le co-rapporteur du projet de loi retraites à l’Assemblée nationale, le député LREM Jacques Maire, détenait un portefeuille d’actions Axa de près de 360 000 euros. Ancien haut cadre d’Axa, il sait ce qu’attendent les compagnies d’assurances du législateur français. « On n’est jamais aussi bien servi que par soi-même, ou par les siens ! » comme le dit la « sagesse populaire » ; on comprend encore mieux maintenant la teneur de certains articles du projet de réforme !  C’est aussi ainsi que la finance assure son avenir, en participant à la rédaction des nouvelles règles, des nouvelles lois. Depuis de nombreuses années, dans la même veine qu’en France pour les retraites comme on est en train de le voir, la réglementation retenue par l’Union européenne en matière de régulation bancaire est rédigée à Bruxelles par les représentants des banques : les banquiers ne risquent rien, mais les citoyens des États peuvent craindre le pire, encore une fois, quand surviendra la prochaine crise financière. Avec le texte d’une réforme des retraites écrit par leurs représentants, les compagnies d’assurances et les fonds d’investissements peuvent être rassurés. Mais les retraités d’aujourd’hui et de demain ont de quoi être très inquiets.

La réforme par points va entraîner une baisse quasi-généralisée des pensions, ainsi qu’une plus grande incertitude sur ce que l’on recevra une fois à la retraite (puisque la valeur du point pourra évoluer). Celles et ceux qui en auront les moyens tenteront de compléter leur retraite par de l’épargne privée. De plus, le projet de loi prévoit que les 300 000 salarié.es les plus riches ne cotiseront plus pour leur retraite personnelle au-delà de 10 000 euros de salaire mensuel. Au-dessus de cette somme, leurs revenus seront prélevés d’un taux de 2, 81 %, afin de financer le système général, mais sans ouverture de droits nouveaux à la retraite. Ceci va entraîner une perte de cotisations estimée à 4,8 milliards d’euros par an. Et ceci va inciter ces hauts revenus à prendre une épargne complémentaire par capitalisation pour tenter de maintenir leur niveau de retraite. De nombreux postulants sont d’ores et déjà dans les starting-blocks pour prendre une part du gâteau : Axa, AG2R, les branches assurance des banques françaises, SwissLife, CNP assurances, Generali, Amundi, BNP Paribas Asset Management, etc., et BlackRock, le numéro 1 mondial de la gestion d’actifs (avec près de 7 000 milliards de dollars gérés pour ses clients, dont de nombreux fonds de pension).  … Attendons la prochaine crise financière. Il sera alors visible qu’il est dangereux de confier ses vieux jours à la Bourse.

Le projet de loi participe au maintien d’un taux de chômage élevé.

On pourrait dire « un taux de chômage d’équilibre », celui qui fait peur au plus grand nombre de celles et ceux qui sont salarié.es : avoir quelqu’un au chômage dans la famille, dans le voisinage, etc., ça rend raisonnable dans les revendications, ça rend sage, et ça peut même faire croire qu’on a de la chance ! Avec l’âge pivot, ou l’âge d’équilibre, il s’agit, pour demain, pour 2025, avec le système à points, de repousser de fait le départ en retraite. La décote et la surcote vont peut-être changer de nom (malus et bonus), mais ceci restera un moyen de maintenir dans l’emploi une grande partie de celles et ceux qui en ont déjà un. Pour éviter une retraite encore plus faible, nombre de personnes « tireront jusqu’au maximum » pour essayer d’atteindre un moins mauvais niveau de pension. Le gouvernement sait tout ceci. Il sait que la productivité du travail est, en France, une des meilleures des pays dits « développés ». Il sait que, globalement, le nombre de personnes nécessaires pour faire fonctionner l’économie diminue. Il sait que l’âge moyen de cessation d’activité salariée est de 57 ans et qu’il y avait 5,5 millions de personnes au chômage inscrites à Pôle Emploi au 3e trimestre 2019. Il sait donc qu’en maintenant sur le marché du travail plus de personnes, il provoquera une plus forte rareté de l’emploi, ce qui permettra aux employeurs de baisser leurs propositions lors des embauches. Les récentes dispositions qui facilitent un peu plus le cumul emploi-retraite vont dans le même sens. Et, en attendant que la retraite à points s’applique à toute la population, en attendant 2035, le gouvernement souhaite tout de même repousser rapidement l’âge de départ en retraite. C’est pourquoi il avait imaginé un autre « âge pivot », applicable aux personnes nées entre 1960 et 1975. C’est cet âge pivot-là qui est « suspendu » à un accord entre les partenaires sociaux, accord quasi impossible car le gouvernement et le Medef repoussent toute idée d’augmentation des cotisations.

Le projet poursuit l’étatisation libérale de la Sécurité sociale.

Avec cette réforme, nous assistons à une accélération de la prise en main de la protection sociale par l’État. La future gouvernance paritaire aura peu de liberté d’action. Il y aura mise sous tutelle par l’État de l’ensemble de la protection sociale, dont les retraites. Les exonérations de cotisations sociales vont, encore plus, priver la Sécurité sociale de ressources propres. Actuellement, des impôts, comme la CSG, et des transferts en provenance de l’État représentent déjà la moitié du budget de la protection sociale. Le déficit des retraites est déjà, en grande partie, lié aux exonérations de cotisations sociales décidées par le gouvernement et non compensées par l’État.

TRACER NOS PROPRES PISTES

Disons dans quel monde nous voulons vivre face à ceux qui savent quel monde ils nous imposent.

Nous avons vu ci-dessus que le projet de société qui transparait à travers toutes les « réformes » qui s’accumulent dans tous les domaines est assez clair dans la tête des privilégiés. Ils veulent un monde où leurs pouvoirs et leurs privilèges perdureraient, où les inégalités en leur faveur seraient choses normales et naturelles. Ils veulent continuer de vivre, de bien vivre, de leurs rentes, des profits qu’ils continueront de tirer du travail des autres. Quand un libérateur survient, comme Juppé en 1995, comme Macron en 2017, les louanges ruissellent de tous côtés. Macron, c’est celui par qui le pays va enfin être mis aux normes néolibérales telles que demandées par la finance. Aujourd’hui, le calcul a été fait : des manifestations, des grèves, quelques insultes et noms d’oiseaux, voire quelques crachats, ce n’est pas cher payer si nous cassons définitivement les velléités de résistances, si notre emprise sur le pays est confortée et encore plus largement assurée pour demain. Ils sont d’ailleurs si convaincus de leur force qu’ils se passent de la bienveillance de nombreuses catégories sociales intermédiaires (petits commerçants, avocats, cadres et dirigeants hospitaliers, chercheurs, professeurs, universitaires, etc.). Dans un tel chamboule-tout, notre positionnement ne peut pas être que défensif ; nous devons mettre en avant notre exigence d’un monde plus juste et plus solidaire. Contre leur monde inégalitaire et de lutte de tous et toutes contre tous et toutes, nous devons formuler nos exigences de liberté, d’égalité, de fraternité et de solidarité, pour toutes et tous. Quand nous exigeons un autre partage des richesses, il nous faut viser l’argent et le temps. En gros, l’argent, c’est la contrepartie du travail créateur de « richesses », lesquelles vont être réparties entre profits, salaires et cotisations, et impôts. Et, en gros, le temps c’est l’autre richesse de la vie, la première, avec la vie elle-même. Avoir « du temps, du temps à soi, du temps pour soi, pour les autres, pour celles et ceux qu’on aime, du temps pour vivre plusieurs expériences, d’autres vies, etc. », c’est une revendication que nous devons constamment porter. C’est celle que nous portons quand nous disons que nous ne voulons pas perdre notre vie à la gagner, quand, déjà en 1968, le rituel « métro, boulot, dodo » était dénoncé. Nous devons donc faire en sorte que, dans les AG de grévistes, sur les pancartes des manifestant.es, sur les tracts, etc., soient mis en discussion les différents volets d’un autre monde, d’une autre société, d’autres rapports entre les êtres humains et entre l’humanité et le reste de la planète. Lors du plus fort des « gilets jaunes », des questions sont venues en débat, allant bien au-delà des seules questions du prix de l’essence : celles d’un autre partage des richesses, d’une démocratie plus effective, etc. Cet autre monde à vivre, c’est à nous de l’imaginer, collectivement. Car ce sera à nous aussi de le construire, de le bâtir, contre l’opposition des tenants du monde inégalitaire actuel.

Un autre monde est possible ; un autre système de retraite est possible.

Face à l’attaque menée contre le système de retraites mis en place en 1945, nous ne pouvons pas nous contenter de nous accrocher au système actuel réellement existant, car celui-ci est tout sauf parfait. Pendant les mois de conflit ouvert qui viennent de s’écouler, celles et ceux qui étaient opposés à la « réforme Macron » ont été trop souvent timides dans leurs exigences. Le mot d’ordre le plus court, et qui se croyait le plus radical, c’était « retrait de la réforme ». Soit, mais après ? On continue de faire avec l’existant « d’avant », de 2019 ? Parfois, les exigences allaient plus loin : nous voulions la suppression de toutes les contre-réformes mises en place depuis Balladur en 1993. Mais c’était laisser entendre que la situation était idyllique en matière de retraite en 1992 ; ce n’est pas le souvenir que nous pouvons en avoir. Parfois, certain.es ont formulé des propositions pour améliorer la situation (réduire quelques inégalités, hommes / femmes, pénibilité, etc.). Il s’agissait alors, en fait, d’un replâtrage du système, en remettant quelques sous dans le bastringue pour que ça marche car ça allait coûter un peu plus cher. Alors, il était proposé de faire cotiser les dividendes des actionnaires pour démontrer que tout ceci était jouable, était possible. Et les porteurs de ce genre de contre-expertise, satisfaits, souhaitaient que les grévistes s’en emparent pour en faire l’étendard de la lutte. Rarement a été mise en débat l’idée d’une Sécurité sociale unique et unifiée, sur tous les champs, dont celui de la retraite, impliquant au moins, par exemple, la remise en cause des actuels régimes de retraite complémentaire par points comme l’AGIRC et l’ARRCO.

Le constat, c’est que nos luttes n’ont pas été menées pour faire aboutir un réel projet alternatif. Et ce projet alternatif aurait dû commencer par ouvrir le premier débat, celui de la place du travail dans la vie, dans toute la vie. L’énergie déployée par les grévistes, par les manifestantes et les manifestants, a été énorme, mais peut être trop tournée contre l’attaque en cours et pas assez pour imaginer un autre monde. Tout ceci nous montre que nous avons oublié qu’en 1944, quand le Conseil national de la Résistance a esquissé son plan complet de sécurité sociale, il ne s’est pas trop interrogé pour savoir si c’était financièrement tenable, s’il y avait l’argent, etc. A l’époque, ce qui a été principalement mis en avant, c’était un projet de « vivre ensemble » enthousiasmant.  C’est certainement ce qu’il nous manque le plus aujourd’hui, une logique alternative globale. Et, en matière de retraite, notre projet doit certainement viser à l’universalité, celle déjà envisagée par le CNR et jamais atteinte. Cette universalité ne doit pas être pour autant une uniformité. Il y a des diversités et des différences qui doivent être prises en compte. Il est possible d’avoir un système universel prenant en compte, et mieux que les régimes spéciaux et particuliers ne le font, les différences objectives dans les vies professionnelles et les vies de chacune et de chacun. Avec les moyens technologiques actuels, il n’est pas compliqué pour la Sécurité sociale de demain de mémoriser la situation des personnes, notamment quand leur travail change et quand la pénibilité à redéfinir leur ouvre de nouveaux droits.

Pour une réforme juste, il faut commencer par prendre en compte la scolarité, qui commande l’âge d’entrée dans la vie active et à partir de laquelle il y aura le premier salaire, le premier revenu, la première cotisation. Un projet juste doit tenir compte de la diversité des scolarités, des statuts, des métiers, des pénibilités, des espérances de vie, des carrières brisées ou hachées, des parcours professionnels multiples qui conduisent à une multiplication des poly pensionné.es. Par ailleurs, il est habituel de dire que la retraite doit, plus ou moins, permettre aux personnes de conserver le « niveau de vie » qu’elles avaient en activité. Certes ; mais ceci veut aussi dire que celles et ceux qui avaient un niveau de vie très bas en activité (et souvent des conditions de travail difficiles, ce sont souvent les mêmes), ne connaîtront pas de rémission, et que ça va continuer pour eux, jusqu’à perpète !  Ceci oblige à réfléchir à la hiérarchie des salaires, et également à la hiérarchie de l’ensemble des revenus (en fonction de quels critères : qualifications, pénibilités, utilité sociale, rareté des performances, etc. ; ou montant des capitaux investis, situation des marchés, positionnement dans la concurrence, etc.). Il faut donc inscrire ce projet en y associant une fiscalité fortement plus progressive à l’égard des revenus.

Esquisser un système de retraite « juste », c’est aussi répondre à une multitude de questions : quelle durée pour la vie active et professionnelle et à quel âge peut-on partir en retraite ? Quel niveau de cotisation et quelle part du PIB affecter aux retraites ? A quels revenus faire appel pour asseoir les cotisations ? Quel rapport entre le revenu d’activité et la retraite pour chaque personne ? Quels rapports, dans le temps, entre l’évolution des revenus des actifs et l’évolution des revenus des retraité-e-s ?  Quelle retraite minimum et quelle retraite maximum ? Comment prendre en compte les inégalités dans la vie active, particulièrement les inégalités entre les hommes et les femmes, les inégalités de pénibilité, de fatigue et d’usure des corps et des esprits ?  Quels niveaux d’inégalités admettre entre les pensions ? Comment compenser la pénibilité de certains métiers ? Toutes ces questions, et certainement encore d’autres, devraient être mise en débat collectivement. Nous ne pouvons attendre que quelques experts, fussent-ils venus de nos rangs, nous exposent à leur tour ce qui serait bien pour nous.

CONCLUSION ?

Le gouvernement a pris l’offensive dans la lutte des classes. C’est lui qui ouvre de nouveaux fronts et chaque « réforme » veut être un nouveau bastion conquis. Des attaques identiques, convergentes, parallèles, sont menées par les classes dirigeantes dans plein d’autres pays sur la planète. Et ceci provoque des résistances et des révoltes sociales et souvent politiques, pour plus de justice, plus de libertés, plus de démocratie, aussi dans nombre de pays. Nous constatons que les détenteurs des capitaux sont aujourd’hui dominateurs et sûrs d’eux, ce qui se traduit par leurs multiples initiatives. Mais les résistances s’organisent également. Même aux États-Unis, au cœur de l’impérialisme dominant, là où sont implantées les plus grosses multinationales, là où sont les GAFAM, là où sont les plus grosses banques, la bataille idéologique entre les tenants d’un libéralisme prédateur et les porteurs d’une société humaine et vivable connaît de nouveaux développements encourageants. Nous savons que toutes ces luttes sont liées, qu’elles se nourrissent et s’enrichissent les unes les autres. Et nous savons aussi que ceux d’en face ne se laisseront pas faire. En France, nous les avons déjà vu agir lors du mouvement des Gilets jaunes, avec la multiplication des violences à l’égard des manifestantes et des manifestants. Au plus fort des manifestations contre la réforme des retraites, nous avons encore vu comment la police a été utilisée pour terroriser les manifestants et dissuader le plus grand nombre de venir aux manifestations. Nous avons même entendu un ancien ministre de l’Éducation nationale, en janvier 2019, au moment des manifestations des gilets jaunes, préconiser « qu’on donne les moyens aux policiers de mettre fin à ces violences… qu’ils se servent de leurs armes une bonne fois. »  Comme en Syrie, que le gouvernement tire sur son peuple ! Et ce monsieur, ce « philosophe », continue d’être invité sur les plateaux de télévision pour philosopher ! A côté des violences policières, nous savons aussi qu’ils pourront user et abuser de toutes les violences sociales. Le peuple grec, pour avoir voulu remettre très légèrement en cause la suprématie de la finance, en demandant seulement une augmentation des retraites, par exemple, a vu toute la finance lui tomber dessus, et toutes les institutions internationales et européennes, et tous les gouvernements des Etats membres de l’UE.

Le peuple français sait tout ceci. Et il est vraisemblable que beaucoup de personnes se posent ces questions avant de s’engager concrètement dans une lutte, sachant que, pour espérer gagner, il nous faudra être nombreux, très nombreux. Il y a donc une unité à construire, une unité de toutes les victimes du système dominant actuel. Ceci ne s’improvise pas ; ça se prépare, ça se construit, avant l’affrontement. Nous avons une opportunité du fait que les libéraux, profitant de leurs avantages actuels (liberté de circulation des capitaux et primauté de la concurrence), attaquent de tous les côtés et multiplient les « réformes » qui font à chaque fois de nouvelles couches de personnes au pire mécontentes, au mieux rebelles et révoltées. En ce sens, le mouvement social sur les retraites peut être analysé comme le maillon d’une chaîne contestataire qui s’accumule dans le temps. Il est possible que se dessine la possibilité d’un rassemblement populaire majoritaire contenant l’écrasante majorité du salariat, mais aussi des couches sociales dépendantes des grands groupes financiers et des grandes entreprises donneuses d’ordres. Ensuite, il s’agira de faciliter la cristallisation des luttes, tous ensemble et en même temps. Et nous constatons aussi que les conflits actuels, particulièrement celui des Gilets jaunes, témoignent d’approches « transgressives » de la lutte sociale, lesquelles sont plus à même de faire trembler l’ordre dominant et de le contraindre à reculer. C’est probablement par un autre projet de société qu’il sera possible de fédérer toutes celles et tous ceux qui veulent d’un autre monde que celui qui leur est actuellement imposé. C’est dire que notre « autre système de retraite » doit être cohérent avec un autre partage du temps de travail, un autre partage des richesses, une autre gestion de l’espace et du temps, d’autres rapports entre les humains et d’autres rapports à la planète, etc.  Nous savons que l’histoire n’est jamais terminée, car l’aspiration à la justice, la liberté et la démocratie est toujours portée, ici et ailleurs. Et nous savons qu’un jour, nous écrirons l’histoire.


[1] Système bismarckien : du nom du chancelier allemand Otto von Bismarck qui a mis en œuvre en Allemagne un système de protection sociale contre les risques maladie (1883), contre les accidents du travail (1884), et pour la vieillesse et l’invalidité (1889). Ce système repose sur des cotisations sociales obligatoires basées sur les salaires (et donc proportionnelles aux salaires et pas proportionnelles aux risques). Ce système est dit assurantiel.

Système beveridgien : du nom de l’économiste britannique William Beveridge qui, en 1942, a rédigé un rapport sur un système d’assurance maladie universel (toute la population) basé sur l’impôt. Ce système est dit assistanciel.

Gérard Gourguechon
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Gérard Gourguechon

ex-secrétaire général du Syndicat National Unifié des Impôts (SNUI, aujourd’hui Solidaires Finances publiques), a été porte-parole de l’Union syndicale Solidaires jusqu’à son départ en retraite, en 2001. Il est aujourd’hui responsable de l’Union Nationale Interprofessionnelle des Retraité-es Solidaires (UNIRS).