1995 Victoire, défaite, perspectives…

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Ce document est issu d’un bulletin syndical, Le fer peinard, édité par le syndicat des travailleurs et travailleuses du rail de la région SNCF Paris-Sud-Est CFDT (puis SUD-Rail à partir de fin janvier 1996). L’article évoque le mouvement à la SNCF ; des réflexions sur l’auto-organisation, la démocratie, l’unité ; le souci de l’interprofessionnel ; la nécessité de sortir du carcan de la politique institutionnelle ; les conditions de reprise du travail, qui expliquent sans doute, en partie, le sentiment positif autour du souvenir de « 1995 » ; le « syndicalisme de l’an 2000 », avec bien des perspectives encore d’actualité aujourd’hui… Précisons que ce journal était adressé, chaque mois, au domicile de chaque adhérent.e du syndicat (environ 900 personnes), diffusé dans les différents services ferroviaires de la région (de Paris Gare de Lyon à Sens, Auxerre, Montargis, en passant par Villeneuve, Corbeil, Melun…), soit un tirage de 6 000 exemplaires. Il était également envoyé aux autres syndicats CFDT Cheminots et de la « gauche CFDT », dans le cadre d’échanges horizontaux contribuant à enrichir les réflexions de tous et toutes.

Le début du mouvement s’est articulé autour de deux dates : le vendredi 24 novembre, une grève unitaire dans le secteur public et le mardi 28 novembre une journée d’action interprofessionnelle lancée par FO pour défendre la Sécu. Sans parler de la confédération CFDT qui a publiquement soutenu le plan Juppé dès sa présentation, les réactions de nombre de structures syndicales ne sont pas à la hauteur : FO met en avant sa date du 28 ; la confédération et les fédérations CGT appellent au dernier moment au 28 en plus du 24, mais sous forme de deux grèves de 24 heures successives. Quelques collectifs syndicaux CFDT appellent à rompre avec ces jeux mortifères et lancent un appel à la grève reconductible, en assemblées générales, à partir du jeudi 24, avec le mardi 28 en perspective, travaillant pour que la dynamique ainsi créée dépasse ces dates. La manifestation nationale pour les droits des femmes, préparée de longue date par de très nombreuses organisations, pour le samedi 25 novembre sera une réussite et contribuera aussi à mettre en place cette ambiance propice à un mouvement de masse dans la durée. Il en est de même de l’ébullition qui touchait les universités depuis mi-octobre.

« Refus de la remise en cause des régimes de retraite et de prévoyance de la SNCF, rejet du contrat de plan entre l’Etat et la SNCF, qui entérinait la désertification d’une grande partie du territoire et des milliers de suppressions d’emplois : voilà les deux points qui étaient au cœur de la lutte que les cheminots et cheminotes ont mené durant trois semaines et demie. Le service public, la protection sociale : deux thèmes qui renvoient directement à des enjeux de société forts. C’est un des aspects essentiels de ce conflit : loin des questions catégorielles, c’est bien de choix de société dont il s’agissait. Et ces questions étaient traitées comme telles dans les assemblées générales.

Au-delà du traditionnel (et néanmoins fondé) « de l’argent, il y en a ; il suffit de le prendre où il faut », nombre de discussions se concluaient sur le fait que le plus important était ailleurs : à la fin du 20ème siècle, comment concevoir qu’on discute du droit au transport, du droit à la santé, en termes de rentabilité ! Oui, ce mouvement, pas seulement celui des cheminots et cheminotes mais l’ensemble des luttes de la fin 1995, portait en lui le germe d’une remise en cause de la société dite libérale, celle du profit pour quelques un.es sur le dos de la masse. Bref, sans envolée lyrique, on peut dire qu’il s’agit d’une remise en cause, de fait, du système capitaliste.

UNE PARTICIPATION IMPORTANTE

Jamais, à la SNCF, on n’a connu un pourcentage de grévistes aussi important sur une longue période. Alors qu’en 1986/87 [1], la grève fut perçue, de l’extérieur, comme celle des « roulants » (même si ce n’était pas le cas, d’autres catégories étant fortement mobilisées), en 1995 toutes les fonctions étaient en lutte : roulants (agents de conduite mais aussi contrôleurs) ; sédentaires (agents commerciaux, des ateliers, de la voie, du service électrique, du SERNAM, mais aussi administratifs en nombre plus important que d’habitude) ; exécution, mais aussi agents de maîtrise, voire cadres [2], dans des proportions plus réduites, certes, mais supérieures aux actions précédentes.

LES SYNDICATS MÈNENT L’ACTION

Dès les premiers jours, le mouvement s’est naturellement, pourrait-on dire, structurer en assemblées générales. C’est un acquis important. Le travail de toute une frange « radicale » de syndicalistes, actifs et actives à la SNCF depuis des années, y est pour beaucoup. Quasiment partout, ces A.G. ont été animées, de bout en bout par des militants et militantes des syndicats. Et ceci n’a fait l’objet d’aucune remise en cause. Une partie des animateurs et animatrices non syndiqué.es du mouvement de 1986/87 sont devenus militant.e.s syndicaux entre temps. L’autre explication, c’est que les syndicats, globalement, ont évolué dans leur pratique depuis 1986. De plus, les revendications au centre du mouvement correspondaient à des thèmes sur lesquels plusieurs fédérations syndicales faisaient campagne depuis des mois, voire des années.

UNE UNITÉ SYNDICALE FORTE

L’unanimité syndicale de la journée de démarrage (le 24 novembre) a pesé d’un grand poids, conférant une énorme légitimité au mouvement. Jamais il n’y a eu, au niveau national, une animation intersyndicale formelle de l’action ; un peu plus sur le plan régional ou local, mais ce ne fut pas la règle. Par contre, la pression exercée par les assemblées générales quotidiennes a obligé tous les syndicats à jouer le jeu, jusqu’au bout ou presque. La fédération FMC [3] se remit dans le mouvement qu’elle avait voulu quitter. Une partie des délégués FGAAC [4] désavouèrent leur fédération, lors de son appel prématuré à la reprise. La fédération CGT a connu quelques soucis avec certaines équipes, à la suite de son appel à « changer les formes de l’action ».

RADICALISATION DANS L’ACTION

Il y a eu un fort mouvement de réappropriation des locaux de travail par les grévistes. Souvent, direction locale et non-grévistes furent mis sur la touche, ne pouvant accéder aux services. Des endroits stratégiques (commandes du personnel pour les roulants, postes d’aiguillage, guichets, etc.) furent occupés dès les premiers jours.

UN MOUVEMENT QUI S’ORGANISE A LA BASE

Fait nouveau à cette échelle, les liens directs entre salarié.es de secteurs différents se sont multipliés. Piquets de grève communs, délégations réciproques dans les A.G., départs ensemble pour les manifestations, étaient devenus pratique courante entre cheminot.e.s, postier.e.s, enseignant.e.s, étudiant.e.s …

LA QUESTION DE L’EXTENSION

Dès le début, les cheminots et cheminotes vécurent le mouvement comme une lutte ouverte à d’autres. Le contrat de plan posait les questions du service public, de la lutte pour l’emploi ou encore de l’aménagement du territoire. La défense des retraites et de la protection sociale mettait en exergue le refus de la régression sociale dans un pays qui s’enrichit. Jamais, l’extension du mouvement ne fut conçue comme un risque, bien au contraire. La situation était différente de bien des luttes antérieures, durant lesquelles nombre de cheminots et cheminotes rejetait cette notion d’extension, car elle représentait, à leurs yeux, la perte de tout contrôle sur leur mouvement et un risque (réel) de récupération par les appareils syndicaux et politiques. Cette fois, tout en maintenant le cap sur leurs revendications, les grévistes comprenaient qu’un élargissement à d’autres secteurs pouvait être bénéfique. D’où les nombreux contacts directs entre grévistes, dans les localités, les quartiers.

LES RESPONSABILITÉS DES APPAREILS SYNDICAUX

La confédération CFDT fut totalement absente du mouvement, qui mit tout de même des centaines de milliers de travailleurs et travailleuses en grève, des millions de personnes dans les rues. La confédération CFDT a fait le choix d’être le pôle libéral du mouvement syndical français, et elle s’y tient !

FO a réagi violemment, … surtout à cause de la perte de contrôle sur la gestion des Caisses d’assurance maladie, des conséquences en terme financier et de nombre de permanent.e.s.

La CGT a collé au mouvement, redorant une image ternie par des dizaines d’années d’asservissement au PCF et de sectarisme.

Même si, sur le terrain et notamment à la SNCF, les équipes CFDT étaient largement présentes, et souvent à l’initiative, il est indéniable que FO et CGT sortent renforcées de ces trois semaines et demie de lutte … grâce à l’équipe Notat [5] ! Pourtant, malgré les discours, les appels médiatiques, ni FO, ni CGT, n’ont fait le nécessaire pour étendre réellement le mouvement. FO est bien implantée à Air France ou au Crédit lyonnais par exemple ; ces deux entreprises n’ont pas croulé sous les jours de grève dans la période. La CGT a encore quelques troupes prêtes à partir sur ordre de Montreuil : les Communaux, le Livre, par exemple. Ce furent des forces d’appoint importantes pour les cortèges CGT dans les manifestations ; on ne leur demanda pas plus. La radicalisation de Thibault et Blondel [6] est essentiellement dans le discours ; dans les faits, ils ont agi pour garder le mouvement dans des limites qu’ils considéraient « raisonnables ». Et ce jeu médiatique, ils l’ont continué jusqu’au bout. Pour preuve, les dernières manifestations, organisées le mardi 19 décembre … à 17h30 … soit quatre jours après l’appel à la reprise de la fédération CGT des cheminots … et deux jours avant le « sommet social » du 21, jour où ni FO, ni CGT, n’organisèrent la moindre action.

L’ALTERNATIVE

C’est sans doute l’absence d’alternance possible au plan de la politique institutionnelle qui a poussé la CGT à ne pas rechercher une réelle extension du mouvement. Même en cas de crise importante, le PCF n’était pas en capacité d’arriver au pouvoir, pas même « la gauche » plus largement. Ce constat, nous ne pouvons que le partager, même si nous n’en tirons pas les mêmes conclusions, même s’il ne guide pas notre activité. Les partis de gauche ne sont pas en mesure, à ce jour, de prétendre à l’alternance au pouvoir. Quand ils ont gouverné, ils se sont soumis au libéralisme [7]. Cette situation est à l’origine de la démobilisation, de l’apathie sociale, et fait le lit du « lepénisme », germant sur le terreau des frustrations qu’elle engendre. D’une certaine manière, le mouvement des cheminots et cheminotes a cassé cette mécanique, en prouvant qu’on peut gagner dans ce contexte politique, même si c’est défensivement.

Un mouvement social traçant la voie d’une autre société, sachant marquer des victoires, même limitées, c’est ce que cette grève peut signifier. Le risque serait d’enfermer les luttes dans une vision corporatiste. La réussite de cette grève, c’est aussi la force collective dont se sont senti.es investi.es les grévistes durant trois semaines et demie. Une force qu’ils et elles ont su conserver jusqu’à la reprise, et sous des formes diverses : les un.es en prolongeant le mouvement de plusieurs jours, pour faire céder les directions locales, soit des revendications spécifiques d’avant-conflit, soit sur les conditions de reprise ; les autres par quelques initiatives fortes en fin de grève et à la reprise, destinées à bien faire comprendre à l’encadrement « qu’on avait gagné » … sans eux, même contre eux parfois, et qu’il n’était pas question de l’oublier !

CE N’EST QU’UN DÉBUT…

Dynamiques, offensifs et offensives, les cheminots et cheminotes le sont encore à l’issue de ce conflit. Les conditions dans lesquelles se sont déroulées les négociations locales ou régionales pour l’application des engagements ministériels, sous la pression directe de la base, le prouvent.

Tout ne s’est pas figé fin décembre ; les reculs imposés aux pouvoirs publics et aux patrons seront, bien sûr, remis en cause, tôt ou tard. C’est la logique même du fonctionnement de cette société, fondée sur une lutte incessante opposant le camp des exploiteurs à celles et ceux qui veulent s’émanciper de cette exploitation. Garder nos acquis, s’organiser pour en arracher d’autres, continuer les campagnes d’informations développant une lecture critique de fond des orientations libérales, mettre en avant des revendications unifiantes qui amènent à une remise en cause du système, voilà nos tâches pour l’avenir.

EXTRAIT DU JOURNAL DE LA FÉDÉRATION SUD PTT, 15 JANVIER 1996
Des modifications en profondeur
D’ores et déjà, on peut dégager quelques modifications en profondeur, par rapport à la situation sociale qui a précédé cette déflagration :
La reprise de confiance des salarié.es quant à leur propre capacité collective de mobilisation pour peser sur la situation politique « tous ensemble, tous ensemble ! »
La possibilité, par la grève, de remettre en cause, voire de mettre en échec – et cela en accord avec une majorité de la population – des décisions présentées par la grande majorité du monde politique (les élites ?) comme inéluctables.
La nécessité de renforcer la défense des intérêts collectifs (Sécurité sociale, mais aussi l’ensemble des services publics) contre la menace de leur déréglementation et de leur privatisation au seul profit des appétits du privé.
Enfin, une clarification nette à l’intérieur du mouvement syndical (voir l’attitude et l’isolement de la CFDT), avec toutes les modifications que cela ne manquera pas d’entraîner.
Des résultats non négligeables…
Même si la plus grande partie du plan Juppé reste en l’état, la mobilisation a permis de faire reculer un pouvoir arrogant.
La mobilisation exemplaire des deux secteurs en lutte dès fin novembre, les étudiant.es et les cheminot.es, a permis des résultats importants dans ces deux milieux : déblocage de deux milliards de francs pour les universités, au lieu des 400 millions prévus dans un premier temps et retrait du contrat de plan à la SNCF. Il est indéniable que l’élargissement spectaculaire à la quasi-totalité du secteur public (PTT, EDF-GDF, Éducation nationale, Impôts,…) n’y est pas totalement étranger. L’abandon du projet de modification des régimes spéciaux de retraite (passage de 37,5 à 40 annuités pour bénéficier d’une retraite à taux plein, modification de la référence des 6 derniers mois d’activité pour le calcul du montant de la pension, création d’une caisse spécifique pour les fonctionnaires) représente déjà, à lui seul, un acquis indéniable de cette lutte [11] quand on connaît les effets de telles mesures.
… qui doivent en appeler d’autres
Cette victoire a aussi ses limites. Outre que les autres mesures du plan Juppé sont restées intactes, le fait que nous n’ayons pu faire abroger les mesures prises en 1993 pour les retraites des salarié.es du privé, ne peut nous satisfaire. La caricature qu’a représentée le sommet social, en ne répondant en rien aux revendications posées durant (…) décembre (Sécurité sociale, retraite, emploi, service public, pouvoir d’achat, etc.) ne peut que nous amener à reprendre le slogan phare de cette grande mobilisation : tous ensemble, tous ensemble, il faut continuer !

CONTINUONS LE COMBAT !

Cela nécessite un outil syndical qui réponde à nos besoins. Au fil des ans, nous en avons construit un, notre syndicat CFDT régional des travailleurs et travailleuses du rail de Paris Sud Est. CFDT, parce que notre syndicalisme repose sur une dimension interprofessionnelle, parce que la CFDT, par ses priorités revendicatives, son fonctionnement démocratique, sa recherche d’une société plus juste, son ouverture vers d’autres mouvements, correspondait à notre combat. Certes, nous avons connu des moments difficiles, des débats internes durs ; mais toujours, nous avons considéré que notre place restait dans cette confédération CFDT, la seule qui permettait cette richesse et des diversités en son sein.

La situation a évolué. En cette fin d’année 1995, la violence de l’expression antigrève de la confédération CFDT, en opposition au mouvement social, a atteint un niveau sans précédent : soutien au plan Juppé ; caricature de notre mouvement, présenté comme opposé à toute réforme ; revendication d’un service minimum ; appel à cesser la grève ; mesures répressives internes à l’encontre de structures syndicales en lutte … Nous avons tout eu ! Le résultat est là : 80 militants et militantes de notre région ont, d’ores et déjà, fait savoir qu’ils et elles ne seraient pas candidat.es sous l’étiquette CFDT lors des prochaines élections professionnelles de mars 1996, si la direction confédérale actuelle n’est pas virée. Beaucoup d’autres se joignent à cette démarche et le phénomène se retrouve sur bien d’autres régions.

Cette bataille pour un revirement confédéral, nous la mènerons. Notre syndicat en a mené bien d’autres. De l’organisation d’un « forum des syndicats » au sein du congrès confédéral de 1982 au dépôt de l’amendement qui a abouti au refus du quitus à l’équipe sortante en 1995, nous avons toujours participé activement aux congrès confédéraux. Depuis un fameux congrès à Loctudy en 1980 jusqu’à aujourd’hui, sans relâche, nous avons contribué à construire une Fédération générale des transports et de l’équipement (FGTE) et une Branche cheminots fortes, clairement ancrées dans le camp du syndicalisme d’action, et reposant sur des équipes de base maitresses des enjeux. Selon nos moyens, nous avons tenté de maintenir les outils indispensables que sont les Unions syndicales interprofessionnelles, à travers l’Union départementale du Val-de-Marne. Après le congrès confédéral, en avril 1995, nous avons proposé aux équipes syndicales CFDT proches de nous, de matérialiser, en interne comme vis-à-vis des salarié.es l’existence de deux CFDT : celle de l’appareil confédéral et de ses satellites d’une part ; celle des syndicats d’autre part. Nous n’avons pas été suivis. Des considérations tactiques ont été opposées : « il ne fallait pas se couper de grosses fédérations qui allaient bientôt nous aider à faire bouger la confédération ». Dans notre syndicat, nous n’avons jamais été partisan.es de cacher nos positions, en espérant ainsi les faire progresser ! Aux manœuvres internes, nous préférons le débat.

Constatant les divergences importantes, dès le 14 décembre, nous demandions la tenue d’une assemblée générale des syndicats cheminots CFDT, début janvier, afin d’exiger un Conseil national confédéral dont le mandat serait de retirer le secrétariat général à Nicole Notat et d’organiser un congrès confédéral extraordinaire fin janvier. C’est l’objectif que nous nous sommes fixé.es, ensemble, lors de notre Conseil syndical régional du 20 décembre. Notre choix entre le maintien, le développement de notre pratique syndicale et une bataille d’appareils coupés du terrain est vite fait. Notre priorité, répétons-le, est de sauver l’outil syndical, performant, que nous avons construit. Si nous ne pouvons plus l faire à travers la CFDT, nous ferons autrement. Ce n’est pas de gaîté de cœur, surtout pour ceux et celles qui y ont consacré une part importante de leur temps durant 10, 15, 20 … ou 30 ans !

C’est dans la ligne des orientations que nous avions définies lors du congrès de notre syndicat, en octobre 1994, que nous continuerons le combat : « Le syndicalisme catégoriel (FMC, FGAAC) qui, par définition, ne peut prendre en compte les problèmes de société, ne nous convient pas. Le syndicalisme qui oscille entre la collaboration de classe ouvertement revendiquée et l’inféodation à des partis politiques (CFTC, FO), n’est pas le nôtre. Le syndicalisme qui, derrière un discours « pur et dur » révèle des pratiques sectaires, populistes, voire de collusion avec la direction (manutention et nettoyage ferroviaire, personnels des Comités d’établissement), comme le fait la CGT, ne nous attire pas. Il faut compter avec des forces nouvelles (SUD PTT par exemple), que nous retrouvons dans les luttes interprofessionnelles » ;

Le mouvement que nous venons de vivre, et de faire vivre, va accélérer les recompositions syndicales ; le paysage syndical français va se modifier, nul n’en doute. Le prochain congrès confédéral de FO risque de marquer une étape décisive vers l’éclatement de cette organisation, tiraillée entre les fractions RPR et trotskystes qui la dirigent. Le récent congrès confédéral CGT a traduit les limites de son évolution. Les quelques opposant.es à la ligne majoritaire qui existaient encore dans les instances dirigeantes « n’ont pas été sollicité.es pour un nouveau mandat », comme on dit dans un langage qui fleure bon le stalinisme. Quant à la CFDT, l’attitude de la direction confédérale en novembre décembre dénote une évolution qui, sauf revirement de situation à très court terme (démission de Notat ; congrès extraordinaire) ne permet plus d’y pratiquer le syndicalisme que nous mettons en œuvre depuis des années.

Il nous faut reconstruire. Nous le ferons, pas en créant un syndicat de plus « à la SNCF », sans autres perspectives. L’aspect interprofessionnel, le lien avec le secteur privé, sont parties intégrantes de notre démarche. D’autres forces syndicales, aujourd’hui incontournables dans leur secteur d’activité (SUD aux PTT, le SNUI aux impôts, la Confédération paysanne dans l’agriculture…) agissent dans un esprit similaire. Ce sont, avec les secteurs « oppositionnels » de la CFDT, les syndicats que nous retrouvons à nos côtés, dans les luttes, les manifestations, le mouvement social (AC !, DAL, etc.)

TROUVER LES VOIES DU SYNDICALISME DE L’AN 2000

Depuis des années, nous vivons dans un monde de régression sociale. Détruite par le chômage, notre société se délite ; la moitié du monde du travail vit dans la misère ou sa menace ; l’autre moitié, est sommée d’en supporter les coûts. Les portes de l’espoir sont solidement fermées à clef, par le discours libéral d’une politique monétariste à laquelle tout le monde politique s’est soumis. Et pourtant, jamais l’économie n’a produit autant de richesses ! En 10 ans, la France s’est enrichie de 25%. A qui fera-t-on croire qu’on ne peut plus se payer une santé, des transports ou des écoles ?

Mais, si les politiques ne proposent aucune alternative, le syndicalisme a aussi été, trop longtemps, à côté de la plaque.

  • Si l’organisation des chômeurs, des chômeuses et des exclu.es est difficile, elle n’est pas impossible : Le DAL, AC ! ou l’APEIS le montrent et mettent ainsi en évidence la carence syndicale et donc la nécessité d’agir ensemble, de réfléchir sur le long terme aux places respectives des un.es et des autres.
  • Si la lutte des cheminots et cheminotes a servi de point d’appui pour un refus de la mise en cause des retraites et pour une dénonciation des mesures de régression sur la Sécu, cela ne met que plus en évidence la carence de toutes les confédérations qui ont laissé passer, sans réagir, le passage à 40 annuités pour le privé [8]. La mutinerie pacifique, mais déterminée, qui a occupé de nombreuses rues et des villes entières, indique le potentiel de luttes interprofessionnelles que le syndicalisme n’avait pas su organiser.
  • Fin 95, la jeunesse réclamait les moyens pour une démocratie scolaire et fusionnait avec les cortèges de grévistes. Elle attend autre chose que des numéros de publicistes branchés vantant l’individualisme antisocial, pigmenté de quelques humanitaires bonnes œuvres. Mais quel syndicalisme sait conjuguer espoir et solidarité ?
  • Les cheminotes et cheminots ont victorieusement refusé, en France, un recul social majeur sur la retraite et la protection sociale, et le contrat de plan d’avant l’éclatement-privatisation. Au moment où les cheminot.es belges lancent des grèves sur des thèmes voisins ; après qu’en Grande-Bretagne, Allemagne, Italie, Espagne, les mêmes logiques libérales aient été imposées, et parfois négociées, la multitude des signes de réveil chez nos collègues en dit long, là aussi, sur les carences d’un syndicalisme international qui n’a su proposer aucune mobilisation commune, depuis notre première « eurogrève » de novembre 1992.
  • Confronté.es à une mondialisation qui ouvre grand les portes du dumping social, source de chômage et de tensions, nous assistons, impuissant.es, au développement du populisme et de la xénophobie. Comment pourrait-il en être autrement, quand le syndicalisme ne réussit à proposer aucune forme de résistance donnant du corps à un internationalisme, dont il laisse le monopole de l’initiative à des institutions technocratiques mondiales ou européennes (FMI, CEE, …) et à leurs bras armés (Casques bleus, OTAN, …) ?

Le mouvement de décembre 1995 ne sonne pas « des lendemains qui chantent » mais, au moins, déchire-t-il le voile. Les divisions entre organisations, les batailles internes aux confédérations ont, certes, leurs raisons d’être dans un système démocratique ; mais elles doivent cesser de nous paralyser. Le meilleur moyen de redonner l’espoir, c’est de faire revivre la confrontation sociale, en pratiquant sans complexe notre syndicalisme.

La société étouffe sous le capitalisme ; les confédérations d’aujourd’hui fonctionnent comme des institutions chargées de neutraliser les bonnes volontés et les élans de révolte. Chacune occupe son créneau, sans être un outil de cette transformation nécessaire. Le syndicalisme de l’an 2000 doit réveiller tout ça. Des milliers de femmes et d’hommes l’ont dit par la grève et dans la rue. Des millions d’autres ont, soudain, mieux respiré. Cet espoir, nous espérons que la CFDT saura se ressaisir et s’en faire l’outil, comme elle a su l’être par le passé. Nous appelons à un congrès extraordinaire, pour ne plus voir notre confédération aussi déphasée et contre le mouvement. Tous les syndicalistes sont interpellé.es, car c’est bien dans le champ de la lutte sociale qu’est revenu l’espoir. Dans toutes les organisations, il y a des militant.es qui en ont pris conscience. Avec eux et elles aussi, nous comptons bâtir l’avenir ; bien sûr, dans cette situation, les rythmes des uns, des unes et des autres seront différents ; il faudra en tenir compte.

Demain ne sera plus comme avant ; décembre 95 doit marquer un changement dans le monde syndical ! Le syndicalisme de l’an 2000 doit être plus rassembleur, plus ambitieux, plus offensif, plus unitaire, démocratique et solidaire ; il peut l’être, si nous savons consacrer plus de temps à mettre en œuvre notre action syndicale qu’à nous déchirer dans des querelles de chapelles ou des luttes intestines. Le syndicalisme de l’an 2000 doit être une confédération de type nouveau. Il faut innover, en permettant une véritable prise en charge des revendications et solidarités interprofessionnelles, en dépassant le simple formalisme d’un logo commun. Il faut modifier le fonctionnement (limitation des mandats, rôle du permanent, droit d’expression, révocabilité, …) pour une vraie démocratie, vivante et proche des équipes.

Nous avons pris le 4 janvier [1996] l’initiative de rencontrer, dans un premier temps, les organisations syndicales regroupées dans le « Groupe des 10 » [9] afin de :

  • Débattre de leur démarche vis-à-vis de la syndicalisation dans le privé, d’étudier les convergences d’actions possibles sur la défense du service public ou contre les exclusions.
  • Coordonner le soutien juridique aux salarié.es et, ainsi, poser ensemble la question du dépassement des divisions.

Nous poursuivrons nos contacts en direction des membres CGT du réseau RESSY [10].

Dans le cadre de la négociation du futur contrat de plan, nous engageons une démarche de mobilisation sur les services publics, ouverte – au-delà des syndicalistes directement concerné.es- au monde rural, aux associations de lutte contre l’exclusion et aux usager.es de ces services. Nous appelons à l’organisation d’une rencontre internationale des organisations de cheminot.es, pour le 1er mai, à Paris. A nos jeunes camarades scolarié.es, nous proposons de participer aux campagnes sur le service public, l’organisation d’actions de solidarité internationale et des initiatives d’agitation culturelle (théâtre, vidéo, musique). A nos camarades chômeurs, chômeuses et précaires, nous proposons s’agit ensemble et d’assurer, avec elles et eux, leur représentation dans les instances qui débattent de leur sort.


[1] Voir « La grève des cheminots 1986/87 vue de l’agglomération rouennaise ; une expérience d’auto-organisation », Jacques Hais, Les utopiques n°3, septembre 2016 ; « La grève des cheminots 1986/87 à Paris Gare de Lyon : le bilan de la section syndicale CFDT en janvier 1987 », Christian Mahieux, Les utopiques n°3, septembre 2016.

[2] Ce découpage correspond à celui des trois collèges des élections professionnelles ; il est aussi présent dans de nombreuses conventions collectives (et, pour la SNCF, dans le Statut).

[3] La Fédération maîtrise et cadres des chemins de fer fait partie des organisations fondatrices de l’UNSA en 1993. En 1998, elle s’ouvre au personnel d’exécution et deviendra ce qui est aujourd’hui l’UNSA Ferroviaire.

[4] La Fédération générale autonome des agents de conduite est une organisation catégorielle. Depuis 2009, elle s’est affiliée à la CFDT dont elle est le syndicat national professionnel des conducteurs de trains.

[5] Nicole Notat était la secrétaire générale de la confédération CFDT, réélue lors d’un congrès tenu à Montpellier quelques mois plus tôt (malgré un vote majoritairement défavorable sur le quitus à l’équipe sortante et après qu’il ait fallu refaire le vote pour que son élection soit validée…)

[6] Bernard Thibault et Marc Blondel étaient alors secrétaires généraux, respectivement, de la CGT et de FO.

[7] Un an et demi plus tard, après la dissolution de l’Assemblée nationale décidée par Chirac, les partis de gauche revenaient au pouvoir (PS, PCF, Verts ; gouvernement Jospin de 1997 à 2002, avec des ministres et secrétaires d’état comme Aubry, Gayssot, Mélenchon, Voynet, Royal, Buffet, etc.) … sans remettre en cause le libéralisme.

[8] Mesure du gouvernement Chirac-Balladur en 1993.

[9] Le Groupe des 10 s’est constitué en 1981, sur l’initiative notamment du Syndicat national unifié des impôts (SNUI, devenu aujourd’hui Solidaires Finances publiques). En 1995, le « G10 » comprend … 18 organisations : plusieurs le quitteront ensuite, mais on y retrouve des membres fondateurs comme le SNUI et le Syndicat national des journalistes (SNJ) ; et aussi SUD PTT, CRC Santé Sociaux, SUD CAM, le SNUDDI (futur Solidaires aux Douanes), le SPASET (futur SUD Trésor, qui fusionnera dans Solidaires Finances publiques), ou encore le SNPIT (issu du syndicat Air-Inter exclu de la CFDT en 1984, qui sera à l’origine de Sud aérien en 1997). Renforcé par l’arrivée de plusieurs organisations à partir de 1996, le G10 deviendra G10-Solidaires en 1998, puis l’Union syndicale Solidaires en 2004.

[10] A propos de RESSY, et plus généralement du contexte syndical (création de SUD PTT, opposition CFDT, etc.) : « Au début de 1989, les deux organisations SUD PTT et CrC Santé Sociaux, accusées de semer la division syndicale, sont marginales mais non isolées. Elles gardent d’ailleurs des liens avec leurs camarades de la CFDT dans d’autres secteurs professionnels qui n’ont pas été exclus ; un comité de soutien aux exclu(e)s a d’ailleurs été mis en place par des syndicats CFDT, son siège est celui des Cheminot(e)s CFDT de la gare de Lyon qui mettent leurs locaux à disposition de SUD PTT dès sa création. Des réseaux intersyndicaux comme celui constitué autour des revues « Résister » et « Collectif » ou de l’association RESSY (recherche, Société, Syndicalisme) vont permettre la rencontre, l’échange, et la réflexion de chercheurs et syndicalistes : on y retrouve des CGT « critiques », des opposant(e)s à la ligne confédérale de la CFDT, des minoritaires de la FEN responsables de la future FSU et des membres du Groupe des dix », page 14 du livre Solidaires, un autre syndicalisme, Editions Prospero, 2012.

[11] De nouveau remis en cause en 2003, pour le personnel statutaire de la SNCF ces acquis dureront globalement jusqu’aux contre-réformes de 2007 et 2010. Voir à ce sujet la fin de l’article de Georges Ribeill, dans ce numéro.

Christian Mahieux
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Christian Mahieux

cheminot à la Gare de Lyon de 1976 à 2003, a été notamment secrétaire de la fédération SUD-Rail de 1999 à 2009, secrétaire national de l’Union syndicale Solidaires de 2008 à 2014. Il est aujourd’hui membre de SUD-Rail et de l’Union interprofessionnelle Solidaires Val-de-Marne. Il participe à l’animation du Réseau syndical international de solidarité et de luttes, ainsi qu’au collectif Se fédérer pour l’émancipation et à Cerises la coopérative. Il a été objecteur-insoumis au Service national, membre du mouvement d’objection collective des années 1970/80.