Contester dans l’Armée

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Comités de soldats, antimilitarisme et syndicalisme dans les années 70 : en avril 1974, 100 appelés signent publiquement un appel revendiquant de nouveaux droits pour les soldats, une meilleure solde ou la gratuité des transports par exemple, mais aussi des réformes démocratiques de l’institution militaire. De cet appel, rapidement rejoint par des milliers d’appelés, allait naître le mouvement des comités de soldats. Fin 1975, deux de ces comités se constituent en sections syndicales CFDT. L’État va alors frapper fort…

Au delà du climat propice à la contestation des années 68, l’extension du champ de la lutte sociale à la « question militaire » ne vient pas de nulle part dans cette première moitié des années 1970. Deux luttes emblématiques ont marqué le retour de l’antimilitarisme sur le devant de la scène. Celle du Larzac, à l’été 1973, où le combat contre l’extension du camp militaire au détriment des exploitations paysannes devient une lutte nationale d’ampleur. Et le mouvement des lycéens contre la Loi Debré au printemps 1973 : ce projet de loi qui vise à abroger les sursis au service militaire pour les jeunes scolarisés se heurte à une mobilisation massive et dynamique de la jeunesse, qui descend dans les rues, met en place des coordinations lycéennes et popularise largement les mots d’ordre antimilitaristes.

Le contexte international n’y est pas pour rien non plus. Outre la mobilisation contre la guerre du Vietnam, deux événements attestent que les questions militaires sont déterminantes pour toutes celles et tous ceux qui cherchent alors à changer la société : le coup d’État au Chili en septembre 1973 contre le gouvernement d’« Unité populaire » de Salvador Allende, qui pose crûment le rôle d’une « armée de guerre civile » et, en miroir, la révolution des œillets au Portugal d’avril 1974 qui, renversant l’Estado novo de Salazar, témoigne de la possibilité de faire basculer le contingent du côté des travailleurs et travailleuses. L’extension du mouvement social en France dans les années 68 imposait donc de ne pas laisser l’institution militaire dans l’angle mort des mobilisations.

Dessin de Siné dénonçant l’armée de coup d’état

« Minorités agissantes » et mouvement social : lancement des comités de soldats

L’agitation dans l’Armée est au départ clairement propulsée par des organisations d’extrême gauche, au premier rang desquelles la Ligue communiste (LC, future LCR). Il est important de le souligner car cela comptera dans la suite des événements. Cette organisation trotskyste, sortie de la marginalité avec 68, met sur pied fin 1972 un petit Front des soldats, marins et aviateurs révolutionnaires (FSMAR), destiné à être « une “fraction rouge”, la coordination des noyaux communistes » dans l’armée1. Un cortège, très symbolique, de ce FSMAR défile masqué le 1er mai 1973 à Paris. À côté de ce début d’activité militante dans les casernes, l’antimilitarisme « civil » s’organise dans deux grandes associations : le Comité de défense des appelés (CDA, plutôt lié à la LC) et le Comité antimilitariste (CAM, plutôt lié à une organisation rivale, « Révolution ! », et aux libertaires). Pour autant, il est bien clair que ce ne sont pas les effectifs de l’extrême gauche qui peuvent permettre, à eux-seuls, d’impulser un mouvement social.

C’est au printemps 1973 que les premiers comités de soldats se constituent. Pour partie spontanés, pour partie animés par des militants, ils visent à dénoncer les conditions du service militaire. Et on peut dire que la situation s’y prête. L’encadrement fraîchement sorti des guerres coloniales (Indochine, Algérie) ne voit bien souvent dans cette génération des années 1970 qu’une bande de jeunes dégénérés qu’il faut mater et n’hésite pas à user et abuser du « trou » et de brimades diverses. Ainsi, dans la nuit du 23 au 24 janvier 1974, un groupe de soldats du 51e régiment d’infanterie, réfugié dans un tunnel lors d’un exercice de nuit, est fauché par un train à Chézy-sur-Marne dans l’Aisne : huit appelés meurent sur le coup. Les divers groupes antimilitaristes ne manquent pas à cette occasion de faire campagne sur les 7 % de pertes humaines auxquels aurait droit l’armée.

Les organisations syndicales, particulièrement la CFDT, sont vite interpellées par cette agitation et ne souhaitent pas forcement passer à côté de l’occasion de s’adresser à cette jeunesse ouvrière, embrigadée dans la « Grande Muette », si celle-ci vient à ruer dans les brancards.

Il faut ici s’attacher à la structure sociale de l’Armée. La CFDT publie plusieurs années un Guide des appelés. Dans son édition de 1975, il donne les chiffres suivants : sur 585 403 hommes dans ses rangs, l’Armée compte 275 797 appelés, soit 47 % des effectifs militaires. Les appelés y ont donc un poids véritable et un mouvement qui s’ancrerait en leur sein pourrait avoir des incidences sur l’évolution de l’institution militaire. Et cette jeunesse qui fait son service en 1973, 1974 ou 1975, c’est aussi celle qui a manifesté lorsqu’elle était lycéenne en 68 et après, ne l’oublions pas. Le climat dans les casernes comme dans la société est donc propice à une agitation de masse.

De l’Appel des cent au Procès de Draguignan

Le 16 mai 1974, dans l’entre-deux tours des élections présidentielles, un appel, « Cent soldats prennent la parole », est publié simultanément dans Rouge (l’hebdomadaire de la LCR) et Libération. Signé nominativement par cent appelés, il formalise un certain nombre de revendications concrètes : solde égale au Smic, gratuité des transports, permission hebdomadaire, suppression des brimades… mais va aussi plus loin quand il exige le libre accès à la presse dans les casernes, la liberté totale d’expression politique et la dissolution de la sécurité militaire et des tribunaux des forces armées2.

« L’Appel des cent » prend vite de l’ampleur : mille appelés sont signataires début juillet et le cap des 2000 est franchi à la mi-août. En 1976, entre 5.000 et 6.000 soldats l’auront signé. Indéniablement, le choix de porter des revendications concrètes garantit une audience dans les casernes allant bien au-delà des rangs les plus militants. Le gouvernement tente d’endiguer le mouvement avec « dix mesures » portées par le ministre de la défense, Jacques Soufflet, qui prétendaient « libéraliser » le service militaire (activités de plein air, cours de natation…), assurer plus d’égalité entre appelés, limiter le nombre de publications interdites dans les casernes en passant leur nombre de 250 à 10 et assouplir le régime de permission. Pour les antimilitaristes, cette réforme est une diversion.

D’autant que de son côté, la hiérarchie militaire, persuadée quant à elle d’un complot, fait le choix de la répression : arrêts de rigueur et mutations disciplinaires sont réservés aux « meneurs ». Ce qui, loin d’éteindre le foyer de contestation, ne fait que l’attiser. Le 10 septembre 1974, fait spectaculaire, deux cents soldats, un quart des effectifs du 19e régiment d’artillerie, défile en manifestation dans les rues de Draguignan, sur la base des revendications de l’Appel des cent. Nombreux sont aussi les appelés antillais à manifester pour protester contre les insultes et brimades racistes dont ils sont victimes de la part de l’encadrement. Trois soldats de Draguignan sont désignés par les autorités militaires comme les organisateurs de la manifestation : Robert Pelletier (alors syndiqué au Sgen-CFDT, militant LC et CDA et signataire de l’Appel des cent, il avait déjà été muté du fait de son engagement), Serge Ravet et Alex Taurus3.

Manifestation du contingent à Draguignan le 10 septembre 1974

Un mouvement de solidarité prend corps : des pétitions sont signées, des courriers de soutiens envoyés, notamment par des structures syndicales CFDT (sections, syndicats, unions locales)4. Le procès devant le Tribunal permanent des forces armées de Marseille les 7 et 8 janvier 1975 tourne à la pantalonnade pour l’armée et les trois de Draguignan ressortent libres. PCF, PS, CGT et CFDT ont témoigné en faveur des accusés. Cette dernière organisation n’hésite pas à étriller une armée « confisquée par la classe dominante » dans un communiqué du 13 janvier 1975 : « École de conditionnement des travailleurs, briseuse de grève, hantée par le soi-disant “ennemi intérieur”, voilà l’armée que connaissent les soldats ». Pour autant, elle lui oppose l’attente qu’auraient les appelés d’une « armée vivante, attachée au service de la nation, en union avec le peuple et les travailleurs »5.

Le fait que le contingent ait été réquisitionné lors des grèves des PTT et des éboueurs en octobre-novembre 1974, comme elle l’avait été contre les grévistes du métro parisien en 1971, achève de convaincre les organisations syndicales, encore une fois plus particulièrement la CFDT, de suivre de près ces mobilisations. D’autant que l’on commence à voir défiler, masqués, des soldats en uniforme lors des 1er mai des années 70.

La dynamique enclenchée par l’Appel des cent continue de se manifester sur la base de revendications matérielles ou face aux brimades et dérives criminelles : à Karlsruhe, en Allemagne, trois cents soldats sur les cinq cents que comptent les 521e et 535e groupes de transport manifestent le 13 janvier 1975 pour une meilleure solde, plus de permissions, et des tarifs de chemins de fer moins élevés. À Perpignan, dans la nuit du 23 au 24 janvier, un appelé du 24e RIMA6 est violé par trois militaires dont deux officiers. Le Comité de soldats local, qui publie le bulletin Tam-Tam, tient conférence de presse et Le Monde relaie l’affaire.

En février, le 17, entre 50 et 100 soldats des casernes de Nancy manifestent dans la rue : fait significatif, cette manifestation est organisée par les Jeunesses communistes et le PCF qui défendent un « statut démocratique du soldat », reprenant peu ou prou les revendications de l’Appel des cent. Enfin à Verdun, suite à la mort d’un appelé écrasé par un char en manœuvre, ce sont 150 soldats du 150e Régiment d’infanterie qui manifestent, en treillis, le 19 février. Et il faut aussi compter avec des rassemblements, des assemblées générales dans les cours des casernes7

Les comités de soldats, clandestins, se multiplient : la plupart du temps composés de quelques membres (de trois à dix, rarement plus, souvent à l’initiative d’un militant), ils éditent des bulletins plus ou moins teintés d’antimilitarisme, mais toujours féroces face aux officiers et sous-officiers – surnommés « les crevures ». Les titres de ces bulletins sont évocateurs : Les diables voient rouge, Arrête ton char, Gardavoufix le Gaulois, À canon rompu, Tonnerre de Brest Cent quatorze comités sont recensés entre 1974 et 1976, près de la moitié d’entre eux est concentrée dans l’est de la France et en Allemagne : là où l’armée envoie justement les militants « gauchistes » en espérant les isoler.

« Sous l’uniforme, tu restes un travailleur »

Même si la répression et, plus simplement, les retours à la vie civile rendent fragiles voire aléatoires les comités, la stratégie à donner au mouvement est âprement discutée entre 1975 et 1976. Deux lignes se dessinent : celle qui considère que les comités doivent tenir des assises nationales et décider de leur structuration et de leurs revendications, et une autre qui en appelle à la transformation des comités en syndicats de soldats, en s’appuyant notamment sur les positions censées plus « ouvertes » de la CFDT. Impulsée par des militants d’extrême-gauche issus de l’Alliance marxiste révolutionnaire qui a rejoint le PSU8, l’association Information pour les droits du soldat (IDS) est créée en 1975 qui milite activement pour un syndicat de soldats. IDS peut s’appuyer pour cela sur l’exemple du syndicat de soldat néerlandais VVDM, créé en 1966 et qui avec 30 000 membres en 1975, regroupe 70 % des appelés. Ce syndicat a pu obtenir des avancées telles que l’abolition du salut militaire, le droit de porter les cheveux longs, une solde équivalente au salaire minimum ou le « réveil libre » (le droit de fixer soi-même son heure de réveil)9.

Mais du côté des syndicats en France, justement, tout n’est pas si simple. La CFDT a déclaré dans son communiqué de presse du 13 janvier 1975 vouloir pour les soldats « le plein exercice de tous leurs droits constitutionnels et notamment les libertés syndicales », qu’ils soient « appelés mais aussi officiers et sous-officiers ». Une position que reprend Edmond Maire, son secrétaire général dans la presse nationale, avec même plus de force en déclarant le 14 janvier 1975 sur Antenne 2 : « il faut transformer les conditions de vie, d’expression et de liberté́ dans l’armée et nous sommes tout à fait d’accord pour l’organisation au plus vite de syndicats au sein de l’institution militaire. » Cette position publique, assez audacieuse, fait toutefois l’impasse sur la nature du syndicat : confédéré ou non ? Peu importe, des structures CFDT s’engagent dans la brèche ainsi ouverte : les Unions locales CFDT de Noisy-le-Sec et Sevran, l’Union départementale CFDT de Gironde, la CFDT-PTT de Seine-Saint-Denis sont parmi les plus actives. Le 29 juin, une délégation de la CFDT-PTT de Seine-Saint-Denis s’invite aux journées portes-ouvertes de la caserne de Tübingen et obtient un entretien avec le lieutenant-colonel (qui fut relevé des ses fonctions peu après). L’Union départementale de Gironde prend la même initiative le 5 octobre, lors des portes ouvertes de la Base aérienne de Mérignac. Par ailleurs, il n’est pas rare de voir des structures CFDT, souvent des interprofessionnelles locales ou départementales, prendre le parti d’aider matériellement les comités de soldats en imprimant leurs bulletins par exemple.

Bulletin de la section syndicale CFDT de soldats de novembre 1975

Pour autant la position confédérale s’affine autant qu’elle évolue : en mai 1975, le groupe de travail « défense nationale-Armée » mis en place par le Secteur politique de la CFDT (composante de la direction confédérale) évoque plutôt la création d’une association nationale des appelés. Le même Secteur politique précise son idée dans une note du 18 juillet 1975 qui, bien qu’elle n’ait pas la valeur d’une décision d’instance statutaire, mérite d’être citée tant elle conditionne les évolutions stratégiques ultérieures : « la création d’organisation de type syndical dans l’Armée pose de nombreuses questions qu’il n’est pas possible de résoudre dès maintenant (en particulier sur les formes concrètes d’organisations). (…) Il faut reconnaître que la situation presse et que du côté des appelés, comme du côté de certains militants, des initiatives ont déjà été prises de façon désordonnée. » Dès lors, et pour laisser du temps au temps, c’est bien une association qu’il faut promouvoir qui « pourra travailler sur le terrain avec d’autres groupes ou organisations (type IDS, regroupant PS, PSU, Jeunesses socialistes…), mais évitera d’avoir une action privilégiée avec les groupes antimilitaristes (type CDA) » car « rien ne serait plus nocif que de dresser les appelés contre les sous-officiers et officiers en se trompant de cibles »10. On le voit, au plan confédéral, un cordon sanitaire commence à être dressé vis-à-vis des formes les plus remuantes et antihiérarchiques de la contestation dans l’armée. On note au passage que l’antimilitarisme est ici limité à celui qui inscrit son action dans l’armée, laissant de côté les courants antimilitaristes plus favorables à l’insoumission ou l’objection de conscience.

Du côté de la CGT, si au début il s’agit de soutenir la proposition de statut démocratique du Soldat portée par le PCF, la confédération prend position lors de son 39e congrès de juin 1975 : elle récuse catégoriquement toute idée d’un syndicat de soldats, tout en évoquant la possibilité de désigner des délégués parmi les appelés, aptes à négocier avec la hiérarchie militaire11. Pourtant, quelques structures CGT soutiennent des comités de soldats, le plus souvent dans le cadre d’un lien intersyndical avec la CFDT, et il est quand même fort probable que des syndiqués de base participent à l’action des comités12.

L’irruption du fait syndical

Sauf que cette question syndicale saute le pas de la théorie à la pratique dans la nuit du 4 au 5 novembre 1975. C’est en effet cette nuit là, dans les locaux de l’Union locale CFDT de Besançon qu’est annoncée par une conférence de presse la création d’une section syndicale de soldats au 19e Régiment du Génie, soutenue par l’antenne locale d’IDS. Besançon, ce n’est pas n’importe quelle ville : c’est celle de la grève des LIP13. Charles Piaget, un des principaux animateurs des LIP, est d’ailleurs présent lors de la conférence de presse, accompagné de Gérard Jussiaux, secrétaire de l’Union locale. À la veille des cérémonies du 11 novembre, l’annonce est de taille et ne va pas sans remous dans la CFDT.

S’ils se présentent bien comme une section syndicale CFDT, les soldats du 19e RG de Besançon s’inscrivent tout de même dans une perspective plus large dans l’appel qu’ils rendent public ce début novembre : « Nous appelons l’ensemble des comités de soldats à s’organiser eux aussi en sections syndicales. Nous appelons le mouvement des soldats, marins et aviateurs, à se coordonner, s’unir dans des états généraux avec pour objectif la création d’un syndicat de soldats indépendant de la hiérarchie militaire et en liaison avec toutes les organisations syndicales ouvrières ». Ce qui n’est pas si éloigné de la position confédérale diffusée en janvier 75. Malgré tout, le Bureau national publie un communiqué le 7 novembre qui prend ses distances avec cette initiative : « En raison de leur situation particulière, les appelés ont besoin pour la reconnaissance et l’exercice de leurs droits, d’une forme d’organisation et d’expression qui puisse les rassembler tous. De ce fait, dans les circonstances actuelles, la CFDT n’a pas l’intention de créer des syndicats parmi les appelés. Elle n’est donc pas à l’origine de cette initiative »14. Bien évidemment, un tel communiqué va semer le trouble parmi nombre d’équipes militantes tant il tranche avec la position affirmée en janvier de la même année !

Car c’est bel et bien dans un local CFDT qu’a été déclarée cette section syndicale de soldats, et en présence de militants représentatifs de la CFDT. Les archives confédérales ont conservé trace de près d’une quarantaine de courriers de soutiens à ses sections syndicales émanants de structures CFDT diverses (sections, syndicats, Unions locales, départementales ou régionales), certaines allant jusqu’à s’indigner de ce qui apparaît comme un désaveu public de la confédération à l’encontre de ses propres militants. À l’inverse, moins nombreuses, certaines structures soutiennent la distanciation opérée par le Bureau national. Mais ce sont des structures « qui comptent » : les Unions régionales Pays-de-Loire et Nord-Pas-de-Calais, l’Union départementale de la Loire, assez influentes, en font notamment partie.

Cela n’empêche pas, le 24 novembre 1975, qu’une nouvelle section syndicale de soldats CFDT soit rendue publique au 403e Régiment d’artillerie de Chaumont : la conférence de presse est tenue par trois soldats-syndicalistes, masqués comme c’est devenu l’usage lors des apparitions publiques des militants agissant dans l’Armée, photographiés sous les drapeaux CFDT dans les locaux de l’Union locale. Cette fois l’Armée sort les grands moyens. Le 27 novembre 1975, le ministre de la Défense du Gouvernement Chirac, Yvon Bourges, saisit la Cour de sûreté de l’État15 et porte plainte contre X pour « entreprise de démoralisation de l’Armée ». Dans les sphères militaires, obnubilées par la guerre froide, on n’est pas loin de crier à la subversion internationale, voire de parler ouvertement de complot de l’étranger. Le 29 novembre, 14 appelés sont arrêtés et inculpés dans la foulée.

Les soldats CFDT du 403e Régiment d’artillerie de Chaumont, novembre 1975

Face à la Cour de sûreté de l’État

La CFDT réagit par un communiqué de presse le 1er décembre exprimant sans ambiguïtés sa totale solidarité avec les inculpés. Dans une note interne aux instances et structures publiée dès le lendemain, le Secteur politique confédéral rappelle toutefois les orientations de la CFDT sur la question de l’Armée et appelle à une grande prudence vis-à-vis de l’action des comités et des antimilitaristes (même s’ils ne sont pas cités explicitement, le terme de « groupes » étant préféré). Cette note conseille fermement de n’associer en aucun cas le sigle CFDT à une organisation de soldats. Surtout elle incite à la vigilance : « Dans cette période, il est certain que tout sera mis en œuvre par le Gouvernement pour rendre possibles toutes les provocations (utilisation de la police, de la Sécurité militaire, de la DST, des Renseignements généraux, etc.) »16.

Il ne faut pas attendre longtemps pour vérifier cette hypothèse : le 3 décembre, au petit matin, les locaux syndicaux de la CFDT à Besançon et Bordeaux sont perquisitionnés et leurs secrétaires, Michel Bourre de l’UD Gironde et Gérard Jussiaux de l’UL de Besançon, sont interpellés avant d’être eux aussi inculpés. Et ce ne sont que les premiers d’une série de syndicalistes CFDT interpellés entre le 3 et le 5 décembre à Strasbourg, Chaumont, en Seine-Saint-Denis, à Verdun.

Au plan national, la CFDT, loin de se désolidariser, propose une riposte unitaire de masse. Dans un second communiqué publié à 23h15, si elle tient à préciser « refuser tout antimilitarisme » lui préférant « une conception démocratique de l’armée », elle dénonce quand même fermement la provocation gouvernementale ainsi que l’entrave « à l’exercice des droits constitutionnels, y compris des libertés syndicales dans l’armée pour les appelés et les militaires de carrière. ». Dans ce moment à haut risque, la position de la CFDT est en quelque sorte de ne pas lâcher sur la revendication syndicale et l’exigence de démocratisation de l’armée, en tempérant cependant ses propos de janvier (mais on a vu que le processus était déjà largement entamé) ; et de se distinguer des « groupes radicaux » antimilitaristes animés par l’extrême gauche, tout en soutenant sans réserves tous les interpellés et inculpés, ce qui est une manière de dire qu’on a quand même le droit de l’être, antimilitariste.

Ce positionnement, la centrale cédétiste va avoir bien du mal à le faire partager, notamment par la CGT. Dans plusieurs villes, des manifestations s’organisent dans l’urgence les 4 et 5 décembre. Des motions, des pétitions sont lancées, principalement par des structures CFDT, mais aussi parfois en intersyndicale avec la CGT, la FEN et (très rarement) FO. Mais au plan national, l’unité syndicale achoppe sur l’exigence par la CGT d’une dénonciation des « gauchistes » et d’un accord unanime sur les questions de défense, ce que la CFDT ne peut pas accepter. Quant aux « grands » partis politiques, PS et PCF, ils bottent en touche, prétextant une manifestation le 6 décembre… contre les nouveaux découpages électoraux !

La CFDT se sent d’autant plus directement visée par le Pouvoir que des militants cédétistes, dans ce contexte de répression, sont aussi interpellés ou perquisitionnés en lien avec des actions revendicatives sur le lieu de travail (à Caen et à Lyon). À Paris, la CFDT appelle donc seule à une manifestation le vendredi 5 décembre. À cette date, 22 militants sont inculpés, dont 21 détenus (6 civils et 16 soldats)17. 20 000 personnes défilent. Dans son appel, elle prend soin de rappeler qu’à d’autres occasions, la CFDT s’est engagée « sans préalables ni réticences » en soutien à des organisations comme le PCF ou à des luttes comme celle du Parisien Libéré, « lorsque les libertés fondamentales (étaient) en danger ». La CGT, qui n’apprécie pas, lui fait publiquement la leçon quelques jours plus tard sur son « attitude opportuniste envers le gauchisme ».

Edmond Maire répond dans la presse, continuant de revendiquer le projet syndical comme horizon : « Dans ce domaine, la CFDT a prononcé un mot qui était en avance sur celui de l’opinion, celui du syndicalisme. Nos partenaires de gauche préfèrent en rester à celui de commission ou de comité de soldats. Y aurait-il quelque chose de subversif dans le mot “syndicat” ? L’idéal du point de vue de l’action et de l’enrichissement de l’expérience collective serait-il que ces comités de soldats restent des entités isolées les unes des autres ?18 »

La désunion syndicale est à son comble et menace même l’unité d’action CGT-CFDT qui a été reconduite fin juin 197419. Les efforts unitaires redoublent et un texte unitaire parvient finalement à aboutir le 15 décembre. La CFDT a beaucoup lâché : elle n’y est même pas citée comme organisation principalement attaquée et les « groupes et activités antimilitaristes minoritaires et irresponsables » y sont dénoncés. Ce qu’Henri Krasucki par exemple justifie dans La Vie Ouvrière ainsi : « Les organisations de la CGT ont besoin de savoir avec qui elles traitent, si c’est réellement la CFDT ou bien autre chose. » De la difficulté à nommer ceux qu’on ne souhaiterait pas voir exister…

En interne, la direction de la CFDT justifie quant à elle la nécessité de ce texte du fait de la poursuite et du durcissement de la répression d’État qui impose toujours plus une riposte unitaire. Elle n’est pas démentie sur ce point puisque, le même 15 décembre, a également lieu la dernière vague de perquisitions et d’interpellations visant cette fois les organisations d’extrême gauche et antimilitaristes. Ces militants que la CGT ne veut pas côtoyer viennent également de lancer un Comité national pour la libération des soldats et militants emprisonnés, soutenu par de nombreux intellectuel.les… mais aussi par deux fédérations CFDT, Habillement-Cuir-Textile et Construction-Bois ! Il faudra donc bien faire avec.

Le 18 décembre est la date convergente appelée tant par la CGT et la CFDT (rejointes par la FEN, le MRG, le PCF, le PS et le PSU) sur la base de leur communiqué du 15, que par le Comité national tout juste constitué : 30 000 personnes manifestent selon Le Monde, 22 000 dans le premier cortège « syndical », 12 000 dans le cortège « antimilitariste » (où on compte des syndicalistes… notamment CFDT).

Le mois de janvier est ensuite consacré à la bataille d’opinion et à l’action juridique, avec rapidement le constat d’un vide accablant des dossiers d’accusation. Entre la fin novembre et la mi-décembre 1975, ce sont 56 militants (appelés, syndicalistes et antimilitaristes) qui sont inculpés et arrêtés. En janvier 1976, la CFDT décomptera 26 de ses militants, la plupart avec des responsabilités, perquisitionnés, interpellés ou emprisonnés, et ce directement en lien avec la procédure ouverte par la Cour de sûreté de l’État. Les inculpés sont progressivement libérés en janvier et février : Gérard Jussiaux, secrétaire de l’Union locale de Besançon sort de prison le 11 février 1976, après plus de deux mois passés derrière les barreaux. Les charges ne sont pas pour autant levées et une dernière manifestation est appelée par le Comité national de soutien (« antimilitariste ») le 15 février qui rassemble encore 20 000 manifestant.e.s de Paris à Saint-Denis.

Finalement, dans l’indifférence générale et plus de deux ans plus tard, un non-lieu est prononcé fin août 1978 envers les inculpés par la Cour de sûreté de l’État.

Toujours est-il que, dans l’intervalle, la confédération CFDT n’était pas prête du tout à retenter l’aventure : en décembre 1976, elle ne décide rien de moins que de dissoudre son Union départementale de Gironde, notamment parce qu’elle a apporté son soutien aux comités de soldats de Souge et Mérignac. Loin d’être anecdotique, cette dissolution fait le lien entre la mobilisation aux côtés des comités de soldats et ce que l’historien Xavier Vigna nomme le « recentrage précoce »20 de la CFDT, qui voit l’organisation chercher à exclure, dé-mandater ou désaffilier plusieurs structures qu’elle estime sous influence « gauchiste », premiers pas dans une direction qui l’amènera à rompre avec son orientation de lutte de classe et autogestionnaire.

Tout n’a pas été survolé dans cet éclairage sur la contestation dans l’Armée dans la première moitié des années 1970. Les positionnements, les divergences, tant du PS et du PCF que de l’extrême gauche trotskyste ou libertaire, par exemple, n’étaient pas l’objet de cette contribution. Porter son attention plus particulièrement sur l’articulation entre antimilitarisme et syndicalisme permet de mettre en lumière les choix opérés par une organisation, ici la CFDT, pour faire face à une attaque inédite pour elle. On l’a vu, la confédération CFDT a estimé être directement visée par le gouvernement. La question qui se posait à elle, de ce point de vue, était de sauvegarder l’outil collectif, d’éviter l’escalade dans la répression et d’obtenir la libération de tous les emprisonnés.

On peut considérer que la décision finale de prendre ses distances plus fermement avec les antimilitaristes pour maintenir le cadre unitaire est liée à ces préoccupations, celle de laisser le projet syndical dans l’armée en « débat », peut correspondre à un positionnement interne n’évoluant pas uniquement sous la contrainte des événements mais correspondant au rythme d’un débat fédéraliste. Reste que si la CFDT a été favorable à accompagner le mouvement des soldats, elle n’en a pas pour autant été partante pour maintenir le niveau de mobilisation « à tout prix », quitte pour cela à sacrifier des équipes militantes par la suite, comme celle de l’Union départementale de la Gironde. Mais l’autre prix à payer est la désagrégation de la contestation dans l’Armée et la mise totalement hors-jeu de ce fait de la question syndicale en son sein. Ce qui était quand même, pour le coup, l’objectif du pouvoir.

Théo Roumier

1 Jean-Claude Salles, La Ligue communiste révolutionnaire (1968-1981). Instrument du Grand Soir ou lieu d’apprentissage ?, PUR, 2005.

2 Robert Pelletier, Serge Ravet, Le mouvement des soldats. Les comités de soldats et l’antimilitarisme révolutionnaire, Maspero, 1976.

3 Le procès de Draguignan, éditions du Rocher, 1975.

4 Jean-Marie Harribey, « Comités et syndicats de soldats : une épreuve pour la gauche syndicale et politique », contribution parue dans Jean-Claude Gillet et Michel Mousel (coord.), Parti et mouvement social, le chantier ouvert par le PSU, L’Harmattan, 2011.

5 Archives confédérales CFDT, Secteur politique, 8H1657, « Positions confédérales ».

6 Régiment d’infanterie de marine.

7 Antoine Rauzy, L’apparition et l’extension des comités de soldats en France dans les années 70 (mai 1974 – mars 1976), mémoire de maîtrise d’histoire, Paris 1, 1999. Ce mémoire, disponible en ligne, est très complet et de nombreuses informations tirées de cet article en proviennent.

8 Le Parti socialiste unifié (PSU) est créé en 1960 du mouvement d’opposition à la Guerre d’Algérie et regroupe des chrétiens de gauche comme des marxistes hétérodoxes. Il évolue sur des positions autogestionnaires. En 1974, une partie de ses militant.e.s sont aspiré.e.s dans le Parti socialiste de François Mitterrand.

9 IDS, La lutte pour un syndicat de soldats, Maspero, 1976.

10 Archives confédérales CFDT, Secteur politique, 8H1657.

11 La CGT et l’armée, Supplément au Peuple n°971, mai 1975.

12 Antoine Rauzy, dans son mémoire, cite notamment la section CGT-INRA de Versailles, précisant qu’elle est sans doute animée par des militants de la LCR.

13 Sur cette grève historique à portée autogestionnaire, lire le passage qui lui est consacré dans la partie « Les conflits des années 70 », pages 80 à 82 du Cahier de formation Une histoire du mouvement ouvrier, édité par le CEFI-Solidaires, ainsi que les articles publiés par Robi Morder sur le site www.autogestion.asso.fr

14 Archives confédérales CFDT, Secteur politique, 8H1656, « Lutte d’organisations CFDT contre la répression des soldats dans l’Armée – novembre 1975 ».

15 Juridiction d’exception créée lors de la guerre d’Algérie, la Cour de sûreté de l’État est supprimée en 1981.

16 Secteur politique confédéral, « Circulaire interne sur les problèmes de l’Armée », Mardi 2 décembre 1975, Archives confédérales CFDT, 8H1657.

17 Chiffres cités par Antoine Rauzy.

18 « Oui au syndicalisme dans l’Armée », entretien avec Edmond Maire dans Le Quotidien de Paris, 9 décembre 1975.

19 Voir « CGT-CFDT : heurs et malheurs de l’unité des années 68 » dans Les Utopiques n°4, février 2017.

20 Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Presses universitaires de Rennes, 2007.

Théo Roumier
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Théo Roumier

Militant SUD Éducation en lycée professionnel, membre du comité éditorial des Utopiques