La cause kurde : enfin la reconnaissance ?

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Le groupe de travail mis en place au sein de la commission internationale de l’Union syndicale Solidaires tente de renforcer le travail d’information sur les luttes syndicales au Kurdistan en Turquie et sur la situation économique au Rojava (en Syrie) tout en restant attentif à décrire ce qu’est le projet du confédéralisme démocratique. L’enjeu n’a jamais été de savoir s’il fallait soutenir ou pas un parti (le PKK en l’occurrence), mais bien de savoir comment aider un mouvement populaire qui présente un versant économique et syndical d’importance. Retours réflexifs sur ce qui se dit du Kurdistan pour mieux continuer… En attendant la publication dans quelques mois d’un numéro de la revue internationale Solidaires consacré à ce sujet.

S’autoriser à construire un lien syndical

La cause kurde avance doucement en France. Celles et ceux qui la fustigeaient hier encore publient à retardement des articles positifs sur le Rojava en taisant leurs réticences d’hier. Il reste que dans les conversations polémiques persistantes sur la question, il est aisé de constater l’ignorance qui entoure la lutte des peuples du Kurdistan, conséquence logique des bêtises qui ont été dites. Prise de positions contraires aux positions locales, pleutreries voire erreurs ont parfois existé, même dans des initiatives de soutien dans lesquelles se trouvait Solidaires. Au-delà de notre organisation, ceci est à comprendre dans une attitude plus large vis-à-vis des questions internationales : sentiment d’impuissance, désintérêt ou racisme. Mais aussi occidentalisme (sentiment de supériorité, ethnocentrisme) comme orientalisme (simplification, mythifications spécifiques à « l’Orient »). S’intéresser au mouvement des peuples du Kurdistan peut signifier généralement s’exposer au regard suspicieux de ses congénères, cette attitude est renforcée dans les milieux syndicaux où Kurdistan signifie PKK c’est-à-dire parti.

Dans la manifestation en soutien à Afrin, le samedi 27 janvier 2018

Kurdes, peuples du Kurdistan, confédéralisme démocratique, PKK. Savoir de quoi on parle

Les mots se bousculent : Mouvement kurde, Rojava, PKK, Mouvement des peuples du Kurdistan, YPG… Ils renvoient à la densité, complexe, de ce mouvement. Utiliser le mot « kurde » pose problème. On ne peut pas sérieusement considérer que Kurde puisse équivaloir à une nation politique, même si parmi les Kurdes, il y a une diversité de langues, de religions… A priori « kurde » est un mot à vocation ethnique avec tous les problèmes que cela pose. Or le mouvement qui est né au Kurdistan rassemble par-delà les Kurdes. Ce fait qui n’était pas une évidence au départ est aujourd’hui un point crucial.

Une longue histoire. Historiquement, le mouvement kurde a deux versants, l’un en Irak, l’autre en Turquie, qui ont un temps convergé pour un État-nation kurde. Aujourd’hui, il y a d’un côté le PDK1, né en Irak, devenu pro-capitaliste dans les années 1970 et le PKK2, né en Turquie, qui reste un parti anticapitaliste malgré ses diverses mutations. C’est ce deuxième mouvement qui nous intéresse, celui qui est majoritaire au Bakur comme au Rojava3 Cependant, il faut rappeler que si les Kurdes ont été séparés par des frontières étatiques, celles-ci ne font pas sens pour eux. Ils conservent une unité culturelle, entretenue aussi à petite échelle par des liens familiaux transfrontaliers qui leur donnent une existence en tant que peuple.

Le mouvement kurde en Turquie est d’abord issu d’une rupture d’avec la gauche turque. Dès l’établissement de la République de Turquie, des Kurdes se soulèvent. Leurs révoltes sont systématiquement matées dans le sang. Dans les années 1970, un groupe d’étudiants turcs et kurdes fonde le PKK afin de donner une conscience politique aux Kurdes, qui résistaient jusque-là en Turquie essentiellement pour des raisons culturelles. La non prise en compte de l’oppression spécifique des Kurdes, ainsi que le colonialisme teinté de paternalisme, conjugué à un nationalisme persistant de la gauche turque, pousse à la rupture ; même si des liens demeurent, comme le montre l’histoire syndicale.

Le PKK est touché comme toute la gauche en Turquie par l’établissement d’une nouvelle dictature après le coup d’État de novembre 1980. Partis comme syndicats sont interdits. La lutte armée se développe. En 1984, le PKK décide à son tour de s’armer avec le double objectif de lutter contre la dictature et pour un Kurdistan libéré. Une première ouverture, au début des années 1990, voit naître un mouvement civil qui rassemble à la fois des femmes de prisonniers et des partisans d’une solution politique. Une première cohabitation se fait entre une pluralité de moyens de lutte. Ces années voient le grossissement de ce mouvement civil et le PKK appelle de son côté à plusieurs cessez-le-feu unilatéraux. Son aura ne fait que grandir dans le sud-est de la Turquie.

En même temps, les gauches internationales se désintéressent de la question kurde. La chute de l’URSS et les massacres subis par les Kurdes d’Irak, qui obtiennent une prémisse de région autonome à la fin de la première guerre du Golfe, laissent isolés les Kurdes de Turquie. Le PKK est désormais perçu par les mouvements internationaux comme une relique marxiste-léniniste des années 1980. Les pires histoires circulent sur lui, jusqu’à en faire le héros de romans d’espionnage semi-pornographiques4. En 1998, le leader du PKK, Abdullah Öcalan, est arrêté.

Le parti kurde opère alors une transformation colossale, issue à la fois des réflexions en prison du leader, des mouvements civils nés dans les années 90 et du contexte international. Les années 2000 voient la création du concept de confédéralisme démocratique. La vieille idéologie du PKK se trouve dépassée par la naissance d’un mouvement de masse, qui n’a fait que grossir depuis lors, ramenant même des déçus du PKK dans le combat. Fini les règlements de compte, fini la suprématie de la lutte armée sur le reste, fini le caractère ethno-national de la lutte. Démocratisation du mouvement, cohabitation des formes de lutte et intégration de tous les peuples du Kurdistan sont les trois transformations essentielles qui donnent naissance au mouvement pour le confédéralisme démocratique Ou encore mouvement des « Peuples du Kurdistan ». La revendication d’un État-nation disparaît au profit de la volonté de construire des sociétés sans nation et sans État, confédérées entre elles.

La naissance du confédéralisme démocratique : le Bakur

Les premiers développements se font donc au Bakur. Le parti légal (qui doit changer de nom tous les trois ans environ, à cause des interdictions qu’il subit) remporte au fil des années les élections municipales des grandes villes du Kurdistan. Il participe à la création d’un ensemble de structures autonomes parallèles aux structures étatiques. Ces structures ont deux objectifs : construire l’autonomie démocratique (échelon régional du confédéralisme démocratique) et pallier les insuffisances colossales de l’État turc dans la région. Aux yeux de l’État turc, le Kurdistan est plus que jamais une région sans histoire, dont les terres sont exploitables à l’envi. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui va pousser les Kurdes à faire de l’écologie et du rapport à la nature un des points centraux du confédéralisme démocratique.

En plus du parti, vont apparaître un ensemble de structures associatives et civiles qui reprennent en main les questions politiques. Associations culturelles permettant le développement de la langue kurde, associations, maisons de femmes et LGBT5, mouvement écologique, assemblées générales, commissions, coopératives, mouvement syndical avec la naissance des premiers syndicats de fonctionnaires… La diversité unie vers un seul but crée un mouvement d’ampleur, qu’il n’est pas abusif de qualifier de mouvement de masse. La naissance du HDK (congrès démocratiques des peuples) puis du HDP (parti démocratique des peuples) marque l’élargissement à toute la Turquie du mouvement.

La réalisation du confédéralisme démocratique : le Rojava

Un basculement important a lieu avec la naissance du Rojava. Le mot, qui signifie ouest en kurde, va devenir le synonyme d’espoir et aussi le nom du projet politique. Le projet du confédéralisme démocratique est rendu possible par l’effondrement de l’État syrien. S’appuyant sur les expériences du Bakur et celles du camp de Maxmûr6, en quelques mois le développement du projet dépasse ce qui avait été mis en place au Bakur et en Turquie, impulsé par les structures du PYD7. Pas d’État pour l’empêcher, certes, par contre le Rojava est soumis à la guerre. La guérilla du PKK aide ainsi à la mise en place d’une armée propre qui prend un double nom : YPG / YPJ8. Les combattants et combattantes viennent de Syrie mais aussi de Turquie, voire parfois d’Irak ou d’Iran. Leur ennemi est double : Daesh et les velléités syriennes de maintenir une prétendue identité unique.

C’est la naissance du Rojava qui va ramener la question kurde sur la scène internationale, engendrant de nombreuses confusions de par le fait que l’histoire plus large est totalement ignorée. Sa naissance a été souvent présentée, comme une sorte de bouton de fièvre soudain, issue d’une manipulation du PYD/PKK aux dépens du peuple syrien. Plusieurs points d’achoppements vont alors constituer l’essentiel des débats, rendant inaudibles la force des luttes au(x) Kurdistan(s). On peut noter que le Rojava paraît aujourd’hui moins soumis à suspicion ; cependant, cela se fait souvent au prix du déni des luttes du Bakur, or cette séparation ne fait pas sens. Sans compter qu’elle occulte la violence subie par les Kurdes en Turquie pour leur soutien au Rojava.

Parenthèse : des points d’achoppements révélateurs de l’orientalisme

La figure du chef. « Grand Dieu, le visage d’Öcalan est partout. C’est leur gourou. » Oui ? Öcalan constitue une figure tutélaire dans le mouvement, pour les Kurdes tout du moins. Öcalan incarne celui qui a rendu la conscience aux Kurdes, qui oubliaient leur histoire. Il est aussi éminemment respecté pour les sacrifices qu’il a faits. Le mythe en a fait un personnage asexué, à la fois oncle9, guide moral et théoricien majeur. Pour les Kurdes, son personnage est un symbole de leur processus d’émancipation et de leur liberté. Tous ces aspects ne font pas d’Öcalan un petit père du peuple kurde10. La transformation du mouvement a précisément laissé place à un ensemble de structures qui sont les moteurs et les inventrices du mouvement. C’est l’articulation du symbole unifiant et des structures réelles qui font la force du mouvement.

Le PKK. Quand Öcalan n’est pas présenté comme le méchant, on donne ce rôle au PKK. En quelques mois, tout le monde est devenu spécialiste des exactions du PKK. Mouvement armé illégal, le PKK a été un parti très dur jusqu’à sa transformation, comme l’ont été la plupart des partis ayant défendu la lutte armée. Il serait stupide de nier les divers règlements de compte puisque plusieurs figures du parti ont demandé pardon pour ça. Il est intéressant de constater que la courte mémoire des mouvements français fonctionne avec des déterminismes de longue durée quand il s’agit des questions internationales. Certains pseudo-spécialistes n’ont pas hésité à expliquer que l’assassinat de trois militantes kurdes à Paris était le fait de règlements de compte internes, relayant ainsi la thèse de l’État turc. Cela s’explique en grande partie par le mouvement de simplification que nous opérons sur le reste du monde. Il peut être difficile de faire autrement (on ne peut devenir fin connaisseur de toute l’histoire mondiale), mais ce n’est pas à nous de juger l’histoire dans laquelle choisit de s’inscrire le mouvement kurde actuel. C’est à lui de dealer avec son histoire et ses zones d’ombre. Notre rôle à nous est de faire avec l’actualité du mouvement et donc avec les militant-e-s présent-e-s qui, avec leurs pratiques, sont bien vivants.

La violence armée. Le rapport au PKK est aussi rendu complexe sur la question de la violence armée comme moyen d’action ; ou plutôt sur le rapport que nous pouvons entretenir avec. Comme pour les questions précédentes, il faut rappeler que ce n’est pas parce qu’un mouvement choisit la lutte armée dans son contexte qu’il la propose au monde entier. En 1984, l’entrée du PKK dans la lutte armée est justifiée par deux raisons : la dictature (le PKK ne fut pas le seul parti en Turquie à adopter ce mode d’action) et l’analyse qu’ils et elles font de la situation coloniale du Kurdistan (il s’inscrit ainsi dans une logique de libération du territoire). Il s’agit dès lors d’un choix stratégique, qui peut être contesté en tant que tel (reste à se demander qui sommes-nous pour le faire ?), et non pas d’une volonté d’installer une société guerrière. Une fois encore, plutôt qu’un jugement à l’emporte-pièce sur une situation que nous ne connaissons pas, il faudrait plutôt débattre du rapport moral que nous entretenons à la violence et qui empêche de penser la violence en politique en terme stratégique.

La place des syndicats et des questions économiques

Une fois ce détour historique fait, nécessaire pour replacer dans une perspective politique internationaliste la question kurde et éviter de se perdre dans des discours moralistes et supérieurs, reste à se demander ce que nous pouvons faire, en l’occurrence au niveau syndical. Il est étrange que la question vienne souvent après le reste. Le courage du syndicalisme est le fait qu’il soit concret. Une fois qu’on ôte tous les habits idéologiques, souvent revêtus aisément, reste à savoir ce qu’on peut pratiquement faire, d’autant plus que de manière générale, la violence des États-nations dans l’espace kurde s’est aussi traduite par un sous-développement économique volontaire de ces régions.

Au Bakur : la place des syndicats révolutionnaires

Les habitant-e-s du sud-est de la Turquie sont massivement syndiqués, pour ceux qui travaillent. Le taux de chômage est plus élevé au Kurdistan que dans le reste du pays ; la fonction publique étant l’une des voies les plus sûres pour s’assurer un travail et un salaire. Par ailleurs, ceux qui immigrent vers l’ouest sont aussi massivement syndiqués. Une délégation Solidaires organisée en 2015 a donné à voir l’important et riche travail syndical qui est fait dans cette région et qui s’articule avec le mouvement pour le confédéralisme démocratique. Deux syndicats combatifs existent en Turquie : DISK, qui représente les travailleurs du privé, présent au Kurdistan essentiellement parmi les travailleurs et travailleuses des mairies, qui sont sous contrat privé, et KESK, qui représente les travailleurs et travailleuses du public. Le syndicat emblématique de KESK au Kurdistan est Eğitim Sen, syndicat de l’enseignement. Ce syndicat est aux croisements des problématiques syndicales et politiques propres au Kurdistan. De l’école aux universités, la région kurde est sous-dotée en moyens, certains enseignant-e-s nous relataient des classes de primaire à 70 élèves. Par ailleurs, les élèves sont obligés de se plier à la langue turque, qui n’est toujours pas la langue natale d’une partie importante de la population. Les écoles sont donc en même temps des instruments d’assimilation forcée. Eğitim Sen lutte à la fois pour les conditions d’apprentissage des élèves, les conditions de travail des enseignant-e-s (dont certains font à la fois l’administration, le ménage et les cours) et contre la domination culturelle.

Les syndicats, et plus largement la question économique, sont un maillon essentiel des luttes du Kurdistan. Des coopératives ont pu ouvrir pour se réimplanter dans des zones que l’État turc avait détruites ; d’une part pour freiner le mouvement de paupérisation catastrophique dans des villes au développement récent et rapide dû aux guerres successives, d’autre part pour préparer l’autonomie du Kurdistan. Malheureusement, dans la situation que connaît le Kurdistan du nord depuis la reprise de la guerre, nous avons essentiellement développé le fait de faire connaître la situation et apporter quand c’est possible une aide financière aux syndicalistes réprimés par le biais du licenciement.

Mais les liens avec les diverses sections de KESK comme d’Eğitim Sen doivent être aussi développés dans le sens d’échanges sur les pratiques de lutte. Les comptes-rendus effectués par la délégation11 ont ainsi essayé d’aller dans ce sens en montrant la diversité et la richesse des moyens de lutte adopté par ces syndicats. Il s’agit de relayer le fait que le mouvement pour le confédéralisme démocratique veut faire rupture avec l’image de victimes souvent donnée aux opprimé-e-s. Par ailleurs, documenter tout cela permet aussi de sortir du discours souvent entendu sur le thème « on ne peut rien faire ». La campagne de solidarité syndicale financière lancée il y a quelques mois maintenant est un exemple concret de ce qui est possible. Des liens se sont tissés entre quelques syndicats Solidaires (Solidaires industrie, SUD-Rail, Solidaires Étudiant-e-s…) et des syndicats membres de KESK et DISK (éducation, Renault, transport…). Des campagnes spécifiques sont à construire. Un communiqué récent de Sud culture sur la destruction par l’État turc du site historique Hassan Keyf pourrait par exemple être suivi d’une vraie campagne d’alerte auprès du ministère de la culture, de l’Union européenne ou encore de l’Unesco quant à la destruction de ce site qui témoigne de l’histoire de l’humanité12.

Au Rojava : la création d’une économie sociale

La question est plus complexe au Rojava (qu’il faut appeler maintenant fédération démocratique de la Syrie du nord) où, pour l’instant, il n’existe pas à notre connaissance de syndicats, même si la question se pose et que leur existence est reconnue par le contrat social. Par contre, le regard peut se tourner vers le développement de ce que la population locale nomme « une économie sociale ». L’économie du Rojava est une économie neuve et victime d’un embargo sévère qui rend difficile son développement. Une part importante de celle-ci est consacrée à l’effort de guerre. Le nord-est de la Syrie était, sous l’État syrien, découpé en plusieurs parties qui, chacune, subissait une monoculture ou une mono-industrie : blé, pétrole, olives. Les Rojavans ont donc cherché à mettre en œuvre le plus rapidement possible la diversification des cultures. Cette diversification relevait d’une question de vie ou de mort puisqu’il s’agissait tout simplement de produire suffisamment pour survivre. Cela a été amené par le biais de la construction de coopératives qui ont eu la charge d’assurer l’autosuffisance alimentaire. Les coopératives ont aussi été utilisées pour développer le travail des femmes.

Documenter la situation du Rojava constitue un apport intéressant pour réfléchir aux possibilités de formes économiques alternatives au capitalisme. Par ailleurs, il pourrait se développer, sur le temps, des formes de lien par le biais d’achats spécifiques de certaines productions comme il en existe en Palestine, en Grèce ou au Chiapas. Comme pour le Bakur, certains aspects spécifiques du Rojava peuvent donner lieu à des campagnes palpables : Solidaires Étudiant-e-s avait par exemple amené l’idée de faire se lier l’académie du Rojava avec des universités françaises. Des campagnes soutenant la création d’écoles par l’envoi de cahiers ou autres sont aussi envisageables. Sans compter la campagne pour l’envoi de pansements hémostatiques qui facilite le travail pour soigner les blessé-es militaires et civil-es.

Être internationaliste : prendre exemple et accepter de ne plus l’être

Quand percevrons-nous toute lutte internationale comme un débat d’égaux et non pas un travail de soutien à de prétendus plus faibles ? La position de soutien, souvent nécessaire, ne rend pas justice à ce qu’il se passe ailleurs dans le monde, et donc, par exemple, à cette lutte d’ampleur que mènent les peuples du Kurdistan. Plusieurs actions ont été menées par Solidaires afin de mettre en avant cette lutte, avec plus ou moins de réussite. Plusieurs sessions de discussion et formations ont notamment été organisées. Par Solidaires Etudiant-e-s d’abord, qui s’est appuyé sur plusieurs de ses militant-e-s qui s’étaient rendus au Kurdistan en Turquie et a organisé à la fois des formations d’actualité et des formations plus historiques et politiques. Par des Unions départementales interprofessionnelles, comme celle de la Seine-Maritime ou celle de la Meurthe-et-Moselle. Une formation a aussi été inscrite nationalement au catalogue du CEFI13, mais celle-ci traitait de plusieurs pays de la région (Iran, Syrie, Kurdistan) et a fondu la question kurde dans un propos trop large à notre sens. Le présupposé étant sans doute que si on avait fait une formation pour la Syrie, une pour l’Iran et une pour le Kurdistan, on aurait dilué les forces.

Campagne de Solidaires étudiant-e-s, “Des livres pour Rojava”

Relayer la lutte est un moyen de créer du soutien, conséquence mécanique de la position économiquement privilégié d’un pays comme la France. Finalement, il s’agit presque de rendre ce que la colonisation française a volé au cours de l’histoire mais le déplacement intellectuel peut aussi irriguer les luttes moroses que nous menons ici. Ce second point est crucial. Les luttes au Bakur comme au Rojava sont des luttes qui politisent et qui gagnent. La réponse de l’État turc aux propositions civiles est la guerre ; ça en dit long sur la force du mouvement. Celui-ci apporte aussi des réflexions spécifiques sur la question des frontières et des nations. Lors de la formation évoquée plus haut, un militant rappelait que les luttes de décolonisation avaient fait le choix de respecter les frontières créées par les colons pour se simplifier la tâche. Les Kurdes ont été les dindons d’une farce où tout le monde a eu son État sauf eux (la question arménienne ayant été « réglée » par l’URSS). Ils et elles se trouvent ainsi dans une situation qui leur impose de lutter contre des États, dont les peuples ont eux-mêmes lutté pour leur indépendance. On peut ainsi entendre que les Kurdes sont contre le peuple turc et contre le peuple syrien. C’est omettre que les Kurdes n’ont jamais été intégrés au développement de ces États et qu’ils et elles ont été opprimés parce que considérés comme culturellement inférieurs. Ce qui nous importe ici, est mettre en avant la fin de la prétendue modernité de l’État-nation, modèle qui s’est imposé au monde. La situation spécifique des peuples du Kurdistan a poussé le mouvement kurde à revoir le modèle proposé dans le cadre de la décolonisation en essayant de mettre en avant le fait qu’il était possible de faire cohabiter des langues, des cultures et des religions en leur octroyant à toutes une reconnaissance légale et égale.

Pour finir, il faut rappeler que la question n’a jamais été de savoir s’il fallait ou pas être 100 % d’accord avec le mouvement pour le confédéralisme démocratique. Ce que propose ce mouvement n’est pas un modèle international et encore plus précisément, ce n’est pas un modèle pour l’Europe. Dans la théorie du confédéralisme démocratique, l’Europe est bien trop avancée dans le capitalisme pour pouvoir mettre en œuvre ce projet qui se fonde sur la situation périphérique du Kurdistan, pensé comme région coloniale. C’est donc aux Européens (et aux Occidentaux) de se dépêtrer de leur propre situation. Si on tient compte de cette dernière donnée, on déplace la question, qui n’est dès lors plus de savoir si nous devons soutenir ce mouvement, mais si nous souhaitons entrer en discussion avec les idées qu’il porte et même envisager, dès lors, d’oser demander à notre tour à être soutenus. L’idée gratte un peu mais il va falloir s’y faire.

Anouk Colombani.

Notes :

1 Parti démocratique du Kurdistan.

2 Parti des travailleurs du Kurdistan.

3 Les Kurdes n’aiment pas renvoyer aux États auxquels ils sont soumis, séparés sur la Turquie, l’Irak, la Syrie et l’Iran, ils ont donné à ces quatre régions les noms des points cardinaux : nord (Bakur), sud (Bashur), ouest (Rojava), est (Rojalilat).

4 (Ne pas) voir SAS contre PKK, de Gérard de Villiers.

5 Lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres.

6 Il s’agit d’un camp de réfugiés Kurdes, arrivés de Turquie dans les années 90, qui s’installèrent sur un emplacement laissé par Saddam Hussein à 100 kilomètres au sud de Mossoul.

7 Ce parti se réclame du confédéralisme démocratique en Syrie.

8 YPG (Yekîneyên Parastina Gel) : Unités de protection du peuple. YPJ (Yekîneyên Parastina Jin) : Unités de protection de la femme.

9 Son surnom, « Apo », signifie « oncle ».

10 « Petit père des peuples » était un des surnoms donnés à Staline par la propagande des Partis communistes ; en russe, le terme exact était « père des peuples », sans le diminutif « petit », rajouté par une traduction erronée, mais couramment reprise.

11 Repris dans les bulletins Solidaires international et les notes du groupe Kurdistan/Turquie de la commission internationale.

12 Pour les détails, voir le communiqué sur le site de Sud Culture Solidaires.

13Centre d’études et de formation interprofessionnel Solidaires.

Anouk Colombani
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Anouk Colombani

Anouk Colombani participe à la commission internationale, notamment au groupe Kurdistan/Turquie. Elle a milité à SUD étudiant-e-s et, aujourd’hui, est membre de SUD Culture Solidaires et de l’union interprofessionnelle Solidaires Seine-Saint-Denis (93).