Reconversions : se saisir du sujet syndicalement

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Ce court texte ne vise qu’à (re)lancer un nécessaire débat syndical ; en rappelant que celui-ci a existé, qu’on ne part pas de rien … mais qu’il est nécessaire de s’appuyer sur les réalités d’aujourd’hui. Un rapide retour en arrière pose les jalons de ce qui pourrait être une réflexion syndicale rénovée à propos du désarmement, des reconversions nécessaires, en matière industrielle mais aussi de recherche. L’Union fédérale SUD Industrie rappelle l’importance des premiers et premières concerné∙es ; la contribution annoncée pour le prochain numéro contribuera à cela.


Cheminot retraité, Christian Mahieux est membre de SUD-Rail et de l’Union interprofessionnelle Solidaires Val-de-Marne. L’Union fédérale SUD Industrie rappelle l’importance des premiers et premières concerné·es ; la contribution annoncée pour le prochain numéro ira dans ce sens.


La couv et le sommaire du n°61 de Non-violence politique. |Coll.CM]

Juste au lendemain de la seconde guerre mondiale, des arsenaux (Rennes, Roanne notamment) entreprirent la fabrication en grande série de machines-outils, de matériels pour la SNCF, des bateaux de commerce, etc. Rapidement, l’administration centrale a limité la capacité des arsenaux à réaliser des fabrications non militaires, en ordonnant des licenciements alors que des commandes importantes pouvaient être passées. Dans les années 1960, quelques essais de diversification de la production des arsenaux eurent lieu. La plupart du temps, ce processus s’est accompagné d’un transfert des capacités de production vers le secteur privé : établissement de Limoges transféré à la régie Renault en 1960, manufacture de Châtellerault éclatée, en 1968, en diverses entreprises ; atelier de Vernon, à la base des études et mises au point des moteurs de fusées, passé à un entrepreneur privé en 1975 ; ouvertures vers du matériel civil aussi à l’arsenal de Tarbes ou à la poudrerie de Pont-de-Buis, bloquées par les pouvoirs publics.

Une perspective anti-impérialiste, décoloniale, autogestionnaire, pour la paix, ne peut faire l’impasse sur la question du désarmement. Or, ce secteur emploie des dizaines de milliers de personnes, en France ; bien plus à travers le monde. C’est l’hypothèse du travail socialement utile qui est au cœur du problème. La reconversion des industries et recherches actuellement destinées à l’armement, à la militarisation de la société, est la réponse. Mais, là comme ailleurs, pour que nos réponses deviennent des réalités, nous ne pouvons nous satisfaire de slogans. Reconversion, oui mais : décidée par qui ? pour faire quoi ? dans quelles conditions ? à partir de quelles réflexions ? avec qui ? Un récent numéro d’Alternatives non-violentes [1], revient sur les convergences établies dans les années 1970 entre le syndicalisme, principalement la CFDT, et les mouvements intervenant sur la question du désarmement, de la lutte contre la militarisation. « Dans les années 1970-73 […] Jean Authier est postier. Il publie un petit ouvrage, “Les travailleurs face à l’armée”. Il écrira plus tard dans Alternatives non violentes : “Nous savions qu’il existait dans le milieu ouvrier tout un courant favorable à nos idées, des gens tout autant épris que nous de justice et d’un socialisme à dimension humaine”. De fil en aiguille, toutes les grandes centrales syndicales sont abordées par Jean Authier à partir de son petit livre. Le bureau confédéral de la CFDT le diffuse à tout-va. Jean Authier entre également en relation avec les non-violents, si bien qu’ensemble, ils décident d’organiser ici et là des meetings. Celui de Créteil reste dans les annales [2] : plus de 500 personnes dans la salle, et plusieurs n’ont pas pu entrer ! [ …] Il s’ensuit qu’un groupe de travail de syndicalistes voit le jour sur la question des ventes d’armes. Si la France ne vend plus d’armes, quel travail alternatif proposer aux travailleurs de l’armement? La question de la reconversion des usines d’armement s’impose de plus en plus, d’autant plus que le chômage devient une plaie sociale, passant de 120 000 demandeurs d’emploi en 1972 à 1 million fin 1975. À la CFDT, la perspective n’est pas de transférer les capacités de production militaire vers des objectifs civils, mais d’opérer un transfert de pouvoir des élites dirigeantes vers les travailleurs. […] Des syndicalistes se mettent au travail dans les années 1975-81 pour étudier des plans de reconversion partiel des activités de leurs entreprises travaillant pour l’armement. Par exemple, l’arsenal de Tarbes conçoit un prototype de machine-outil à commande numérique. Mais peine perdue, leur direction refuse de donner suite à cette diversification dans la production de l’arsenal en vertu du décret d’Allarde [3] qui interdit aux Établissements d’État de fabriquer des productions civiles. Parmi les nombreuses tentatives de reconversion, en France comme ailleurs, il y a le cas de Lucas Aérospatiale, une multinationale britannique spécialisée notamment dans la production d’équipements destinés à l’industrie aéronautique civile et militaire. Un plan de reconversion des activités militaires (70%) est mis en chantier. Si bien, qu’en 1976, ingénieurs, techniciens et ouvriers présentent à leur direction centrale un plan de mille pages avec des propositions concrètes et variées. Il en résulte que leurs usines peuvent délaisser des productions militaires pour s’investir dans la recherche océanographique, de nouveaux systèmes de freinage, l’équipement médical… Leurs propositions montrent que la reconversion des industries d’armement vers le secteur civil est techniquement possible. Finalement, la direction de Lucas Aérospatiale refuse ce plan, invoquant le fait que cette reconversion ne serait pas assez rentable pour l’entreprise qui cherche à maintenir un profit maximal, généré par son secteur armement ! »


Titre de l’article sur la réunion de mai 1975, organisée par l’UD CFDT Val-de-Marne, en pages centrales du mensuel Union pacifiste. [Coll. CM]

Les liens entre mouvements pacifistes, antimilitaristes, non-violents et le syndicalisme, du moins celui alors représenté par la CFDT, demeurent durant ces années 70/80. En témoigne un extrait du journal du Mouvement pour une alternative non-violente (MAN), en 1983 [4]. Cette fois, il s’agit de l’interview du secrétaire de la fédération des personnels de la Défense nationale de la CFDT. Non-violence politique pointe les réflexions syndicales sur la reconversion : « Le congrès de la fédération Défense nationale de la CFDT a donné une place assez importante à une réflexion sur la diversification des productions des Arsenaux et Etablissements d’Etat. Pourquoi cette réflexion ? ». La réponse du secrétaire fédéral est CFDT précise les choses : « Ce qui nous amène à discuter de la diversification, c’est d’abord notre souci de préserver le statut de nos établissements et l’emploi des personnels que l’on représente. Ceci est notre première préoccupation, même si nous prenons position en Congrès sur les problèmes de désarmement, du tiers-monde et des rapports Nord-Sud … Aborder ce sujet fut parfois difficile, vu les réticences de la part de nos structures responsables qui craignaient un peu que, si nous commencions à traiter des problèmes de désarmement et du type de fabrication de nos établissements, l’on scie la branche sur laquelle nous sommes assis. L’entreprise s’est avérée positive, notre réflexion ayant bien accroché nos syndicats. […] Dans notre démarche syndicale militante, nous faisons le lien entre nos positions fondamentales et les problèmes de la profession ; ce qui donne beaucoup plus de crédibilité au débat sur la diversification. La critique que d’ailleurs on peut faire à certains organismes et individus qui se penchent de façon très louable sur ces problèmes, est qu’ils n’ont qu’une vision des choses assez utopiste, pas suffisamment raccrochée à l’ensemble des réalités. Il y a les réalités économiques, les réalités politiques mais aussi les réalités sociales. Les travaux du Congrès nous poussent à poursuivre dans cette voie. Ce sera une voie très accidentée, lente à gravir mais elle sera poursuivie parce que nous resterons très près des gens, et nous ne nous détacherons pas de leurs préoccupations. […] Bien sûr, on a beau raconter les expériences vécue comme Lucas Aerospace ou même rappeler les situations qu’ont connues nos propres établissements, celui de Tarbes par exemple avec ses difficultés pour fabriquer des machines-outils. N’empêche que c’est quand même assez nouveau. […] Il faut que nous soyons très clair. Nous ne sommes pas sur l’axe de la reconversion de nos établissements. Nous pensons que dans d’autres secteurs, le secteur privé notamment, il est scandaleux de faire du profit à l’aide de ventes d’armes. Dans ces secteurs, qui dépendent chez nous de la Fédération générale de la métallurgie (FGM), on doit réfléchir à une reconversion totale. Nous, nous nous situons sous l’angle de la diversification, c’est-à-dire, que parallèlement à cette priorité d’études et de fabrications que nous revendiquons, nous devons consacrer une partie de nos capacités créatives à fabriquer du civil. Ce volume de fabrication sera restreint au début puis doit progresser par la suite. Pour pousser les choses à l’extrême, disons qu’une diversification à 100% serait équivalente à une reconversion. Ce n’est pas pour demain. ». Effectivement, ce ne fut pas pour demain ni après-demain. Nous sommes en 1983, le secrétaire fédéral CFDT mentionne à plusieurs reprises « l’espoir » que représente l’arrivée de la gauche au pouvoir deux ans auparavant ; on sait ce qu’il en advint. Par ailleurs, il faut noter que, dans les débats internes à la CFDT, la fédération de la Défense nationale ne se situait nullement dans la gauche syndicale. Ceci dit, reconnaissons que les réflexions de cette « droite de la CFDT », ses liens avec le mouvement social, étaient encore à un niveau qui n’est pas celui de tout le syndicalisme 40 ans plus tard.


Christian Mahieux


Dessin de Cabu, donné pour la une de Union pacifiste n°131, avril 1978. [Coll. CM]

[1] Alain Refalo, François Vaillant, « Et si la France ne vendait plus d’armes », Alternatives non-violentes n°203, juin 2022.

[2] Également évoqué ici, dans ce même numéro : « 1979 la caravane du désarmement Bruxelles-Varsovie Ni OTAN ni Pace de Varsovie ». A l’époque, a démarche initiée par Jean Authier autour de la thématique « Les travailleurs face à l’armée »fait l’objet de plusieurs articles dans le mensuel Union pacifiste.

[3] Loi de 1791.

[4] Non-violence politique n°63, juillet-août 1983.


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