1979 : la caravane du désarmement Bruxelles-Varsovie – Ni OTAN ni Pace de Varsovie

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Les « Marches internationales non-violentes pour la démilitarisation » se sont déroulées durant les années 1970/80. La première eu lieu en 1976, dans l’Est de la France (Metz, Gravelotte, Verdun, Douaumont…) ; chaque année, d’autres suivirent : entre l’Allemagne et la France, ainsi qu’en Sardaigne (1977) ; en Catalogne et Sardaigne (1978) ; entre Avignon, La Spezia, Ljubljana (1980) ; en Hollande (1981) ; en Andalousie (1982)… Toujours étaient visés des lieux symboles des tueries guerrières, de la militarisation des sociétés, tant « de l’Ouest » comme « de l’Est » selon la terminologie de l’époque. Les bases militaires de l’OTAN et des villes représentant le Pacte de Varsovie étaient souvent ciblées, même si les passages « à l’Est » étaient particulièrement difficiles. On retrouvera ce souci du non-alignement sur les blocs militaires et politiques existants, les années qui suivirent, avec le Comité pour le désarmement nucléaire en Europe (CODENE) et la bataille « Ni SS 20 soviétiques ni Pershing 2 américains ». Mais nous nous intéresserons ici à la troisième Marche internationale pour la démilitarisation, de Bruxelles à Varsovie, en 1979.


Cheminot retraité, coopérateur des Editons Syllepse, Christian Mahieux est membre de SUD-Rail et de l’Union interprofessionnelle Solidaires Val-de-Marne, il coanime le Réseau syndical international de solidarité et de luttes [1]. Ancien objecteur insoumis, il participe au collectif Non au SNU et fait partie des initiateurs de l’appel « Nous soutenons les réfractaires à l’armée russe [2] ».
[1] laboursolidarity.org
[2] ceriseslacooperative.info/2022/09/30/nous-soutenons-les-refractaires-a-larmee-russe-2/


Affiches des Marches de 1979 et 1980. [Coll. CM]

L’initiative de l’été 79 s’insère dans la dynamique évoquée plus haut des marches antimilitaristes commencées en 1976. Antimilitaristes, pour la démilitarisation, non-violentes, pour le désarmement : les qualificatifs furent l’objet de débats longs, serrés et répétitifs. Les termes varièrent quelque peu, d’une année à l’autre. Nous sommes dans une période où les collectifs militants pouvaient s’offrir le luxe (mais sans doute aussi l’erreur) de s’affronter car, en France par exemple, antimilitaristes, non-violents, objecteurs de conscience, insoumis, membres de comités de soldats, pacifistes, déserteurs, constituaient, chacun dans leur « catégorie », plusieurs groupes sur l’ensemble du territoire [1]. Pour 1979, on parla de « Caravane du désarmement ». Les marches se déroulaient en été, mais leur préparation s’étalaient sur l’année. Bilan de la précédente et préparation de la prochaine rythmaient les réunions quasi mensuelles à travers l’Europe : Dijon, Mulhouse, Lorrach, Paris, Bruxelles, Avignon, Cologne pour cette année-là. D’autres années, ce furent Metz, Heidelberg, Verdun, Lyon, Rome, Berne, Fribourg, Strasbourg, Maubeuge…

D’où vient le projet Bruxelles-Varsovie ?

Une note réalisée à l’issue de la coordination internationale de la « quatrième marche antimilitariste » (Dijon, septembre 1978) retrace ce bout d’histoire : « Ces dernières années des marches internationales pour le désarmement furent organisées dans différents pays d’Europe. Il y eut également des marches nationales en Italie, en Espagne, aux USA. […] En 1976, lors de la réunion d’évaluation de la première marche internationale, est née l’idée d’organiser ultérieurement une marche qui unirait les populations à l’Est et à l’Ouest. Il fut tout d’abord projeté d’organiser une marche de Paris à Moscou. Ce projet fut discuté en Conseil de la War Resister’s International (WRI [2]), à Vlotho, en avril 1977. Il en ressortit finalement la proposition d’organiser un train international qui relierait Bruxelles (quartier général de l’OTAN) à Varsovie (Pacte de Varsovie). […] Les organisations suivantes ont offert leur soutien pour l’organisation du train : Internationale des résistants à la guerre, Partito Radicale (Italie), Lega socialista per il disarmo (Italie), Insoumission collective internationale et la coordination des marches internationales. » En octobre, le groupe allemand de préparation des marches faisait connaître son désaccord avec l’organisation d’une telle initiative pour 1979, le délai lui paraissant trop court. La réunion internationale de novembre actait la poursuite du travail pour ce « train du désarmement » à partir des coordinations françaises, italiennes, belges, des contacts en Hollande et Grande-Bretagne, et d’une partie des allemands.


Actions à Bruxelles (en haut) et Berlin (en bas). [Coll. CM]

Une marche, un train, mais quels objectifs ?

Dans chaque pays, des appels étaient lancés pour participer à la construction de cette marche … en train. Celui diffusé en France affirmait « L’armée a pris une place prépondérante dans la vie sociale, politique, économique de chaque pays. Instrument de répression, elle brise les grèves, lutte contre les mouvements de libération nationaux, permet aux régimes les plus sanglants de se maintenir, en fournissant une aide matérielle ou “humaine”. Régulatrice de l’économie, elle écarte chaque année 300 00 jeunes du “marché” de l’emploi, utilise des dizaines de milliers d’ouvriers à la fabrication de marchandises vite périmées, facilite par les ventes d’armes la balance économique des pays les plus puissants. Principal propriétaire foncier, elle utilise ses camps pour exposer son matériel de mort, prépare la guerre civile. Aiguillant la recherche scientifique, elle intensifie les essais concernant les différents types de bombes ou les armes bactériologiques. Assurant son rôle de surveillance, elle participe, par le biais des affectations de défense qui permettent de connaître la situation de chacun, au fichage de la population. Bénéficiant de pouvoirs exceptionnels, elle peut, à tout moment, quadriller le pays légalement ; d’ores et déjà, elle contrôle fortement les transports et communications. Le militarisme a aussi des conséquences dramatiques sur le plan international. Morts de millions de personnes dans les guerres qui se déroulent un peu partout dans le monde, qui ne servent que les intérêts de politiciens et industriels ; meurtre des habitants des pays sous-développés, par le commerce des armes qui gaspille des sommes fabuleuses, lesquelles seraient plus utiles dépensées autrement ; les expériences militaires (en particulier nucléaires) détruisent l’équilibre écologique de la terre, ou plutôt ce qu’il en reste.

 […] Nous avons décidé de créer, en 1979, un train pour le désarmement. Il reliera Bruxelles à Varsovie […] Par cette action, nous entendons :
– > Réclamer la démilitarisation, seule issue possible pour éviter un conflit généralisé à plus ou moins long terme.
– > Réclamer la dissolution des pactes militaires ; notamment, l’OTAN dont le siège est à Bruxelles et le Pacte de Varsovie.
– > Exiger la reconversion des dépenses et structures militaires en dépenses et structures socialement utiles.
– > Protester contre les ventes d’armes, contraire au progrès social dans les pays industriels et qui renforcent la pauvreté et la dépendance des pays sous-développés.
– > Montrer notre opposition à tout ce que représentent l’armée et la militarisation.
– > Montrer aussi que notre antimilitarisme se retourne indifféremment contre les régimes des pays de l’Est et de l’Ouest.
– > Défier les gouvernements de mettre en pratique les résolutions qu’ils formulent inlassablement lors des conférences internationales. »

Suivaient des précisions sur les trajets envisagés pour le train, précision faite qu’à chaque étape, à travers la Belgique, l’Allemagne de l’Ouest, l’Allemagne de l’Est ou la Tchécoslovaquie et la Pologne, « manifestations et réunions publiques » sont envisagées. Les difficultés techniques financières relatives à la mise en marche d’un train, l’absence de facilitations politiques pour sa mise en œuvre à l’Ouest, les non-réponses, durant des mois, des autorités polonaises avant que son « Comité de la paix » multiplie les discours évasifs et, aussi, l’insuffisance des forces pour porter un tel projet amenèrent, finalement, à le revoir un peu à la baisse. A la baisse pour ce qui est de la forme ; pas sur le fond, l’axe Bruxelles-Varsovie, OTAN-Pacte de Varsovie, démilitarisation à l’ouest et à l’est, étant maintenu. Pas de train, donc mais une caravane de bus, telle est la décision prise en avril.


Photo illustrant un article, dans La Gueule ouverte, sur l’action à Varsovie, le 9 août 1979. [Coll. CM]

Actions de Bruxelles à Varsovie

Les comptes rendus publiés dans la presse militante retracent ces 10 jours contre l’OTAN et le Pacte de Varsovie, de Bruxelles à Varsovie. Le vendredi 3 août, à Bruxelles est organisée une marche vers le quartier général de l’OTAN, avec des arrêts devant le cabinet du Premier ministre, l’ambassade de Pologne, la Commission européenne, l’ambassade d’Allemagne de l’Est. Samedi 4 août : manifestation, puis meeting à Cologne. Dimanche 5 août : l’annulation, par le groupe local, de la manifestation prévue à Brême laisse place pour une longue assemblée générale des marcheurs et marcheuses. Le lundi 6 août, une marche à travers la forêt atteint le site nucléaire de Gorleben. La journée du mardi 7 août est consacrée au voyage vers Berlin, à travers l’Allemagne de l’Est ; une vingtaine de personnes passent individuellement la frontière de façon à préserver la possibilité d’action « à l’Est » ; la caravane est bloquée trois heures à la frontière. Dans Berlin-Ouest, le mercredi 8 août, les policiers allemands, sur ordre américain, arrêtent la manifestation ; « nous contournons le barrage et nous retrouvons au Check point Charlie, à la frontière est-allemande ; les premiers d’entre nous commencent les formalités d’usage aux frontières, lorsqu’inopinément les policiers est-allemands bloquent l’accès pour ceux qui n’étaient pas encore rentrés et expulsent, de manière assez sèche ceux qui se trouvaient à l’intérieur. La frontière est fermée. Nous entamons alors un sit-in entre les deux polices allemandes, qui durera jusqu’à la sortie -fait exceptionnel, parait-il- des Est-Allemands qui, sans ménagement, commencent à déblayer le passage. Comme l’indiquera le lendemain un journal berlinois, “les marcheurs se retrouvent entre la police allemande et la police allemande (« Est » et « Ouest »)”. » Le jeudi 9 août, nouvelle manifestation dans Berlin-Ouest ; une douzaine de militantes et militants réussissent à partir pour Varsovie, rejoindre celles et ceux qui y étaient déjà. Vendredi 10 août, dernière manifestation à Belin-Ouest, avec diffusion de tracts à l’intérieur d’une base américaine. A Varsovie, « une dizaine d’entre eux s’enchaînent autour d’une statue, les autres déploient une banderole en polonais (“OTAN, Pacte de Varsovie, désarmement”), distribuent des tracts […] Plusieurs groupes de discussion se sont formés. L’action a duré 2h30. Quelques Polonais qui s’étaient joints à nous ont été, ensuite, interpelés. »


Un appel de soutien « large » permettant de faire connaître l’initiative  ; parmi les signatures, Fernando Arrabal, Jean-François Batelier, Simone de Beauvoir, général Jacques de Bollardière, Claude Bourdet, général Costa Gomez, Gilles Deleuze, Jean-Jacques de Felice, Raymond Forni, Suzan George, Gisèle Halimi, Théodore Monod, Piem, Jean-Paul Sartre, Siné, Haround Tazieff, Charles Tillon, Michel Tubiana, Pierre Vidal-Naquet, Emilie Carles… [Coll. CM]

Impérialisme, militarisme : ce n’est jamais le camp des travailleurs et travailleuses

La caravane Bruxelles-Varsovie, et notamment les manifestations à Bruxelles, Berlin et Varsovie trouvèrent un peu d’écho dans les médias de plusieurs pays, sans parler d’une partie de la presse militante. Mais ce n’est qu’une infime pièce dans la lutte contre les pactes militaires. Il en est de même pour toutes les marches internationales pour le désarmement ; tout comme la campagne contre les missiles américains et soviétiques évoquée plus haut, organisée en France, par le CODENE. Ce sont des illustrations des luttes alors menées contre tous les blocs militaires, contre tous les impérialistes, tandis que dans le monde militant occidental, une partie non négligeable avait bien du mal à dénoncer (ou soutenait) l’URSS, où il n’y avait pourtant ni socialisme ni soviets. Quelques années après les évènements racontés ici, le « bloc soviétique » a éclaté. Le Pacte de Varsovie a disparu, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) a été maintenu et étendu, l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) a été créé, … la vie continue pourrait-on dire s’il ne s’agissait pas d’organisations de mort.


Le livret du marcheur, édition 1979. [Coll. CM]

Quelles répercussions dans le mouvement syndical ?

A l’époque, ces Marches n’ont eu aucun écho, à l’échelle national, dans les confédérations syndicales. Elles trouvent (un petit) écho au sein de quelques sections syndicales et syndicats CFDT, par le biais de militants et militantes engagé∙es sur les questions liées à l’armée et/ou au désarmement et/ou à la non-violence. Mais les débats qui l’entourent et les revendications qu’elles portent ne sont pas étrangères à une partie de « la gauche syndicale [3] », essentiellement au sein de la CFDT. Ainsi, le 22 mai 1975, l’Union départementale CFDT du Val-de-Marne organisait, à Créteil, un débat s’insérant dans un cycle « Les travailleurs face à l’armée », lancé notamment par l’Union pacifiste de France. Il y avait … 500 personnes. Se retrouvaient là, des militantes et militants antimilitaristes, non-violent∙es, pacifistes, des syndicalistes de divers secteurs professionnels de la région parisienne, des Lip venus de Besançon pour l’occasion, des représentants nationaux aussi, par exemple de la fédération CFDT organisant les travailleurs et travailleuses du secteur de l’armement. Les sujets du désarmement, de la dissolution des pactes militaires, de la lutte contre la militarisation, du soutien aux réfractaires, des alternatives en matière de défense, etc. sont syndicaux. Comme les autres questions, nous devons les aborder à partir de notre situation, c’est-à-dire de notre classe sociale -celles et ceux qui n’exploitent le travail de personne- et dans l’intérêt collectif.


Christian Mahieux


[1] Voir à ce sujet : Théo Roumier, « Contester dans l’armée », Les utopiques n°6, juin 2017 et Christian Mahieux, « Contester l’armée », Les utopiques n°6, novembre 2017.

[2] Internationale des résistants à la guerre (wri-irg.org), dont sont membres, en France, l’Union pacifiste (unionpacifiste.org), le Mouvement de l’objection de conscience, le Mouvement international de la réconciliation et le Mouvement pour une action non-violente.

[3] Voir : Michel Desmars, « Quand la gauche syndicale se dotait d’outils pour avancer », Les utopiques n°4, décembre 2016.


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