Dans l’eau trouble de nos errances autoritaires : éveiller la conscience

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Dans le panel des termes encore en vogue dans les milieux qui se pensent à gauche, l’un d’eux occupe une place de marque : la conscience. Hérité d’un marxisme de parti, ce terme s’inscrit dans le schéma argumentatif et stratégique suivant : il faudrait « éveiller » la conscience « quotidienne » pour transformer les collègues en camarades ; il faudrait élever la conscience -quelque part « inconsciente »- à la « conscience critique » (on n’utilise plus conscience « de classe » que du bout des lèvres). L’utilisation de ce terme trahit un héritage autoritaire et une mécompréhension fondamentale autant de la manière dont la pensée se construit dans le capitalisme, que des moyens qui sont à la disposition de ceux qui entendent le renverser radicalement.
Pour aller plus loin : Rosa Luxemburg, Réforme ou révolution ? Grève de masse, parti et syndicat, éditions Maspero, 1969 (Rééd.) ; Anton Pannekoek, Les conseils ouvriers, éditions Spartacus, 1982 ; Otto Rühle, La révolution n’est pas une affaire de parti, éditions Entremonde, 2010 ; Tom Thomas, Conscience et lutte de classe, éditions Contradictions, 2006.


Professeur dans le secondaire à Liévin, membre de SUD Education Pas-de-Calais, Ivan Jurkovic est aussi traducteur de l’allemand, membre du collectif d’édition Smolny et animateur du site liremarx.noblogs.org.


Affiche de prévention dans les mines, faisant prendre conscience aux mineurs des dangers auxquels les patrons les exposent. [DR]

Point n’est besoin d’un long exposé pour voir ce que la démarche conscientisante comporte de mépris et de condescendance. La connotation bouddhiste d’un éveil de la conscience croise ici celle d’une conception kantienne d’un peuple qui serait en état de « minorité » et qu’il faudrait aider à en sortir (Qu’est-ce que les Lumières ?). Entre une conception religieuse départageant les éclairés de ceux à qui il faudrait apporter la lumière, et une conception libérale s’enracinant dans le mythe platonicien de la caverne paradigmatique de la pensée bourgeoise, seule est en mesure de combattre une pratique qui s’inspire des thèses développées par Marx. Mais rappelons que Marx entend tout d’abord, jusqu’en 1845 (Lettre à Ruge), « réformer la conscience ». Lui-même, prend le chemin d’une production intellectuelle qui viendrait éclairer les masses, pour leur permettre d’avoir conscience de l’illusion dans laquelle elles végètent. Il remettra rapidement en question cette approche, pour verser tout d’abord dans le matérialisme nominaliste (dénoncer que certains concepts ne désignent rien), pour ensuite s’approfondir dans ce qu’il a appelé le « fétichisme de la marchandise » et a bien souvent été compris de manière biaisée. Ce chemin, l’histoire du mouvement ouvrier l’a suivi aussi, mais, comme le montre l’usage encore actuel de la notion de conscience comme ce qui doit être éveillé par une élite éclairée, il est manifeste que nous nous sommes arrêtés en cours de route.

Les raisons en sont multiples : l’absence d’un mouvement de classe révolutionnaire, le réformisme des syndicats, des partis, etc., ont réduit l’horizon de la réflexion sur le sujet révolutionnaire aux seules conditions existantes. La pensée s’est mise au niveau des conditions matérielles existantes : elle est réformiste car il n’y a pas de radicalité dans l’air. L’utilisation du terme de conscience est si paradoxale qu’un rapide examen nous en montre la bêtise : le marxisme s’est présenté comme matérialiste, en insistant sur la primauté des conditions matérielles, mais dès qu’il s’agit de stratégie à adopter, ce matérialisme disparaît, pour faire place à un véritable idéalisme, au sens où les idées seraient le moteur de l’histoire. Ce paradoxe est manifeste, et il montre la vacuité d’un tel matérialisme qui est bien éloigné de ce que Marx développe. Or les marxismes de parti ont insisté (et parfois se sont fait de sacrés nœuds) sur le « rapport base/superstructure », la « dialectique entre le matériel et l’idéal », le sacrosaint Graal du passage « dialectique de la classe en soi à la classe pour soi », etc. Ils n’ont fait alors que thématiser des paradoxes qui traversaient leurs pratiques, encore empreintes de distinctions propres à une pensée bourgeoise.


La révolution n’est pas une affaire de parti d’Otto Rühle, aux éditions Entremonde.
 

Mais de quoi doit-il être pris conscience ? En général, on entend par là, la connaissance de la misère de sa condition, le fait que celle-ci est partagée, et que pour l’améliorer, il faut agir collectivement. Cette démarche, qui ressemble à s’y méprendre à la sociologie ou à l’anthropologie s’inscrivant dans une démarche appelée « participative » du chercheur ou de la chercheuse, n’a pas besoin de passer par la notion de conscientisation. C’est du travail d’organisation, au sens de « faire émerger les organes » qui rendent possible la lutte. Il n’y a rien de faux à déconstruire, d’illusoire à détruire, de voilé à dévoiler. Il n’y a que du non-dit, parfois même tabou, à transformer en mots et en actes. L’objectif est bien l’organisation, non la conscientisation. Une pratique révolutionnaire qui s’enracine véritablement dans la manière dont Marx aborde les phénomènes d’émergence de concepts part d’un constat simple : une conscience radicale émerge avec des pratiques radicalisées par des conditions qui exigent leur radicalisation. Et, contrairement à ce que Marx écrit en 1843-1844, à la racine de l’homme il n’y a pas l’homme, mais des rapports sociaux historiquement et socialement produits. Dans le mode de production capitaliste, ces rapports sociaux se sont autonomisés et génèrent un ensemble de modes de pensée, qui, comme pour d’autres formations historiques, correspondent à la réalité vécue par les individus en leur sein. Par conséquent, il n’y a pas de conscience fausse ou véritablement illusoire, il n’y a que des concepts qui correspondent à la rationalité requise pour la poursuite de sa propre existence dans le mode de production capitaliste. Par exemple, penser que c’est le travail qui est rémunéré (et non sa force de travail) correspond à la réalité vécue et à la présentation de la rémunération telle qu’elle apparaît sur une fiche de paie. Pour le capitaliste, seul lui importe le profit, et non le taux de plus-value, et pour le propriétaire foncier, il est tout naturel de penser que c’est la propriété de la terre, voire la terre elle-même, qui génère de la valeur. Les concepts, aussi faux soient-ils lorsque l’on analyse précisément le mode de production capitaliste, possèdent une validité objective car ils correspondent à ce dont les agents font l’expérience dans le capitalisme. En tant que tels, ils sont opérants pour guider l’action des individus, et rien dans l’expérience ne semble immédiatement les invalider. Dans l’ensemble, ces idées sont donc adéquates, elles correspondent à l’expérience que l’on fait ; elles ne sont pas fausses, néanmoins elles reposent sur des présupposés propres à la production marchande capitaliste, présupposés dont on doit se prémunir pour mener une action révolutionnaire efficace. Et la notion de conscience repose sur ces mêmes présupposés.

De la même manière, s’il est faux de considérer les immigrés comme des ennemis sur le marché du travail, cette conception correspond exactement aux idées véhiculées par une classe dominante véritablement puissante qui dispose des moyens de production d’informations. Cela correspond aussi à un état du marché du travail où l’individu est en insécurité prolongée, en précarité forte. C’est une conception qui dérive aussi d’un profond manque de clarification dans les partis se disant représentants de la classe ouvrière, sur la notion de nation. Il n’est pas de racisme (tel qu’il existe aujourd’hui) sans qu’une véritable identité soit associée à celle de la nationalité. Tant que ce travail de clarification n’a pas été entamé, aucun discours ne pourra briser le mur du racisme. Le mur du racisme ne peut, en fait, pas être brisé par un discours ; il ne peut l’être autrement que par la solidarité dans les pratiques de lutte. Même si ces luttes répondent à des besoins immédiats, le constat par la pratique, de la communauté d’intérêts entre des parties de la population qui se considèrent comme antagonistes ne peut plus ensuite être transformé par un discours, ou bien plus difficilement.

La seule transformation véritablement profonde qui peut avoir lieu est celle qui passe par la pratique dans les luttes. Il n’y a pas de conscience à éveiller, il n’y a que des pratiques à radicaliser. A radicaliser dans les moyens et dans les objectifs. A cet endroit, nous trouvons un autre écueil. La plupart des appels à la grève générale, même à la simple grève, parfois à la mobilisation, à la manifestation, sont en profonde rupture avec les enjeux quotidiens, réels, immédiats, aux besoins réels et aux perspectives réalistes de ceux qui doivent les porter. Celui qui croit devoir éclairer les consciences reproduit la division sociale du travail, entre le travailleur intellectuel, le membre du parti éclairé, qui a le temps d’apprendre, certainement aussi en raison de sa provenance sociale et de son activité laborieuse, et le travailleur manuel, dont on déplore, le pauvre !, qu’il n’a pas eu le temps de lire. Alors on se propose de lui expliquer. Si ces travers de la conception de la stratégie à adopter dans la lutte de classe ont été identifiés depuis longtemps, ce n’est pas par hasard qu’il n’ont pas percé. Critiques du léninisme, du stalinisme, du trotskysme, du maoïsme, ces tendances dans le marxisme ont été évincées car elles ont toujours été dans l’opposition au sein des partis dits de classe. S’étant toujours opposées aux directions de parti, au rapport autoritaire et dirigiste qu’elles entendaient instituer avec les masses, ces oppositions, exclues, emprisonnées, assassinées, n’ont pas eu le moyen d’être visibles.


Les conseils ouvriers d’ Anton Pannekoek, aux éditions Spartacus.

On a besoin de penser qu’il faut éveiller les consciences pour une raison simple : parce que nous sommes profondément insatisfaits, en tant que révolutionnaires, de l’état de la lutte des classes. Et c’est tout à fait compréhensible. Ne voyant pas les pratiques de lutte se radicaliser, on se replie sur ce que nous savons faire : écrire, parler, publier, agiter, faire du théâtre, haranguer, etc. Cet espace de pratiques dont nous sommes les héritiers et dont nous perpétuons la tradition a sa place dans une société qui nous paraît ne pas se mettre en mouvement à la hauteur des injustices qui la traversent et de la souffrance qui y est vécue. S’il est une chose à faire pour voir se radicaliser les pratiques, c’est bien seulement ouvrir des espaces pour que les solidarités de classe puissent exister ; garantir que l’accès à soi soit ouvert à chacun. L’accès à sa propre souffrance est bien souvent barricadé, et peut passer par un mutisme alcoolisé, une forme de déni du réel et des syndromes de Stockholm envers nos patrons. Nous devons seulement ouvrir les espaces, pour que les passerelles soient jetées, pour que les maux se changent en mots, et qu’ils constituent ce nouveau terreau d’expérience partagée transformant la souffrance au travail en joie dans la lutte. La radicalité de l’ampleur des souffrances vécues, nous la voyons, et cette vision d’horreur nous obsède au point que nous souhaitions que celles et ceux qui en sont les victimes en aient « conscience » pour devenir « des actrices, des acteurs ». Le spectacle de la souffrance nous fait perdre la tête et présupposer que les souffrants sont passifs, et que cette souffrance est incapable, par elle-même, de les rendre actrices et acteurs. Nous n’avons pas confiance, et c’est bien parce que nous doutons que nous nous replions sur des schémas conceptuels confortables – un petit salon bourgeois, avec un canapé « conscience », une armoire « grève » et un buffet « Marie-George ».

Nous avons donc vu qu’en plus d’être méprisante et condescendante, la volonté de conscientiser les masses est une démarche bêtement idéaliste et inutile, qui détourne de modes d’action bien plus efficaces et appropriés pour intervenir dans la lutte des classes ; elle reproduit des divisions de classe, de manière assez grossière. La notion de conscience provient de l’héritage autoritaire du marxisme de parti dont nous devons, enfin, nous démarquer nettement. Pour autant, cela ne congédie pas complètement la notion quand on la considère de classe et surtout si elle répond à la définition suivante : une conscience de classe se construit, se matérialise ; c’est ce que fait la classe révolutionnaire en ayant conscience de le faire et de la nécessité de le faire. Si l’on ne considère pas les choses sous cet angle, on se retrouve toujours prêts à accepter l’idée qu’il faut encadrer et diriger ce que font les masses.


Ivan Jurkovic


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