Ouvrière-établie à Flins

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L’usine automobile de Flins (78) fit date, en 1968, par les affrontements entre les ouvrier.es appuyés par les étudiant.es d’un côté, et la maîtrise et des CRS de l’autre. De nouveaux et nouvelles militant.es se levèrent à cette occasion. Fabienne Lauret fut de celles-là. Etudiante en histoire, elle adhérait aux conceptions de l’Organisation communiste Révolution1. La jeune organisation préconisait « l’établissement » en usine en interprétant la phrase de Mao Zedong, qui estimait que les intellectuel.les devaient se lier aux ouvrier.es et paysan.nes, « non seulement pour y faire un tour en regardant les fleurs du haut de son cheval » mais pour y faire des enquêtes,« descendre de cheval pour regarder les fleurs »2 ». Cette pratique de « l’établissement », répandue en Asie (Chine, Vietnam…) ne l’était pas encore en France, hormis la position très spécifique des prêtres-ouvriers et quelques rares intellectuel.les d’origine chrétienne ou trotskiste (Simone Weil,Michèle Aumont, Simonne Minguet). Près de deux mille jeunes prirent cette voie dans l’après 68, pour l’essentiel maoïstes, mais pastous3.Ce fut le cas de Fabienne et de son compagnon qui décidèrent de s’embaucher à l’usine Renault de Flins afin de partager les conditions de vie et d’existence des ouvrier.es français et immigrés de cette grande usine de 22 000 salarié.es. Pour Les utopiques, Fabienne Laurent a répondu aux questions de Robert Kossman. Mais mieux encore, il y a son livre !

As-tu hésité à prendre ta décision, en 1972, d’aller travailler en usine ?

Non ! Je végétais dans mes études, un an à Censier et un an à Jussieu ; je militais surtout dans les quartiers avec les Comités d’action. Mon compagnon de l’époque Nicolas Dubost4 était moteur dans notre organisation pour promouvoir l’établissement. Je n’ai pas eu d’hésitation, j’étais emballée et convaincue. J’en ai parlé à mes parents qui ne m’ont pas dissuadée. Mais nous ne nous sommes pas établis individuellement, nous étions une équipe interne/externe à l’usine et nous étions sur le quartier, sur l’habitat aussi.

Pourquoi écrire seulement maintenant ?

J’en ai toujours eu envie. J’ai écrit dans la revue « Travail »,puis j’ai été contactée par « les Temps Modernes »qui m’ont proposé 30 000 signes pour « Une vie de femme à Renault Flins »5, ça m’avait paru énorme. Après le contact avec mon éditeur,Syllepse, j’ai suivi un stage d’écriture d’une semaine, puis j’ai pris un « coach » qui m’a aidée à faire le plan et suivre mon travail pendant un an. Aujourd’hui, je participe à un atelier d’écriture sur ma région, avec des ouvriers, des gens du Montois (78).

Tu es restée 11 ans à l’atelier de couture puis, après formation,tu es devenue bibliothécaire et discothécaire. Quelle période as-tu préféré dans ton parcours ?

Ce qui me plaisait à la couture, c’était l’action syndicale et les grèves qu’on a pu mener, mais l’atelier était en train de mourir. Ensuite, j’ai passé un Certificat d’aptitude aux fonctions de bibliothécaire. Le contenu du travail était plus intéressant mais j’ai regretté l’ambiance syndicale, on ne participait pas à la lutte de classes aussi clairement. J’ai rencontré à ce moment mon nouveau compagnon à l’usine, ça m’a aidé à tenir et à rester. Au Comité d’entreprise, il y avait une ambiance chaleureuse alors que c’était épisodique à la couture. On avait moins de pression hiérarchique, pas de pression des horaires, ni d’une cadence à donner et on avait un projet. Les premières années, ça a été un épanouissement, ensuite j’ai eu des démêlés graves avec FO, que je raconte dans mon livre.

Quelles ont été les réactions dans la CFDT lorsque tu as proposé la constitution d’un MLAC ?

A l’atelier, il y avait des ouvrières qui demandaient des adresses de médecins pour avorter, malgré l’illégalité à l’époque. On n’avait pas mesuré, quand on a annoncé la création du MLAC des Mureaux, l’effet que ça ferait sur le dirigeant de la CFDT de l’usine. Paul Rousselin était chrétien croyant, il n’a pas accepté et s’est mis en congé de la section. Mais il était très minoritaire, on ne l’a pas vu pendant plusieurs mois et puis ça s’est tassé. Notre section MLAC s’est peu développée puis a été abandonnée. Paul est revenu l’année suivant et a repris ses fonctions. On n’en a jamais rediscuté.

Quelles étaient les relations avec la CGT de l’usine ?

Elle était, à l’époque, complètement dominée par le PCF, les gauchistes n’étaient pas les bienvenus ! Lutte ouvrière avait ses militants clandestins dans la CGT, mais pour notre organisation il fallait être présents, sans cacher notre étiquette,dans les deux syndicats les plus importants. La concurrence dans les grèves était dure : parfois des insultes, de la bousculade entre militants CGT et CFDT surtout au moment des grèves Talbot de1983. Après 1989, le PCF s’est affaibli, il a été remplacé par LO mais ce n’était pas mieux ! Quant à mon atelier, à la couture, c’était correct ; avec la déléguée CGT, on pratiquait l’unité.

Tu es restée à la CFDT jusqu’en 2008. Beaucoup l’ont quitté avant. Quelle position la section Flins a-t-elle prise par rapport aux divers « recentrages » (Edmond Maire et les« coucous » en 1977, Nicole Notat en 1995 en soutien à Juppé, François Chérèque en 2003 sur les retraites) ?

Notre section CFDT a toujours été opposée à la direction confédérale. On faisait partie de l’UPSM6de l’Ile-de-France qui était aussi oppositionnelle à la confédération. Cette CFDT me convenait. Il y avait un courant minoritaire PS dans la section mais ça ne posait pas de problème.

Quand s’est créé SUD Renault au Technocentre de Guyancourt, en 2000, quel a été votre point de vue ?

Pour rejoindre SUD, à l’époque ça paraissait trop compliqué juridiquement et en plus, honnêtement, Daniel Richter, notre dirigeant n’aurait pas suivi. On aurait eu tout le monde sur le dos, mais on avait hésité, on y a pensé, c’était trop difficile !

Sur la vie à l’usine, tu parles par moment d’un absentéisme à 15%, jusqu’à 20% parfois ?

Oui,à la couture. C’étaient des femmes, il y avait la fatigue, parfois les règles, parfois les convenances personnelles, plus souvent les enfants malades. Mais ces chiffres élevés se relevaient surtout au moment de l’augmentation des cadences.

Toujours sur la vie d’usine, sur un sujet qui, aujourd’hui, a pris trop d’importance et est largement instrumentalisé : la laïcité. Comment avez-vous pris les demandes des premières salles de prières ?

On n’était pas franchement opposé ; ça a commencé vers 1974,1975, ça s’est affirmé après 1978. Au départ, ça a été un« deal » entre les ouvriers musulmans et la direction. Les OS Sénégalais surtout et les Marocains dépliaient leurs tapis et se mettaient à prier pendant les arrêts de chaîne, pendant les pauses, surtout en période de Ramadan. Ca faisait désordre. En plus, c’était à l’époque d’une montée du racisme, ils se repliaient sur leur culture. On ne voulait pas que les tensions s’aggravent avec les musulmans. On n’était pas à l’aise, mais c’était un compromis acceptable… Il n’y avait pas chez nous de« laïques intégristes ».

Tu évoques en fin de texte la diminution des productions à Flins…

Oui, ça s’est fait par l’externalisation, par la disparition d’équipements, d’ateliers confiés à la sous-traitance ou dans d’autres usines du groupe. Pour la couture, elle est partie dans une usine textile à côté de Mantes (78), le CKD (les pièces détachées) sont parties à l’usine Renault de Grand-Couronne(76). Et puis, il y a eu des changements dans le mode de production. Aujourd’hui, il n’y a plus de couture des sièges, ils ne sont plus cousus, habillés, les sièges sont désormais préformés.

Tu évoques peu tes engagements strictement politiques. Pourtant il y a eu des ruptures JCR/Ligue communiste/LCR, puis Révolution, puis OCT7, plus tard le NPA. Tu dis avoir refusé le « carcan du trotskisme » et préférer un travail concret proche de la classe ouvrière….

Le passage de la JCR à la Ligue puis LCR, s’est fait naturellement. Pour Révo, ça a été plus dur. Quand on s’est réunifié pour fonder l’OCT, j’ai considéré ça comme un enrichissement de travailler avec la GOP8. Quand il y a eu la dissolution de l’OCT, je ne m’en suis pas occupée. J’ai ensuite adhéré à Ras le Front en 1994 puis à ATTAC en 2000. J’ai participé à la fondation du NPA en 2008-2009 mais j’étais favorable à une candidature unitaire de la gauche aux élections européennes de 2009. Ca n’a pas eu lieu. Et puis,il y avait un courant trotskiste et dogmatique vers 2012-2013, je suis partie en 2015. Mais je suis toujours sympathisante, j’ai les mêmes valeurs que Besancenot. Je suis toujours abonnée au journal et à la revue du NPA et je suis leurs débats.

En 2013, Nicolas Dubost considérait qu’il avait été « un bon syndicaliste » chez Renault plutôt qu’un « agitateur politique ». Est-ce, aussi, ton point de vue ?

Non, on n’était pas seulement syndicalistes, on a fait avancer le féminisme, la démocratie ouvrière, l’antiracisme, on mettait en question le modèle productif de la voiture, on était écolo !

Il estimait que « la génération de 68 avait échoué dans une perspective révolutionnaire » et que « la société de 2013 était plus dure pour les jeunes même si elle était plus confortable » Même question ? Qu’en penses-tu ?

« Génération 68 », ça veut rien dire ! Ca a été une répétition générale. Ceux et celles qui croyaient qu’on remplacerait le capitalisme dans les dix ans se sont trompés ! Je ne pense pas qu’il y ait plus de confort, il y a plus de précarité, c’est plus dur pour les jeunes. On a fait des grèves victorieuses, il y a eu le mouvement des LIP, le Larzac9, Plogoff10, le féminisme, le mouvement altermondialiste… Même « Nuit debout » avait un air de 68. Je suis encore pleine d’espoir,il y a énormément d’alternatives concrètes presque partout.

Pour terminer, quels sont tes engagements aujourd’hui ?

Je suis militante à Solidaires 78, je fais de l’interprofessionnel,tous les combats m’intéressent. Je n’ai pas envie d’être retraitée. Je m’occupe des formations avec le CEFI 11 ; je suis à ATTAC 78 et à RESF 78. Je suis aussi dans un collectif de soutien aux Roms qui s’appelle « Romyveline ». J’ai une pleine confiance dans la nouvelle génération. Il est inévitable que, dans un système d’exploitation, il y ait une résistance !

1 L’organisation, née en 1971, voulait établir un pont entre la révolution culturelle chinoise et le mouvement dont elle était issue (Ligue communiste) en refusant l’idée d’une « avant garde trotskiste éclairée ».

2 Mao Zedong Intervention à la conférence sur le travail de propagande, Œuvres choisies T.5, ELE Pékin, p. 462

3 Sur l’établissement, voir Les Temps Modernes, « Ouvriers volontaires, les années 68, l’établissement en usine », n° 684-685, juillet-octobre 2015.

4 Etabli également à Flins, Nicolas Dubost est l’auteur de Flins sans fin…, Editions Maspéro, 1979.

5 Les Temps Modernes, op.cit., pp. 332-346.

6 Union Parisienne des Syndicats de la Métallurgie.

7 L’Organisation communiste des travailleurs est le produit de la fusion, en 1976, de Révolution ! et de la GOP. Elle se dissout fin 1981.

8 La Gauche ouvrière et paysanne est d’abord une tendance au sein du PSU ; exclue en 1972, elle fusionnera avec Révolution ! en 1976.

9 La lutte des paysans et paysannes du Larzac rythme toutes les années 70, jusqu’à l’abandon du projet d’extension du camp en militaire, en 1981. Organisée autour des personnes qui vivent sur place, elle rassemble des courants politiques, syndicaux et associatifs divers : antimilitaristes, régionalistes, autogestionnaires, non-violent.es, écologistes, anticapitalistes, féministes, anticolonialistes, etc. Durant une dizaine d’années, se succèderont de grands rassemblements sur place, des marches vers Paris, des actions directes contre l’armée d’occupation, diverses initiatives de désobéissance (renvois de livrets militaires, auto-réduction de l’impôt, occupation, construction et relance d’activités dans des zones « interdites », etc.) Voir : Michel Le Bris, Les fous du Larzac, Editions La France sauvage, 1975 ; Pierre-Marie Terral, Larzac de la lutte paysanne à l’altermondialisme, Editions Privat 2011 ; Solveig Letort, Le Larzac s’affiche, Editions du Seuil, 2011 ; Pierre-Marie Terral, Larzac terre de lutte : Une contestation devenue référence, Editions Privat, 2017 ; le film de Christian Rouaud, Tous au Larzac, DVD Editions Ad Vitam, 2011.

10 En décembre 1975, les pouvoirs publics décident la construction d’une centrale nucléaire sur ce site breton. Dès lors, les habitants et habitantes organisent la résistance, des comités de soutien se créent dans de nombreuses villes en France, le lien se fait avec d’autres luttes antinucléaires, antimilitaristes, écologiques, une radio-libre fonctionne, des rassemblements sont organisés (150 000 personnes le 24 mai 1980). Sur place, les femmes jouent un rôle important dans la lutte et les affrontements avec l’armée. Le projet est abandonné en 1981. Voir notamment : Plogoff la révolte, Editions Le Signor, 1980 ; Renée Conan et Annie Laurent, Femmes de Plogoff, Éditions La Digitale, 1981.

11 Centre d’études et de formation interprofessionnelle de l’Union syndicale Solidaires.

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Fabienne LAURET

Née en 1950 dans les Yvelines (78), Fabienne est d’abord ouvrière mécanicienne à partir de 1972 et ce, pendant onze années ; elle devint ensuite bibliothécaire à la médiathèque du Comité d’Entreprise, toujours à Flins, jusqu’à son départ en retraite en 2008, après 37 ans d’activité dans l’entreprise. Fabienne fut en même temps que militante politique et antiraciste, militante et déléguée CFDT, une féministe engagée. Fondatrice du MLAC2, elle dut gérer les réactions de l’ancienne équipe chrétienne issue de la CFTC. Elle décrit au quotidien, les grèves, la condition des immigré.es, la vie d’usine à la couture des sièges de voiture, les contradictions syndicales, les espoirs et les défaites. On sait la difficulté à écrire des ouvrier.es qui ne bénéficient pas des facilités scolaires. C’est encore plus vrai des ouvrières souvent cantonnées à la « double tâche » des travaux d’usines et des travaux domestiques ce qui laisse peu de temps pour écrire. Il en existe tout de même (Dorothée Letessier, Monique Piton, Aurélie Lopez, Sylviane Rosière…) et aussi quelques mémoires d’établies. Mais en termes de témoignages, les ouvrières devenues écrivaines, souvent cantonnées dans des ateliers spécifiquement féminins, parlent peu des relations hommes/femmes qui existent à l’usine. Ce n’est pas le cas de Fabienne : ses descriptions, sans concession, des relations parfois difficiles entre ouvriers et ouvrières sont une richesse pour la connaissance du monde ouvrier.