68, vu de… la Marine nationale

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Issu d’une famille d’instituteurs ruraux attachés au « refus de parvenir » cher aux syndicalistes révolutionnaires des origines et très actifs dans le Syndicat national des instituteurs (FEN), je me suis impliqué en politique dès mes quinze ans. Cela s’est fait au lycée de Fontainebleau, ville quasi militaire, à la suite de l’engagement de mon père, Paul Guerrier – antimilitariste fiché au carnet B dans les années 30, ayant par ailleurs passé cinq ans en Stalag en Allemagne-, contre la torture et pour la paix en Algérie dans le cadre des comités Vérité-Liberté autour de Pierre Vidal-Naquet. Entouré de nombreux condisciples, fils d’officiers, très Algérie française, nous fûmes quelques-uns à diffuser presse et livres interdits dans l’enceinte du lycée, parfois au prix de quelques bagarres adolescentes.

Colonialisme et formation politique

Désirant découvrir le vaste monde, j’entamais des études à l’Ecole nationale de la marine marchande (ENMM) de Saint-Malo en septembre1964, curieusement obligé de porter un uniforme dans les grandes occasions, dans une école civile mais encadrée par des professeurs d’hydrographie, issus d’un corps de la Marine nationale, dénommée encore souvent « la Royale » en opposition au« Commerce », la marine marchande. Ce fut l’occasion de mobiliser mes condisciples dans le soutien d’un étudiant algérien,envoyé se former en France par la nouvelle Algérie indépendante et qui était en but au harcèlement de la direction de l’école. Et même un étudiant pourtant ancien activiste Algérie française participa au soutien victorieux ; il restera un ami. Durant l’été 1965 j’effectuais mon 1erembarquement en tant qu’élève-officier au long-cours sur un paquebot mixte faisant la ligne de l’océan Indien ; et ce sera ma découverte des réalités coloniales et/ou néocoloniales tant à Djibouti, aux Comores, à Madagascar, à Maurice, à La Réunion, et l’une des origines de mon implication anticolonialiste future.

La 2eannée d’ Elève-officier au long cours dispensée à l’ENMM du Havre sera l’année de ma découverte des idées libertaires via la lecture de L’anarchisme de Daniel Guérin, en collection de poche paru en fin 1965. Ce sera suivi de ma première visite à la librairie de la Fédération anarchiste (FA), rue Ternaux à Paris, tenue à ce moment-là par Hellyette Bess, toujours amie aujourd’hui malgré de profondes divergences politiques. Ce fut l’occasion aussi de découvrir le passé de militant anarchiste de mon propre père dans les années 30, y compris dans le soutien économique à la fin de vie de Nestor Makhno1 ; mais bien que nous ayant donné à ma sœur et moi une authentique éducation libertaire, en famille tout comme dans sa classe, il n’avait jamais habillé cela de la moindre référence idéologique,refusant tout prosélytisme par principe. Et là, puisque j’avais fait mes découvertes tout seul, on pouvait se mettre à en parler. Belle leçon de pédagogie !

De l’UNEF à la CGT

Avec un tel profil, je me retrouvais cette année-là secrétaire général de l’Union nationale des étudiants de la marine marchande (UNEMM), affiliée à l’UNEF-Union des grandes écoles. Et me voilà en1966, à vingt ans, à négocier une réforme de nos études au ministère de la Marine marchande à Paris, tout en faisant connaissance des milieux tant syndicalistes étudiants qu’anarchistes. Mes positions rebelles aboutiront à une exclusion de l’école en fin d’année ; si bien que je ne passerai mon diplôme en candidat libre qu’en octobre 1966, avant d’embarquer comme élève-officier Pont sur des cargos assurant différentes lignes, tant en Afrique, Asie qu’ Océanie, et d’être promu lieutenant chef de quart à Durban (Afrique du Sud de l’apartheid, autre découverte marquante) en décembre 1967. Durant cette période, je m’affilie au Syndicat CGT des officiers Pont (différent de celui des officiers mécaniciens, et a fortiori des syndicats de marins ; question corporatisme, ça commençait bien !)

 Le 1eravril 1968, j’intègre l’Ecole des officiers de réserve (EOR) de la Marine nationale, dans la promotion « Marine marchande », au Centre d’instruction naval de Brest (CIN,situé au cœur de l’arsenal), au prix d’un engagement spécial de six mois (à l’époque le service militaire normal était de seize mois), pour effectuer dix-huit mois pleins. Ce fait, étonnant pour un jeune libertaire antimilitariste, mérite explication : en cas de conflit, les navires marchands sont réquisitionnés et leurs officiers, pour avoir l’insigne honneur de se faire torpiller lors de convois, doivent être par avance officiers de réserve ; d’où une promotion spéciale d’EOR chaque année avec de 40 à 50 individus. Si bien que nous nous retrouvons ensemble entre anciens des ENMM – nous connaissant tous – déjà officiers « civils »salariés et collègues dans les mêmes compagnies maritimes, et pour certains syndiqués, pour une formation de quatre mois, et ce juste avant les Evénements de mai 68.

Quand « les Rouges » refusent le combat…

Au commencement des« Evénements » nous sommes encore dans un régime normal avec le dégagé à 16 heures, si bien que nous prenons langue avec des étudiants et étudiantes (nous sommes quand même des « midships » considérés comme de beaux partis en Bretagne !), tout en étant témoins aussi d’une mobilisation des ouvriers de l’arsenal, en général syndiqués CGT. Et il m’ait même arrivé de monter jusqu’en région parisienne avec des compères, eux aussi aspirants dans « la Royale », pour le week-end, pour rencontrer des émeutiers des groupes Jules-Vallès et Emile-Pouget de l’ORA2 (encore tendance interne de la FA à l’époque), y compris chez mes propres parents. A Brest, nous parviendront des rumeurs de sabotages matériels en mai-juin, sur des bâtiments de la Marine nationale (dont, de mémoire, le versement de limaille de fer dans les cylindres d’un bâtiment en réparation), mais cela restera invérifié et invérifiable.

Avec l’extension du mouvement et son durcissement, nous allons nous retrouver consignés, sans aucune sortie y compris pour éviter nos mauvaises fréquentations, ce qui nous empêchera pas à quelques-uns de la promotion (plutôt les syndiqués) de faire le mur et d’être présents à certaines AG étudiants-ouvriers. Mais l’ensemble de la promotion est sensible aux événements et le stage au centre d’entraînement commandos de Quelern, prévu dans le cadre de notre formation, donnera l’occasion de s’en rendre compte. En effet il se termine par des manœuvres où nous sommes chargés de jouer « les Rouges » débarqués clandestinement dans la presqu’île de Crozon contre des fusiliers marins d’active venus de Lorient. Et là, spontanément, nous refusons le combat, certes factice, nous contentant de leur jeter des pierres plutôt que de tirer à blanc avec nos PM et FM quand ils nous tendent des embuscades, d’aucuns traînent leur fusil FAMAS ou leur talkie-walkie dans l’herbe comme des enfants leurs petites voitures ; et l’on verra même des crosses de fusils cassés sur les camions des fusiliers. Les manœuvres se terminent en eau de boudin à la grande colère des adjudants-instructeurs de Quelern. Bien sûr, il y aura des remontrances de la direction du CIN, mais mesurées, car nous sommes quand même déjà tous des officiers du « Commerce ». Cela se traduira essentiellement par le fait de nous entraîner à défiler en vue du 14 juillet à Brest (car les « Navalais » défilent sur les Champs à Paris). Mais là encore, de façon bonne enfant, nous allons nous révélés nuls dans nos postures, faisant étrangement balancer nos fusils comme si nous étions en train de danser. Et malgré de nombreuses séances, en nous faisant lever dès 5-6 heures du matin en représailles, notre participation au défilé sera en fin de compte  annulée.

Autogestion des affectations

La formation s’est terminée le 9 août ; et là encore, nous allons faire preuve d’imagination. Les résultats de l’examen final ayant été donnés le matin, l’après-midi devait être consacrée aux affectations choisies en fonction du classement de chacun, du premier au dernier. Mais, entre midi et deux, nous avons organisé une AG qui nous a permis de choisir nous-mêmes nos affectations suivant de multiples raisons (géographiques, affectives, choix personnels…) ; dans ce cadre, mes collègues m’ont laissé choisir une affectation sur un navire « non-armé », un bâtiment de recherches océanographiques basé à Toulon (que je rejoindrais le 17 août, après une permission passée en partie à Avignon avec des copains libertaires dans la suite du fameux festival perturbé cette année-là). Lors de la séance de l’après-midi les officiers supérieurs ont assisté, ébahis, au fait que chacun avait choisi son poste et que mêmes les derniers du classement avaient leur affectation désirée. Comme quoi même dans cette curieuse atmosphère confinée, l’esprit de Mai-Juin 68 avait réussi à faire son entrée !

Les fusiliers-marins commandos à Paris

Embarqué donc d’abord comme aspirant chef de quart, puis enseigne de vaisseau de 2eclasse à compter du 1eravril 1969 jusqu’à ma « libération » le 1eroctobre 1969, sur un dragueur océanique transformé en navire scientifique de 60 m de long dans le cadre de missions passionnantes (nous transportions la soucoupe plongeante du Cdt Cousteau !), j’ai pu avoir accès durant cette période à bien des informations non-publiques du fait de mon statut et de mon habilitation« secret-défense et confidentiel-défense » et être témoin de situations étonnantes, voire étranges.

Tout d’abord, j’apprendrais au cours de discussions avec mes collègues, certains faits ayant eu lieu durant les « événements » eux-mêmes comme par exemple que les « groufumacos », groupes de fusiliers-marins commandos, avaient été dépêchés sur Paris et cachés sur place (environ 800 hommes, y compris dans des casernes de sapeurs-pompiers). Tout comme un voisin de mes parents, sous-officier du Matériel à Fontainebleau, les avaient informés du passage de blindés légers roulant de nuit se disposant autour de Paris courant mai, et, après la visite clandestine de De Gaulle au général Massu le 30 mai à Baden-Baden, de porte-chars transportant des blindés de régiments de l’armée française en poste en Allemagne. Je constatais aussi le retrait de toutes les armes légères embarquées sur tous les bâtiments basés à Toulon, y compris le mien, devant le risque que les ouvriers de l’arsenal en grève viennent se servir ; et l’on nous demandera de relever les coupées chaque soir pour empêcher toute montée à bord intempestive la nuit. Toutes ces armes légères – de quoi équiper environ 40 000 hommes – seront stockées dans un bâtiment de l’arsenal avec une compagnie de fusiliers-marins campant à l’intérieur, FM en batterie sur les portes. J’apprendrai aussi beaucoup plus tard de la bouche d’un ami de ma famille, jeune officier de CRS en 68, après des années passées aux Jeunesses communistes, que plusieurs de ses collègues et lui-même avaient dû empêcher leurs hommes de jeter des manifestants inanimés dans des voitures en flammes durant les affrontements de la rue Gay-Lussac. Un  camarade libertaire aux premières loges à l’époque continue à penser qu’il y a eu plus de morts que le cas officiel ce jour-là, compte tenu de curieux décès par accident de la circulation déclarés dans les jours suivantsQuand je repense à certains illuminés voulant attaquer les armureries en mai-juin à Paris, heureusement qu’il n’en fut rien car la raison d’Etat dans sa pire acception les aurait cloué sur place ! Mais c’est vrai qu’il y a toujours des adeptes d’une stratégie du pire pour que l’Etat révèle son vrai visage et que le« peuple » se révolte ; j’ai comme l’impression que cela n’a jamais marché nulle part !

Des émeutiers galonnés

Certes, j’étais à bord d’un navire très particulier puisqu’à chaque campagne scientifique embarquaient des aspirants sursitaires effectuant leur service militaire au titre de la recherche scientifique mais frais émoulus de l’Université et/ou déjà chercheurs (océanographes, géologues marins, géophysiciens,biologistes…, certains célèbres aujourd’hui avec l’expédition Tara) avec des mentalités pas du tout militaires et influencées parle souffle émancipateur du moment. A tel point que, lors d’une visite officielle d’officiers supérieurs, il est vrai ingénieurs hydrographes issus de Polytechnique, je fis la connaissance, durant des discussions totalement surréalistes au carré des officiers, d’un ancien manifestant au premier rang de toutes les manifestations de mai-juin à Toulon et pourtant « galons pleins » (capitaine de vaisseau, équivalant à colonel) ainsi que d’un ancien occupant de l’Odéon pourtant « 5 galons panachés » (capitaine de frégate, équivalant à lieutenant-colonel).

A la même époque, j’apprendrai par un ancien camarade de lycée entré à Polytechnique que l’ordre des études y a été inversé à cause de Mai 68, car des élèves de l’X envisageaient d’aller dans les manifestations, voire sur les barricades, en grand uniforme et bicorne. Conséquence : année de formation militaire dès la 1èreannée au camp de Mourmelon et non pas en fin d’études, pour les éloigner de Paris. Et de mon côté, j’aurais l’occasion de discuter de ma lecture du moment avec le commandant en second du bateau, issu de l’Ecole navale, soit Le mouvement makhnoviste d’Archinov récemment paru chez Bélibaste. Je pourrais aussi sauver la mise d’un jeune engagé en train de déserter en envoyant, avec l’accord du commandant, ses copains le récupérer, faisant du stop à la sortie de Toulon, plutôt que d’avertir la Gendarmerie maritime avec tout ce qui pouvait s’ensuivre. Mais notre commandant retournera plus tard dans sa spécialité, l’Aéronavale, et nous verrons arriver courant 1969 un nouveau « pacha », avec un pedigree tout autre venant du 11eChoc, c’est-à-dire les forces spéciales qui s’illustreront plus tard, entre autres, lors de l’assaut de la grotte d’Ouvéa. Une autre ambiance pour finir mon temps ! Sur le plan national, je découvrirai à la lecture d’informations confidentielles qui me passent entre les mains que l’Etat français a mis en place durant l’été 1968 tout un plan détaillé prévoyant en cas de redémarrage d’un mouvement social puissant à la rentrée, une sécurisation de tous les points névralgiques et économiques du territoire par les forces armées.

Prévenir les révoltes, de Dakar à Donges

Cerise sur le gâteau, je serai rappelé en urgence d’une permission dans ma famille, pour rejoindre comme officier supplémentaire un petit pétrolier de la Marine nationale en septembre 1968, amarré dans un port civil près de Marseille. Nous devions appareiller le plus rapidement possible, et en secret (interdiction d’en prévenir ma famille), en direction des côtes d’Afrique sans aucune connaissance de notre mission. Le bâtiment est chargé de kérosène utilisable tant par des avions, des hélicoptères que des chars amphibies, et avons à bord une sorte d’énorme réservoir de caoutchouc plié qu’il est possible, en l’absence de port, de placer sur une plage et de remplir de notre chargement. Le commandant, un très brave type avec son bâton de maréchal d’officier-marinier (« 5 galons panachés ») issu de l’Ecole des mousses, me confie la fonction d’officier du Chiffre,relié directement au ministère de la Défense, et me voilà en charge de la machine à chiffrer et déchiffrer Adonis en service dans les forces de l’OTAN (dont nous faisions toujours partie, De Gaulle ne nous ayant fait quitter que son commandement intégré !), entre une sorte à machine à calculer à manivelle à l’ancienne et la fameuse Enigma allemande. Au fil de la traversée, nous essaierons de comprendre à la lecture des messages que j’ai déchiffrés quel est le but de cet étrange voyage avec l’ordre de s’entraîner au tir au canon de 20 mm durant la traversée. Nous apprenons qu’un bâtiment transporteur de chars a appareillé de Lorient pour nous rejoindre sur zone ; et que la Force Alpha (le porte-avions Clémenceau, commandé par le capitaine de vaisseau Antoine Sanguinetti – que je retrouverai plus tard, devenu amiral de réserve, aux côtés de Daniel Guérindans une commission de la Ligue des droits de l’Homme concernant les droits des soldats et dans le soutien à la lutte du peuple kanak- et son escorte, tant bâtiments de surface que sous-marins) s’est dérouté de son trajet direct vers la France au retour d’une campagne d’essais nucléaires en Polynésie pour aussi rejoindre la même zone. Cela nous empêchera pas, malgré cette mission quasi secrète, de mettre des lignes à l’eau pour pêcher le thon le long des côtes de Mauritanie, avec ordre du commandant de mettre« en avant demi » lorsqu’un poisson est ferré !

Une frégate britanniquenous surveille en naviguant de conserve avec nous, virant de bord en même temps que nous nous (elle a la même machine Adonis de l’OTAN et peut suivre tous nos échanges de messages chiffrés soit disant secrets) si bien que nous en venons à conclure que l’on nous envoie clandestinement appuyer la dissidence biafraise au Nigéria. Mais, devant Dakar, nous recevons l’ordre d’y faire escale dans la base navale française, le long d’un quai éloigné à l’abri des regards ; et notre « Saint-Bernard »britannique va venir accoster un quai en face de nous. Par souci de discrétion, nous aurons l’ordre d’aller à terre qu’en civil. Le transporteur de chars amphibies parti de Lorient est arrivé à Dakar. La Force Alpha ne nous rejoindra jamais. L’escale s’éternise, la mission a-t-elle été annulée ou pas ? Mais je serais surpris de croiser l’ex-colonel Bigeard, devenu général,commandant supérieur des forces terrestres françaises au Sénégal dans les locaux de l’état-major maritime (ça refroidit !), et nous allons bientôt plutôt nous demander si Dakar n’est pas notre destination.

En effet il y a eu aussi un Mai 68 sénégalais durant lequel le président Léopold Sédar Senghor avait dû faire protéger le Palais présidentiel par l’armée française pendant que sa propre armée réprimait les manifestants et émeutiers4. Et Senghor craignait un redémarrage du mouvement « en copie » de la France pour octobre. Puis, un jour, l’ordre tombe de rallier, avec toujours notre chargement à bord, le port de Saint-Herblainentre Saint-Nazaire et Nantes sans autre explication que notre affectation dans le cadre du plan national de l’Etat français en cas d’ « Octobre 1968 » est la protection de la raffinerie de Donges. Octobre ne verra aucun redémarrage, ni en France ni au Sénégal,et je rejoindrai mon bâtiment scientifique à Toulon à la toute fin octobre. Une drôle de mission fantôme rocambolesque, durant laquelle un bon millier de tonnes de kérosène auront voyagé sur des milliers de kilomètres ! Avec le recul, je pense qu’il s’agissait de la préparation d’une éventuelle intervention française au Biafra (en guerre d’indépendance contre le Nigéria de juillet 1976 à janvier 1970), qui aurait pu avoir des aspects plus ou moins clandestins. L’aide secrète aux sécessionnistes du Biafra était massive – sous la houlette de Jacques Foccart auquel De Gaulle avait demandé d’ « affaiblir le géant nigérian »- en mercenaires (Bob Denard, d’ex-membres des parachutistes de la Légion en Algérie, d’ex-OAS…), en armes et munitions.

Objecteur-réserviste, appel à l’insoumission et la désertion

Libéré le 1eroctobre 1969, je reprendrai mon métier « au Commerce » et effectuerais l’année de cours de capitaine au long cours en 1970-1971 à nouveau au Havre, militant syndical CGT5, cofondateur du groupe/revue Marine en lutte ; tout en étant membre du groupe Jules-Durand de la FA, dont nous serons plusieurs être exclus rejoignant le Mouvement communiste libertaire autour de Georges Fontenis et de Daniel Guérin. Ce profil contestataire n’empêchera pas que je sois nommé enseigne de vaisseau de 1èreclasse de réserve en avril 1971. J’ai obtenu ce grade automatiquement dans le cadre d’une période obligatoire organisée dans le cadre de l’école de la marine marchande, durant laquelle, ne faisant qu’acte de présence, j’ai suivi les cours en lisant ostensiblement la presse militante du moment.

Je naviguerai « au Commerce » jusqu’au début 1976, dans le but de réunir des fonds pour un projet « collectiviste » (en référence à la Révolution espagnole) dans les Pyrénées, sur la frontière espagnole. Ayant démissionné je rejoindrais notre« collectivité ». Mais n’étant plus portés par le souffle émancipateur de l’époque qui est retombé, notre groupe devra tourner la page en 1981. Pour moi ce sera de nouvelles aventures qui iront du travail bénévole dans des pays en développement dans le cadre du Service civil international,de la réalisation audiovisuelle au journalisme, via la correction-révision, en passant par éducateur de rue en Seine-Saint-Denis, entre autres… Bien sûr, ensuite, je n’effectuerais aucune période volontaire. Et bloqué à ce grade, je demanderais à obtenir le statut d’ « objecteur-réserviste » (et oui, ça existe !) lors de la 1èreGuerre du Golfe en 1991 tout en cosignant un appel à l’insoumission et la désertion paru dans quelques journaux militants, la réponse ne se fera pas attendre : je serais radié des cadres de réserve sous Mitterrand soi-même, soit disant pour des raisons d’âge (ce qui est faux car on peut rester cadre de réserve jusqu’à très tard dans sa vie !) la Grande Muette préférant noyer le poisson plutôt que de me laisser le loisir d’en faire une affaire publique !

Entre secret-défense et transmission de la mémoire, le choix est fait !

J’ai tenu à rédiger ce témoignage que j’ai eu l’occasion jusqu’à présent de seulement raconter à des proches, à la fois pour montrer aux jeunes générations jusqu’où peut aller la raison d’Etat pour protéger le statu quo social, mais aussi pour témoigner qu’il est possible d’agir, certes à la marge, même dans des institutions fermées. Avoir rencontré des« soixante-huitards » y compris dans l’armée, et parmi des officiers, m’a ouvert l’esprit contre tout esprit manichéen,sans tomber dans l’angélisme ; et cela donne un peu d’espoir pour la suite des événements… D’ailleurs, avec la suppression du service militaire, je crains fort que de telles rencontres ne puissent encore exister avec une armée uniquement formée de professionnels ; ce n’est pas pour autant que j’irai jusqu’à en réclamer le rétablissement ! Mais je n’oublie pas non plus, que la principale raison de l’échec du putsch d’Alger en1961 fut l’inertie spontanée des appelés dans la transmission des ordres et contre-ordres ! Mais je ne peux que constater que la suppression du service national obligatoire en 1997 a abouti à la quasi disparition des luttes menées auparavant contre l’institution militaires, ce dont doit se réjouir l’Etat qui n’a plus à batailler contre les objecteurs, les insoumis et les organisateurs de comités de soldats et autres antimilitaristes divers et variés. Toutes formes de lutte que j’ai toujours considérées comme complémentaires et non opposées ni concurrentes, les choix de chacun provenant de facteurs individuels (milieu, éducation, tempérament…) voire de rencontres fortuites. En tout cas la Grande Muette se retrouve beaucoup plus tranquille pour mener des actions aux quatre « coins » du monde, sans contestation en interne, même si il est toujours possible de faire connaître sa désapprobation, mais de l’extérieur ! Je ne sais absolument pas si mon engagement de l’époque à respecter le secret-défense s’applique encore à moi avec mes soixante-douze ans aujourd’hui et ma radiation des services depuis vingt-sept ans, mais je n’en ai cure. Cela pourrait être drôle si la Grande Muette voulait se couvrir de ridicule !

Daniel  Guerrier.

1 Nestor Ivanovitch Makhno (1889-1934), communiste libertaire ukrainien, fut notamment à l’origine de l’armée insurrectionnelle révolutionnaire ukrainienne ; après la révolution russe, celle-ci combattit les armées « blanches » (contre-révolutionnaires), parfois en s’alliant avec l’Armée rouge, qui ensuite se retourna contre elle. Contraint à l’exil, il fut chassé de différents pays européens, s’installa en France où il travailla notamment à Renault-Billancourt.

2 Organisation révolutionnaire anarchiste.

3 Le Royaume-Uni étant du côté du pouvoir central du Nigéria.

4 Voir, dans ce numéro, « Mai 68 au Sénégal » de Christian Mahieux et Momar Sall.

5 Je quitterai la CGT à l’été 1971, pour rejoindre la CFDT, moins corporatiste que le Syndicat des officiers Pont CGT, et, de plus, basiste et autogestionnaire à l’époque.

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Daniel GUERRIER

Multi-retraité du fait de ses différentes professions exercées, Daniel Guerrier, sans jamais avoir été permanent, a eu des responsabilités syndicales à l’image de son parcours. Sans souci d’étiquette et de boutique, en cherchant à rester fidèle au syndicalisme révolutionnaire et à la revue La révolution prolétarienne, ou du moins refusant le syndicalisme d’accompagnement, et, par ailleurs critique par principe des syndicats « affinitaires » tout en y maintenant de solides amitiés. Secrétaire-général de l’Union nationale des étudiants de la marine marchande, affiliée à l’UNEF en 1965-1966, il sera successivement membre ensuite du Syndicat CGT des Officiers Pont (1967-1971), du Syndicat CFDT des Officiers de la marine marchande (1971-1976), de la tendance « Paysans-travailleurs1 » du CDJA-FNSEA (1976-1981), du Syndicat santé-sociaux de la CFDT2(1984-1987), du Syndicat CGT des correcteurs (Fédération du Livre) et du Syndicat des journalistes CGT de 1990 à 20043.