La victoire des travailleurs sans-papiers de Chronopost à Alfortville

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Commencée le 11 juin 2019, cette occupation s’est conclue le 16 janvier 2020, après l’obtention de la régularisation des « Chrono » et le dépôt, à la préfecture du Val-de-Marne, de 129 demandes de régularisation de travailleurs sans-papiers, appartenant à d’autres entreprises, soutenant depuis le début leurs camarades de Chronopost en participant à l’occupation et aux nombreuses actions organisées pendant ces 220 jours. Cette solidarité active de travailleurs appartenant à différentes entreprises et différents métiers, organisés dans le Collectif des travailleurs sans-papiers de Vitry (CTSPV) et soutenus par SUD PTT et Solidaires est un trait marquant de la lutte. Solidaires Val-de-Marne a des contacts réguliers avec le CTSPV et lui apporte son soutien depuis plusieurs années.

Le CTSPV a pris contact avec Solidaires 94 pour l’organisation de la lutte des Chronopost. Plusieurs semaines de préparation et de discussions avec le CTSPV, les salariés sans papiers de Chronopost et quelques autres soutiens ont eu lieu avant le déclenchement de l’action. Solidaires 94 a informé la fédération SUD PTT et le Secrétariat national de Solidaires dès avant l’action.

Remplacer des fonctionnaires par des intérimaires sans-papiers : les patrons l’ont rêvé, La Poste le fait !

C’est le véritable système d’exploitation mis en place par La Poste-Chronopost, non seulement dans le Val-de-Marne mais à l’échelle nationale, qui est à l’origine de cette mobilisation. Chronopost emploie ces salariés, via la sous-traitance en cascade : elle sous-traite à la société Derichebourg leur embauche et même leur encadrement dans les locaux de l’agence Chronopost. Derichebourg passe par Mission Intérim pour procéder au recrutement de ces travailleurs. Ce dispositif permet de diluer la responsabilité, y compris juridique, de La Poste et de préserver l’image qu’elle aime promouvoir « d’entreprise citoyenne » (sic !). Cette sous-traitance en cascade permet aussi de faire oublier que c’est quand même l’Etat, propriétaire de La Poste, qui exploite ces sans-papiers en tant qu’Etat-patron et les pourchasse et les expulse en tant qu’Etat-gendarme !

La Poste-Chronopost sait que ces travailleurs sont sans-papiers, puisqu’elle ne leur attribue pas le badge d’entrée dans l’agence d’Alfortville dont les autres salariés du site sont porteurs. Elle les emploie, systématiquement, sur des durées de mission qui ne leur permettent pas d’entrer dans les critères de régularisation imposés par la circulaire Valls de 2012, toujours en vigueur. La Poste-Chronopost, contrairement à d’autres employeurs, refuse de remettre aux travailleurs sans-papiers qu’elle emploie les documents CERFA (certificats de travail) et certificats de concordance (certificats établissant le lien entre l’alias[1] et l’identité du travailleur) qui permettraient leur régularisation.

Forte de la situation hyper-précaire de ces salariés, constamment sous la menace d’expulsion du territoire, La Poste-Chronopost les exploite sans vergogne pour maximiser ses profits dans le domaine très concurrentiel du colis (l’un des deux secteurs stratégiques de développement, avec la banque, selon les patrons de La Poste) : temps partiel imposé pour des salaires de misère (600 euros mensuels en moyenne), embauche à 3 ou 4 heures du matin, ignorance totale de leurs droits élémentaires (pas de paiement des heures supplémentaires, pas de droit aux pauses réglementaires, pas de droit à l’arrêt maladie sous peine d’être viré sans formalités etc.). Faute de transports en commun à ces horaires, il n’est pas rare que les travailleurs sans-papiers arrivent par le dernier bus à 1 heure du matin et attendent l’embauche à la grille … On comprend davantage l’intérêt, pour les patrons, de perpétuer ce système en rappelant que l’activité des sans-papiers à Chronopost (déchargement des camions, tri des colis) était autrefois confiée à des postières et postiers titulaires, et la plupart fonctionnaires, dans des centres de tri que La Poste a fermés brutalement et sans ménagement pour ces personnels. Remplacer des fonctionnaires par des intérimaires sans-papiers : les patrons l’ont rêvé, La Poste le fait ! C’est contre ce système que les travailleurs sans-papiers occupant le site de Chronopost se sont battus.

La réponse des patrons

Ils ne « connaissaient » pas les sans-papiers. Les cadres de l’agence Chronopost avaient beau saluer les Chronopost qui campaient, les « ressources humaines » de Chronopost, de Derichebourg, de Mission Intérim ne connaissaient aucun des salariés…Pourtant les camarades avaient été photographiés sur les chantiers du site avec des chasubles Chronopost. Les camarades avaient des fiches de paye qui donnaient le lieu de la mission. Chronopost ne peut pas jouer les victimes, car non seulement elle est responsable en tant que donneuse d’ordre, mais en plus les cadres savent très bien qui a des papiers ou qui n’en a pas. Et quand le boulot ne respecte pas la charge de travail, les temps de pause ou le besoin d’aller voir un médecin, c’est bien aux sans-papiers qu’ils refilent le travail. Car les autres salariés refusent légitimement ces conditions de travail.

L’organisation de la lutte pour durer

Le 11 juin 2019 au petit matin, les salariés sans-papiers grévistes de Chronopost, accompagnés de soutiens, envahissaient le parking de l’agence d’Alfortville. Pendant deux semaines, ces travailleurs sans-papiers ont occupé jour et nuit et sans le moindre abri, ce parking, sous l’œil de la police, et harcelés par les chefaillons, vigiles et maîtres-chiens aux ordres de La Poste. Dès le 11 juin, l’occupation s’établissait aussi devant les portes de l’agence Chronopost d’Alfortville, à l’extérieur de celle-ci, sous des tentes, avec plus d’une centaine de travailleurs sans-papiers d’autres entreprises venus soutenir leurs camarades installés sur le parking.

Après 15 jours d’occupation, Chronopost obtenait l’évacuation du parking par une ordonnance du Tribunal de grande instance (TGI) de Créteil ; mais le juge déboutait les patrons de leur demande d’expulsion du camp établi devant le site de l’agence. En conséquence, les travailleurs sans-papiers de Chronopost occupant le parking rejoignaient le piquet devant l’agence : celui-ci pouvait s’installer dans la durée avec le soutien du CTSPV, de SUD-PTT et de l’Union syndicale Solidaires. Le président -PCF- du Conseil départemental du Val-de-Marne, le député -PS- de la circonscription, le maire -PS- d’Alfortville ainsi que d’autres élu·es du Val-de-Marne (France insoumise, Générations…), des organisations politiques (en plus de celles citées au travers de leurs élu·es : PRCF, LO, NPA, UCL…) et des associations locales ont apporté leur soutien à une occupation qui allait durer plus de 7 mois.

Un sacré défi à relever que de faire vivre pendant 220 jours cette occupation : des tentes pour seuls abris, de jour comme de nuit, sans eau courante, dans la canicule en été puis, à mesure qu’approchait l’hiver, dans le froid, la pluie et la boue. C’est grâce au courage et à la force des camarades sans-papiers – affrontant le risque permanent d’expulsion du territoire, la haine et la morgue patronales, les conditions éprouvantes de l’occupation – qu’un grand mouvement de solidarité, organisé par SUD-PTT, Solidaires et le CTSPV, s’est déclaré, secondé par des habitant·es et associations du quartier et des environs. Il a été ainsi possible d’approvisionner quotidiennement le camp en eau, nourriture, produits d’hygiène, tentes, bâches et charbon contre le froid. Cet effort logistique, cette organisation matérielle de la lutte et cette présence tous les jours sur le piquet d’Alfortville de soutiens ont mobilisé au premier chef les syndicalistes de Solidaires 94.

Ce soutien militant, très exigeant, au vu des forces de Solidaires dans le Val-de-Marne, a accompagné l’auto-organisation permanente de leur lutte par les sans-papiers qui géraient la vie quotidienne d’un camp regroupant souvent 150 à 200 personnes, organisant -dans le cadre du CTSP- les autres travailleurs sans-papiers venus les rejoindre et déposant leurs dossiers. Ils prenaient en AG les décisions sur la conduite de leur lutte, désignaient leurs porte-paroles, organisaient le service d’ordre et l’animation des manifestations, etc. L’occupation du site, regroupant en permanence ces travailleurs dans un cadre collectif, bien que menée dans des conditions physiques difficiles pour ces camarades, a joué un rôle déterminant pour la cohésion du groupe et l’organisation de nombreuses actions tout au long de ces 31 semaines :

– manifs devant la direction de La Poste à Créteil, aux sièges nationaux respectifs de Chronopost, de la Banque Postale et du Groupe La Poste à Paris ;

– envahissement de Mission Intérim à Corbeil-Essonnes, manifs au siège national de Derichebourg à Paris ainsi que sur des entreprises (hors Chronopost-Derichebourg-Mission Intérim) employant des travailleurs sans-papiers venus soutenir leurs camarades de Chronopost sur le piquet d’Alfortville ;

– manifestations à Alfortville et Créteil, rassemblements devant l’inspection du travail à Créteil, le Ministère du travail à Paris, la préfecture à Créteil ;

– co-organisation d’un meeting à la Bourse du travail à Paris, dans le cadre de la Marche des Solidarités, regroupant plusieurs centaines de travailleurs sans-papiers d’Ile-de-France ; soutien régulier aux femmes de ménage en lutte à l’Hôtel Ibis Batignolles ; présence à la Fête de l’Huma, à la marche ‘ « Justice pour Adama » à Beaumont sur Oise, et aux manifs/AG contre la casse des retraites (les travailleurs sans-papiers sont d’abord des travailleurs) à Créteil, Ivry sur Seine, Paris…

Une leçon de lutte, de vie et d’auto-organisation

Les militantes et militants qui ont soutenu pendant plus de 7 mois les camarades travailleurs sans-papiers du piquet d’Alfortville, même les plus expérimenté-e-s et notamment celles et ceux de Solidaires 94, ont énormément appris à leur contact. Peu de luttes menées ces dernières décennies auront autant marqué nos existences et c’est à eux que nous le devons. Sur le plan humain aussi, c’est une immense chance d’avoir rencontré les camarades sans-papiers du piquet d’Alfortville, qui ont révélé des ressources de courage, d’intelligence, de générosité et de cohésion impressionnantes, dont il existe peu d’exemples et qui leur ont permis de se révolter, de s’organiser, de tenir et de gagner. Aujourd’hui encore, après la régularisation des « Chrono » et la levée du camp d’Alfortville, ces travailleurs conservent intactes leur capacité à se mobiliser, leur vigilance et leur unité pour le suivi des dossiers des salariés sans-papiers hors Chronopost qui ont été déposés en préfecture en janvier 2020.

Alors que les patrons, dont les profits se fondent sur leur exploitation sauvage et leur maintien dans la situation de sans-papiers, voulaient les rendre invisibles et muets à jamais, ces travailleurs ont affirmé de façon exemplaire leur droit à la parole et à une existence digne. Les travailleurs sans-papiers ont géré leur lutte et son expression. Les journalistes qui passaient sur le camp et qui avaient tendance à s’adresser aux soutiens, étaient systématiquement dirigés vers les délégués. Dans les initiatives publiques où cette lutte a été popularisée, ce sont toujours des délégués grévistes de Chronopost qui prenaient la parole en premier. Les soutiens ont exprimé leurs points de vue quand ils étaient sollicités, en veillant toujours à ne pas se substituer aux grévistes à qui la décision a toujours appartenu. En fait, là comme ailleurs, la grève appartient aux grévistes.

La solidarité, ce sont des actes au quotidien

Le premier soutien a été les sans-papiers eux-mêmes : 27 Chronopost en grève, et des moments où le CTSPV a rassemblé plus de 200 sans-papiers sur le campement. C’est une spécificité de cette lutte qui ne se réduisait pas aux sans-papiers de l’entreprise considérée. C’est sans doute la raison de la victoire face à une entreprise publique contrôlée par l’Etat qui a refusé jusqu’au bout de reconnaitre l’emploi de sans-papiers et d’accorder la moindre attestation de concordance, le moindre CERFA/promesse d’embauche.

Au-delà, le soutien a reposé concrètement (syndicalement, financièrement et logistiquement) sur les réseaux SUD-Solidaires (du 94 et au plan national). La lutte n’aurait pas tenu sans le soutien financier important des syndicats et de la fédération SUD PTT, de différents syndicats et fédérations de Solidaires et de Solidaires national. Sur le plan syndical, la FSU 94 a signé les textes de soutiens et d’appels, ainsi des Unions locales CGT (Alfortville notamment). Le syndicat CGT du Ministère du travail de Créteil a été présent dans cette lutte. On ne peut que regretter que l’Union départementale CGT 94, pourtant sollicitée dès la préparation de l’action, n’ait pas donné une suite favorable. On pourrait aussi constater que des sections syndicales ou syndicats, membres de Solidaires et géographiquement proches, n’ont jamais manifesté le moindre soutien. Sans doute un exemple qui illustre l’oubli d’une culture interprofessionnelle de certains courants syndicaux qui pourtant se réclament du syndicalisme de lutte et de transformation sociale..

Des associations comme la Ligue des droits de l’homme (LDH), Réseau éducation sans frontière (RESF) et des associations locales (parfois religieuses, mais sans récupération), ont soutenu. On peut se réjouir de toute une série d’actes de solidarité de salarié·es, de citoyen·nes qui passaient donner de la nourriture, des vêtements, etc. La bonne surprise est le soutien de tout l’arc politique, du maire -PS- d’Alfortville et du député -PS- ( Luc Carvounas), au Président -PCF- du Conseil départemental (Christian Favier), sans oublier les député·es de la France insoumise (Mathilde Panot, Danielle Obono, Éric Coquerel), de sénatrices PCF (Laurence Cohen) et Générations (Sophie Taillé-Polian), sans oublier les militant·es du NPA et leurs représentants nationaux (Philippe Poutou, Olivier Besancenot), de LO (Nathalie Artaud) et des militantes et militants de l’UCL et du PRCF. Notons que si les élu·es du PS/PCF/FI /Générations ont fait leur boulot, on ne peut pas en dire autant de leurs réseaux militants de proximité. Il n’est pas inutile de rappeler que l’antiracisme et l’anticolonialisme de classe se construisent dans ce type de luttes. « Hier colonisés ; aujourd’hui sans-papiers, demain régularisés »[2]

La réponse de l’État

Dès le premier jour, un responsable du CTSPV et un journaliste ont été interpellés et mis en garde à vue, lors l’intervention de la police sur le piquet de grève. Cela a contribué à populariser la lutte. Mais le maintien du piquet et de sa cohésion n’était pas gagné d’avance. Il aura fallu de longues semaines de lutte, pour que des rencontres aient lieu avec le préfet, avec l’aide des élu·es. De haute lutte, la création d’un guichet unique a été obtenue, avec des dépôts collectifs des dossiers. Dans les faits, c’est une victoire collective pour qui sait combien ces régularisations sont difficiles. Par contre, aucune pression de la part de l’Etat et de ses services (Préfecture, Ministère du travail) n’a été exercée sur les employeurs pour fournir les documents nécessaires. Rappelons que l’Etat est l’actionnaire majoritaire de La Poste, dont Chronopost est une filiale privée !

7 mois de mobilisation ont permis d’imposer à la préfecture la régularisation des 27 Chronopost et le dépôt collectif, pour examen, de 129 dossiers de travailleurs hors Chronopost. Les discussions avec la Préfecture ont été interrompues par le confinement. Elles ont repris en mai, mais sur des bases moins favorables que celles des engagements pris en janvier. A ce jour, 46 régularisations hors Chronopost ont été obtenues. C’est un autre acquis historique de cette lutte : que des travailleurs hors de l’entreprise ciblée soient aussi régularisés. C’est la conception solidaire de la lutte qui a permis ces régularisations.

La lutte continue

Il reste 83 demandes de régularisations non satisfaites, pour lesquelles la lutte continue. Tant de façon spécifique qu’avec l’ensemble du mouvement des sans-papiers et la participation des régularisés, de toutes les forces du CTSPV (qui s’est considérablement développé) et des soutiens (SUD PTT et Solidaires) :

  • manifestation le 3 juillet, où 700 travailleurs sans-papiers (et leurs soutiens) ont défilé du site de Chronopost à la Préfecture de Créteil ;
  • manifestation de 400 sans-papiers, le 8 août au Marché international de Rungis ;
  • cortèges importants lors des manifestations parisiennes : 30 mai, 20 juin, 24 août (St Bernard)…

Avec la carte de séjour, les camarades peuvent cotiser en leur nom à la Sécurité sociale, et ne plus être à la merci d’un contrôle policier. Ils peuvent faire des allers-retours «au pays », pour retrouver leurs proches ….

Peut-être faut-il relever ce qui a fonctionné dans cette lutte, pour penser un autre monde :

  • Une lutte auto-organisée dans la durée.
  • Un réseau militant de soutien présent quotidiennement pendant 7 mois. Présence pour calmer les ardeurs répressives, mais aussi pour assurer le ravitaillement et le matériel. Mais sans jamais de substitution… Sans oublier des dizaines de gestes spontanés de salarié·es passant déposer des fruits, des boissons, etc.
  • Un arc politique très large (PS/Générations/PCF/FI/PRCF/NPA/LO/UCL…) qui, lui aussi, a permis de calmer les ardeurs répressives ; mais qui a également joué un rôle complémentaire dans les échanges avec le Préfet (sans substitution avec les représentants de la lutte). Sans oublier, l’apport matériel conséquent (WC chimiques, ramassage des ordures, etc.).
  • Un soutien syndical très fort de SUD PTT et Solidaires.

Donc, ne boudons pas notre joie d’une si belle victoire de travailleurs avec lesquels il convient de construire leur syndicalisation…


[1] Nom correspondant au titre de séjour ou pièce d’identité nationale emprunté à un tiers lors de l’embauche.

[2] Slogan dans les manifs des sans –papiers.


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