Lubrizol : l’information au cœur du problème

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Dans la nuit du 26 septembre 2019, à 2H40, l’usine chimique Lubrizol de Petit Quevilly, en banlieue rouennaise, explosait. Comme l’usine AZF de Toulouse 19 ans plus tôt, mais heureusement sans victime immédiate. Cet « accident technologique majeur » a montré, entre autres, le manque de maîtrise du risque industriel (avec ses conséquences sanitaires et environnementales), que ce soit au niveau de l’entreprise ou de l’Etat. Les leçons d’AZF n’ont visiblement pas été retenues. On ne peut être qu’interpellé par la succession de manquements. Ceux qui ont amenés à la catastrophe et ceux qui ont suivi dans la gestion de crise.

« Il n’y a pas de risque sanitaire »

Le sinistre a été maîtrisé par les services de secours et les centaines de pompiers qui se sont succédé sur les lieux ; mais on n’en a pas moins assisté à une catastrophe industrielle. Elle n’a, heureusement, pas coûté de vies, mais a créé un grave préjudice en matière sanitaire et environnementale. Sanitaire tout d’abord, avec ces milliers de tonnes de produits partis en fumée, qui se sont dispersés dans l’air ambiant, qui se sont infiltrés dans les sols et les nappes phréatiques, qui sont retombés sous forme de suie ou de goudrons dans les jardins, les rues ou les exploitations agricoles du nord du département. A cela se rajoute la dispersion de fibres d’amiante liée au fait que 8000 m2 de toiture fibrociment ont été soufflées (soit environ 12 tonnes de fibres d’amiante pure dispersées dans toute l’agglomération). Environnementale, avec la pollution de la Seine par une marée noire et les retombées du nuage de fumée. Officiellement, un quart du département de la Seine-Maritime (112 communes) a été recouvert par ce nuage qui est remonté jusqu’en Belgique. La portion de territoire concernée est bien supérieure, si l’on tient compte des divers écoulements liés aux bassins versants.

Malgré tout cela, l’idée selon laquelle il n’y a pas de risque sanitaire a été matraquée par les autorités dans les heures qui ont suivi. Répétée à l’envie par les services de la Préfecture et différents ministres qui se sont succédé à Rouen les jours suivants la catastrophe, cette affirmation semble avoir défini toute la stratégie de communication des autorités. On pourra citer le préfet Durand qui a estimé « non justifié » le droit de retrait exercé par les chauffeurs de la TCAR [1] pris de malaises et de nausées au volant de leurs bus, le lendemain de la catastrophe ; de même qu’il a relativisé la concentration en fibres d’amiante dans l’air, en l’assimilant à celle du « bruit de fond » (en réalité, elles sont, en concentration 50 fois supérieures !). Il refusera même de déclencher le dispositif étatique d’aide aux victimesen cas de catastrophe industrielle, se contentant d’une vague cellule de soutien psychologique.

Une gestion de crise opaque

Le post-accident a été géré dans le déni du risque sanitaire. Il y a eu tout d’abord l’épisode des sirènes non déclenchées [2] (au motif qu’il ne fallait pas affoler la population en pleine nuit), puis l’absence de consignes de confinement [3]. Ainsi, la grande majorité de la population a dû se rendre au travail comme si de rien n’était … malgré un air fortement pollué. Le principe de précaution le plus élémentaire aurait consisté à prôner le confinement dans l’attente de données fiables sur la qualité de l’air ; il n’a pas été appliqué. Cela justifie la colère et surtout la méfiance de la population vis-à-vis des autorités. Au lendemain de la catastrophe, la parole publique ne pesait plus grand-chose.

Par la suite, les premières analyses mettront en évidence une exposition des pompiers aux produits, ayant entrainé chez certains des anomalies hépatiques. L’étude d’impact [4] sur la santé, diligentée par l’association Respire, a clairement mis en évidence des effets sanitaires réels sur une partie de la population. Le rapport d’inspection [5] du ministère de la transition écologique et solidaire lui-même l’affirme.

Naissance d’un collectif

Dès le 30 septembre, paraît dans Libération une tribune d’habitant·es qui s’indignent du mépris des autorités à leur égard et demandent, entre autres, la reconnaissance de l’état de catastrophe technologique. Le 1er octobre, une manifestation à l’appel d’associations de défense de l’environnement, syndicats (dont bien évidemment Solidaires) et partis politiques, réunit 5000 personnes dans les rues de Rouen. Une délégation est reçue à la Préfecture pour exiger la transparence mais les réponses données sont jugées bien insuffisantes. Le lendemain, les organisations signataires se réunissent en collectif unitaire et élaborent une plate-forme revendicative autour du mot d’ordre « vérité et justice autour de l’accident de Lubrizol ». L’accident est alors qualifié par le collectif de « crime industriel ».

Le collectif unitaire est constitué d’associations de défense de l’environnement, de syndicats, de partis mais aussi de la nouvelle Association des sinistrés de Lubrizol ou encore d’associations de maraîchers impactés par les suies dans le nord du département. Pendant près de 3 mois, ce collectif proposera des temps forts de mobilisation et d’information pour les habitant·es sous forme de manifestations ou de réunions publiques d’information. Et surtout, il réclamera aux autorités, et à la Préfecture en particulier, toute la transparence dans l’affaire, notamment sur la nature exacte des produits qui ont brulé, le traitement des déchets, la dépollution du site, …

Comment ce collectif a-t-il pu se construire si vite et bien fonctionner ? avec des structures ayant parfois peu l’expérience du travail commun comme des associations de défense de l’environnement et des syndicats d’entreprise? On se rappelle qu’en 2001, les relations entre les syndicats d’AZF et les riverain·es ou les associations écologistes étaient difficiles dans les jours qui ont suivi l’accident. Mais ici, comme le souligne l’un de ses principaux animateurs, le collectif est né de l’expérience d’AZF justement. Face à une catastrophe industrielle, nous sommes tous et toutes victimes : riverain·es, population mais aussi travailleurs et travailleuses de l’entreprise (y compris les sous-traitants). Il faut sortir de l’opposition stérile entre les salarié·es des industries à risque et la population. Mais si la CGT ou SUD Chimie, syndicats très présents dans le secteur industriel, sont actifs dans le collectif, on peut déplorer l’absence de lien entre le collectif et les syndicats de Lubrizol.

Un coup de tonnerre dans un ciel pas si serein

Le travail du collectif a permis de refocaliser l’attention sur la principale responsable de la catastrophe : la société Lubrizol. Pourtant, la communication a surtout été assurée par les services de l’Etat dans les heures et les jours qui ont suivi l’accident. On a très peu entendu, du moins dans un premier temps, les responsables de Lubrizol s’exprimer (si ce n’est la directrice générale de la société qui a fait part de son « embarras » face à cet « incident ») [6].

Cela n’est pas anodin, car les autorités ont leur part de responsabilité. La Préfecture a fait preuve de beaucoup de bienveillance vis-à-vis de l’industriel. Par exemple, les capacités de stockage de produits dangereux ont été augmentées sans nouvelle étude d’impact ou de danger (même si cette acceptation est légale). Le Plan de prévention des risques technologiques (PPRT) a été approuvé, alors que toutes les mesures de maîtrise des risques n’étaient pas encore mises en place par l’industriel [7]. Le non-respect par Lubrizol de la consigne gouvernementale donnée après l’accident de 2013 (fuite de mercaptan … dans cette même usine Lubrizol) relative aux capacités à analyser rapidement l’air environnant en cas d’émissions accidentelles, n’a pas été sanctionnée. L’inspection des installations classées, elle-même, a constaté au fil des ans de nombreux manquements aux obligations réglementaires, notamment ceux concernant la sécurité-incendie et les dispositifs d’extinction : sans réponse particulièrement contraignante de la part de la Préfecture. Et l’on ne parlera pas ici des manquements de la Préfecture vis-à-vis de la plateforme Normandie logistique voisine, également impactée par l’incendie et dont les produits brûlés ont fortement contribué à la pollution de l’air.

Il y a là assez d’éléments pour que la justice s’en mêle (instruction judiciaire, mise en examen de la société Lubrizol pour pollution et exploitation non conforme d’une installation classée). Plusieurs parties civiles se sont constituées dont Solidaires 76. Il sera indispensable de découvrir l’origine de l’incendie mais est-ce que ce sera suffisant ?

L’accident de Lubrizol a permis de vérifier une vieille loi statistique qui assure qu’une succession d’incidents aboutit, quasi inévitablement, à un accident majeur, à plus ou moins long terme. La Préfecture a sa part de responsabilité pour ne pas avoir réagi avec assez de fermeté à l’encontre de l’industriel. Mais si un préfet a en charge la protection de l’environnement et des populations, il doit aussi prendre en compte le développement économique d’une région et donc l’emploi. Lubrizol « pèse » 400 emplois directs et environ autant d’emplois indirects. L’arrêt de Lubrizol bloque tout un pan de l’économie des lubrifiants, qui dépasse le seul site de Lubrizol : les grandes multinationales du pétrole (comme Total) ont besoin des additifs [8] pour commercialiser leurs lubrifiants. Ceci explique sans doute aussi pourquoi le préfet a autorisé le redémarrage partiel de l’usine, bien que les mesures et actions correctives, qu’il a lui-même imposées au lendemain de la catastrophe dans un arrêté de mise en demeure, n’aient pas été toutes réalisées !

Un assouplissement de la réglementation

Il faut également prendre en considération l’assouplissement de la réglementation ces dernières années pour les sites classés. La catastrophe d’AZF aurait pu avoir comme conséquence un durcissement mais c’est l’inverse qui s’est produit ! Depuis 2010, nombre de sites à risques ont pu bénéficier d’un régime de classement moins contraignant. Plus près de nous, la loi Essoc [9] a introduit une révision en profondeur des procédures d’autorisation d’exploiter (c’est la fameuse « autorisation environnementale », qui a permis, en toute légalité, au préfet d’accorder l’augmentation de capacités à Lubrizol, sans évaluation environnementale). Et enfin, le tout récent projet de loi d’Accélération et de simplification de l’action publique (ASAP, 5 février 2020) donnera encore plus de latitude au préfet pour délivrer, plus rapidement, une autorisation d’exploiter. Bien entendu, tout cela au nom de la sauvegarde de « notre attractivité » et de « notre compétitivité ». Ces assouplissements ont eu pour corollaire une augmentation de l’accidentologie [10] alors que dans le même temps le nombre d’inspections a régulièrement diminué de 39% entre 2006 et 2018. Bref, il n’y a pas forcément de fatalisme dans la survenue d’un accident industriel. Dans de nombreux cas, la mise en place de mesures adéquates en amont pourrait permettre d’éviter le drame.

Quelques pistes de réflexion

Une des premières mesures à prendre, est évidemment de revenir sur les assouplissements réglementaires. Mais cela ne suffira pas. Dans la matrice réglementaire, telle qu’elle existe depuis plus de 40 ans, une forte latitude est laissée à l’industriel pour apprécier lui-même le niveau de danger inhérent à son activité et les mesures barrières ou préventives à mettre en place. C’est ce que l’on appelle l’Etude de dangers (EDD). Or, la tentation est grande pour lui, d’écarter certains scénarios d’accidents, au motif que leur probabilité de survenue reste faible, surtout si les mesures préventives à mettre en place coûtent cher ! Et ce sont justement ces scénarios non pris en compte, qui sont à l’origine des accidents d’AZF et de Lubrizol !

L’EDD doit impérativement relever d’une structure indépendante de l’industriel et imposer des mesures qui découlent directement des Meilleures techniques disponibles (MTD). La notion d’ « économiquement acceptable », telle qu’elle existe aujourd’hui dans la directive Seveso III, doit être abandonnée. La délivrance de l’autorisation d’exploiter doit impérativement être subordonnée à la mise en place réelle de ces mesures (et non pas au seul engagement de l’industriel de le faire). Le contrôle régulier de leur application doit se faire par une inspection réellement indépendante (aujourd’hui, l’application des décisions de l’inspection des installations classées est trop subordonnée au bon vouloir du préfet).

Le risque zéro n’existant pas en définitive, il faut avoir la capacité de faire face à l’accident, en renforçant les Plans d’urgence (Plan d’organisation interne -POI- et Plan particulier d’intervention -PPI-). C’est d’ailleurs ce que prévoit le plan Borne. Les populations doivent être formées aux modalités d’alerte (quelles qu’elles soient), doivent les comprendre et surtout agir en conséquence (se confiner, évacuer). Et il faut, bien sûr, rétablir les dispositifs de contrôle des salarié·es eux-mêmes (en premier lieu les CHSCT) et instaurer une totale transparence vis-à-vis des représentant·es du personnel (avec, par exemple, un compte rendu des visites de l’inspection figurant, de droit, à l’ordre du jour du CSE).

L’environnement proche des sites à risques doit être repensé. En termes d’urbanisation, tout d’abord ; cela est déjà pris en compte au travers des servitudes d’utilité publique pour les sites Seveso seuil haut (notamment au travers du PPRT) ; mais là encore, de manière insuffisante puisqu’il faudrait intégrer réellement la population riveraine dans les processus de décisions. Elle est la première concernée et pourtant il n’est qu’à noter le désarroi des riverains de Lubrizol à la suite de l’accident. Nombre d’entre eux et elles n’ont absolument aucune idée de la nature de l’usine à proximité de laquelle ils et elles vivent ; cela permet d’apprécier l’ampleur des progrès à réaliser.

Tout cela est indispensable car « mettre les usines à risques à la campagne » ne règle absolument pas le problème. Cela ne fait que le déplacer. SUD Chimie préfère axer la réflexion sur la notion d’utilité sociale de la production. Car enfin, le préalable à toute mesure préventive n’est-il pas de s’interroger sur le bien-fondé d’une production au regard des risques qu’elle fait peser sur les populations et l’environnement ?


[1] Transports en Commun de l’Agglomération Rouennaise.

[2] Seules 2 sirènes sur 31 ont été déclenchées et seulement 6h après le début de la catastrophe.

[3] Toutefois, les écoles de 12 communes de l’agglo sont restées fermées le jeudi et le vendredi.

[4] Evaluation des impacts de l’incendie Lubrizol / Normandie Logistique sur la santé – Une enquête de l’association Respire – Mai 2020.

[5] Rapport CGEDD n° 013014-01 – CGE n° 2019/23/CGE/SG – Février 2020.

[6] Isabelle Striga sur France Info le samedi 28 septembre 2019.

[7] Le règlement du PPRT dans son article I.2 spécifie qu’ « il convient de noter que les études de dangers utilisées pour élaborer le PPRT prennent en compte les mesures de réduction du risque à la source sur lesquelles l’industriel Lubrizol s’est engagé mais qui ne sont pas toutes mises en place à la date d’approbation du PPRT ».

[8] Lubrizol est un des principaux additiveurs au monde.

[9] Loi du 10 août 2018 « pour un Etat au service d’une société de confiance », qui met en avant le fait de « faire confiance », de « faire simple » et « le droit à l’erreur ».

[10] En 2018, on constate une hausse de 34 % des accidents industriels en deux ans. Les seuls établissements Seveso ont été responsables d’un quart de ces accidents.


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