Libération nationale et libération sociale : les deux faces de la même monnaie

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Pourquoi peut-on faire une telle affirmation alors que le nationalisme est au cœur de tout le discours de l’extrême droite, affirmant la nauséabonde « préférence nationale » qui décline la xénophobie et le racisme ?  Parce que, lorsqu’on s’appuie sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, lorsqu’il s’agit d’une lutte anticoloniale, anti-impérialiste, il est bien question de libération nationale qui remet en cause le système d’exploitation et aspire à une libération sociale émancipatrice.

les deux faces de la même monnaie


Professeure des écoles, Nara Cladera est membre de la Commission exécutive de la fédération des syndicats Sud éducation et co-anime l’Union locale Solidaires Comminges (31) ainsi que le Réseau syndical international de solidarité et de luttes – laboursolidarity.org


[Coll. CM]

Les luttes pour l’indépendance sur le continent américain, aboutissant en 1776 à celle des Etats-Unis d’Amérique et continuant tout au long du XIXème siècle de la Patagonie au Rio Bravo, furent victorieuses car portées par les revendications sociales de ceux et celles qui se battaient contre les armées coloniales, pour la répartition des terres, le droit des Noir∙es et des peuples originaires. Mais une fois au pouvoir, les bourgeoisies nationales ont bafoué leurs engagements et perpétré le système colonial de domination et exploitation. Ensuite vint le XXème siècle, avec ses deux guerres mondiales répartissant la planète entre les impérialismes et bousculant la carte des empires coloniaux sur les continents africain et asiatique.

Les luttes pour les indépendances nationales se voulaient aussi des luttes d’indépendance économique, des luttes de libération sociale. La convergence des luttes des trois continents atteint son apogée lors de la Tricontinentale, « assaut du ciel par les peuples du Tiers-Monde », qui s’ouvre à La Havane le 3 janvier 1966, pour 12 jours, portant l’espoir d’un nouvel ordre économique et politique mondial, plus juste sous le nom de Conférence de solidarité des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. Dans son livre La Tricontinentale ; les peuples du Tiers-Monde à l’assaut du ciel (Ed. Syllepse, 2020), Saïd Bouamama reprend les propos de Mehdi Ben Barka, président du comité préparatoire ; en résumé : la conférence qui rassemblera les organisations révolutionnaires est un événement historique par sa composition, car y seront représentés les deux courants de la révolution mondiale : le courant surgi avec la révolution socialiste d’Octobre et celui de la révolution nationale libératrice. En France, une partie des militant∙es et des réseaux actifs pendant la Guerre d’Algérie, comme celui dit d’Henri Curiel, participe pleinement à sa préparation.

La Tricontinentale est condamnée par les Etats Unis et leurs alliés. Ils la définissent comme un complot communiste, niant les facteurs matériels objectifs issus du colonialisme qui lient les peuples de ces trois continents. Cette condamnation s’inscrit dans celles de la première conférence internationale contre l’impérialisme réunie à Bruxelles en février 1927, de la conférence afro-asiatique de Bandung en avril 1955 ou encore de la Panafricaine des peuples d’Accra en décembre 1958. Dans « Bandung – Chronique d’un monde en décolonisation, Richard Wright, témoin sur place, dit « ce n’est pas seulement une rencontre des Chefs d’État indépendants mais aussi le premier sommet des peuples de couleur dans lequel seuls les blancs ne sont pas invités ». Effectivement, les blancs n’étaient admis qu’en tant observateurs. Movimiento de liberación nacional – Tupamaros (Uruguay, 1964 -1972), Front de libération nationale (Algérie, 1954-…), Ejercito zapatista de liberación nacional (Chiapas, 1983-…), Front national de libération de la Corse (Corse, 1974-…), Front de libération nationale Kanak et socialiste (Kanaky, -…1984), Euskadi Ta Askatasuna (Pays basque (1959-2018), etc. : la liste des organisations avec l’adjectif « national » qui , au moins lors de leur création, aspiraient sincèrement à être un outil de lutte pour l’émancipation des damné∙es de la terre du XXème siècle est longue.


[Coll. CM]

Organisation syndicale se reconnaissant dans un syndicalisme de lutte et de transformation sociale, l’Union syndicale Solidaires soutient les luttes anticoloniales, dénonce tous les impérialismes, notamment à travers l’engagement internationaliste auprès des peuples palestinien, kurde, sahraoui, zapatiste, kanak, etc., participant aux convois syndicaux en soutien avec la résistance des travailleurs et travailleuses en Ukraine. Aujourd’hui encore, plusieurs zones géographiques un peu partout dans le monde sont toujours considérées comme faisant partie de la France. Si, dans le langage d’État, le nom de colonies qui s’appliquait à elles jusqu’en 1946 a été abandonné, ce sont bien des mêmes territoires colonisés dont il s’agit, avec les mêmes caractéristiques de dépendance, d’exploitation, de pillage des ressources, d’utilisation du sol et de la mer, etc. Les systèmes économiques locaux, les inégalités et les dominations internes ne sont pas que le fruit d’une histoire passée mais aussi d’un système qui perdure au service de l’État français et de sa métropole, en particulier pour lui assurer une présence militaire, contrôler de vastes zones maritimes et des matières premières. Le changement d’appellation, de colonies en DOM-TOM puis, plus récemment, DROM-COM, ne saurait le cacher.

Syndicats des nations sans État

Des travailleurs et travailleuses de ces territoires ont décidé de s’organiser au sein de syndicats dont les revendications de classe débouchent d’elles-mêmes sur la remise en cause du système colonial, par nature anti-égalitaire et coercitif. L’autonomie et l’indépendance apparaissent alors comme une des nécessités pour mettre fin aux injustices sociales. La Plate-forme des syndicats des nations sans État » [1] ci-dessous , affirme :

1 – Au niveau des principes :

• Nous sommes des syndicats de classe.

• Nous sommes des syndicats indépendants des partis politiques, quels qu’ils soient.

• Nous luttons contre la « globalisation », c’est-à-dire contre le capitalisme dit « néolibéral » qui impose à nos sociétés une véritable dictature économique, sociale et idéologique, au travers d’instruments comme le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et l’Organisation mondiale du commerce, ainsi que les institutions européennes.

• Nous lions dans nos perspectives et notre activité, de manière indissoluble et complémentaire, la « libération sociale » et la « libération nationale » de nos peuples.

2 – Au niveau stratégique :

• Nous estimons indispensable de développer nos combats respectifs, et de manière adaptée, au niveau où se trouvent posés les problèmes d’aujourd’hui, c’est-à-dire au niveau mondial.

• En riposte à la globalisation capitaliste, nous sommes décidé∙es à globaliser notre action syndicale à partir de nos peuples et de nos luttes respectives.

• Nous voulons aider chacun de nos peuples, chacune des classes laborieuses dont nous défendons les intérêts, à s’identifier à la lutte des autres peuples frères.

Au Pays basque


[DR]

Parmi les syndicats signataires, LAB (Langile abertzaleen batzordeak), syndicat des travailleurs et travailleuses du Pays basque, aujourd’hui à cheval entre les états français et espagnol, affirme que la problématique de l’émancipation sociale est indissociable de la libération nationale : agir local, penser global, pour un syndicalisme alternatif et abertzale. Eñaut Aramendi, responsable de LAB pour le Pays basque nord) raconte : « LAB est né il y a 40 ans, en plein régime franquiste, en Pays basque sud. Organisé tout d’abord en Commissions ouvrières (les syndicats étaient alors interdits) il est devenu ensuite syndicat ; c’est aujourd’hui la troisième force syndicale dans la communauté autonome du Pays basque avec près de 45 000 membres. Des militant∙es vivant au Pays basque nord ont décidé de s’organiser. Deux possibilités : faire de l’entrisme et intégrer les syndicats déjà en place, ou créer une alternative syndicale forte au Pays basque nord. Les salarié∙es ont préféré la deuxième hypothèse et se sont naturellement tournés vers LAB afin de trouver le soutien nécessaire. En 2000, avec la création du syndicat en Iparralde (Pays basque nord), LAB devint le seul syndicat « national » en Pays basque. LAB s’inscrit clairement dans un mouvement mondial, internationaliste, anticapitaliste et solidaire. Parce que le syndicalisme ne s’arrête pas aux portes de l’entreprise, LAB est un syndicat socio-politique qui travaille dans la rue, les collectifs unitaires, les actions internationales, contre la loi des multinationales et du patronat. La langue basque (euskara) est aussi utilisée pour l’ensemble de nos communications internes ou externes. La plateforme des syndicats des nations sans état, vient questionner notre implantation en tant qu’organisation syndicale dans des territoires issus de l’empire colonial français. »


[DR]

L’exemple algérien : mise en lumière et origine d’une incompréhension du syndicalisme français

L’Algérie a été une colonie française de 1830 à 1962. Cette période fut celle de la colonisation, de l’occupation française, de l’exploitation coloniale et tout ce qui en découle. Même si en 1848 le gouvernement de Napoléon III crée « les départements français d’Algérie » et si en 1946 on rebaptise hâtivement « l’Empire français » en « Union française », l’Algérie était bien une colonie de l’État français. Aujourd’hui, aucune organisation syndicale de l’hexagone ne met en doute ce que fut le fait colonial en Algérie. Mais durant ces années, nombreux et nombreuses étaient ceux et celles qui justifiaient la présence française par les mythes traditionnels de la France républicaine « généreuse et civilisatrice, porteuse des idéaux émancipateurs de 1789 », dont l’école républicaine était présentée comme l’étendard. En réalité, quel est le bilan du système éducatif des « départements français d’Algérie » ? Après 132 années de colonisation, 80% d’analphabétisme au sein de la population algérienne !

La situation du syndicalisme en milieu colonial a été pour le moins particulière, basée sur un consensus actant le bien-fondé de la présence française outre-mer. Au départ, les unions syndicales créées dans les colonies ne sont conçues que comme des succursales du syndicat métropolitain ; elles se constituent avant tout dans le but de syndiquer les travailleurs français. Les seules nuances se situaient au niveau de la volonté réformatrice : les unes se contentaient du statut de l’Union française, les autres luttaient pour une réelle égalité sociale et politique entre populations colonisées et métropolitaines ; certains préconisaient une révision des liens unissant la France et ses dépendances. Mais personne ou presque ne remettait en question les liens eux-mêmes, c’est-à-dire la colonisation. Un tel mutisme au sujet de la corrélation entre exploitation patronale et exploitation coloniale témoigne d’un certain embarras de la majorité des syndicalistes français. Combattre l’extrême droite et le racisme passe aussi par la reconnaissance du droit à l’autodétermination des peuples et le soutien aux luttes de libération nationale.


Nara Cladera


[1] En sont membres (noms en français) : La Confédération syndicale de Catalogne (Intersindical-CSC) – La Confédération syndicale sarde (CSS) – La Centrale unitaire des travailleurs de Galice (CUT Galice) – Le Syndicat des travailleurs du Pays Basque (LAB) – Le Syndicat autonome valdôtain des travailleurs (SAVT) – Le Syndicat des travailleurs de Bretagne (SLB) – Le Syndicat occitan de l’éducation (SOE) – Le Syndicat des travailleurs corses (STC) – L’Union générale des travailleurs de Guadeloupe (UGTG) – L’Union syndicale des travailleurs kanaks et des exploités (USTKE) – L’Union des travailleurs de Guyane (UTG) – L’Intersyndical-Canaria (Int-C) – L’Union générale des travailleurs de Martinique (UGTM).


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