L’histoire d’un régime spécial, celui des cheminots et cheminotes

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LE TEMPS DES INITIATIVES PATRONALES INTÉRESSÉES

Les compagnies privées de chemins de fer trouveront judicieux de s’attacher au XIXe siècle la plupart de leurs recrues, que le nécessaire apprentissage sur le terrain de leurs métiers tout neufs transformeront en un précieux « capital humain ». Outre le commissionnement [1], garantie implicite de l’emploi, outre des médecins et caisses de secours prodiguant aux agents blessé.es ou malades des soins gratuits, l’octroi de pensions, généralisé dans les années 1850, consacre cette préoccupation des dirigeants des compagnies, tenus contractuellement à faire fonctionner leurs réseaux sans interruption, continuité du service public oblige ! Ce qu’un juriste résumait très bien ainsi en 1904 [2] : « Pour arriver à un attachement si difficile d’un personnel aussi nombreux, les compagnies, plutôt que d’élever au-delà de la moyenne de traitement effectif de leurs agents, comme le demandaient et les qualités et les services exigés de son personnel, se sont ingéniées à multiplier l’assistance patronale sous toutes ses formes. Elles se sont préoccupées de maintenir dans leur personnel la stabilité indispensable à la bonne exécution du service, en assurant à leurs agents des pensions de retraite pour le moment où, après une carrière bien remplie, l’âge, la fatigue ou les infirmités les obligent à abandonner leur emploi. »

Enfonçons le clou, pour réfuter cette thèse courante, explicitée en 1982 dans un livre à grand tirage, Toujours plus, par François de Closets, un journaliste spécialiste pourfendeur des privilèges abusifs, de ces régimes de retraites généreux qui récompensent « les groupes qui, par leurs fonctions, tiennent l’État : aviateurs, marins, cheminots sont à même de bloquer les hommes et les marchandises ; ils ont donc la possibilité de de reposer plus tôt que les autres. » Perdonnet, administrateur de la Compagnie de l’Est, soulignait ainsi le « bon calcul » des compagnies [3] : « En subventionnant des caisses de secours et de retraites en faveur de leurs employés, en se montrant ainsi humaines et généreuses, les compagnies ne remplissent pas seulement un devoir, elles font aussi un bon calcul, car, pour elles, c’est le meilleur moyen d’obtenir des employés un dévouement qu’ils refuseraient à des compagnies avares et égoïstes. » Mais un observateur bien-pensant pouvait s’inquiéter des effets de leur mise en tutelle [4] : « Obligation de retenue de traitement, tarif uniforme de retraites selon le grade, conditions identiques d’âge ou de durée de service, c’est un cadre général ou chacun est casé, étiqueté, coté en dehors de son effort particuliers, de son mérite spécial, de sa prévoyance plus ou moins éveillée. C’est le régiment et la vétérance [5]. » Voilà les agents ainsi fonctionnarisés, « amenés à compter sur une ressource qui ne peut ni diminuer ni s’accroître, proportionnant leurs efforts au but à atteindre, et ne montrant de zèle que ce qu’il faut pour ne pas perdre leurs droits à la retraite… » Comme l’État à qui on en fait le reproche, les compagnies n’échappent pas à « l’inactivité, la tiédeur, en un mot la médiocrité » de leurs employés…

En 1880, le directeur de la Compagnie de l’Est s’interroge sur la mortalité du personnel, qui bénéficie « d’une bonne condition physique et morale, sans souci du lendemain » [6] : d’un côté, « on peut croire que les agents des chemins de fer étant soumis à une vie plus généralement fatigante s’éteindront plus promptement que les tables de mortalité Deparcieux [relatives à la population française] ne l’indiquent ; d’un autre côté, on peut faire observer que le personnel est recruté dans des conditions de santé toutes particulières, qu’il pourra vivre plus longtemps que dans d’autres carrières : l’agent de chemins de fer, sans avoir jamais une carrière bien brillante, est au moins toujours sûr de lendemain, – pour lui point de chômage -, il échappe aussi à des préoccupations souvent fort pénibles et même à des privations dont la santé peut se ressentir. » Et de prévoir le déficit des caisses des compagnies aux effectifs en croissance continue. Puisque l’administration lui a garanti une retraite, le personnel ne doit pas en pâtir, et rétablir l’équilibre en réduisant les retraites promises, serait « une solution détestable au point de vue moral », juge-t-il. En 1883, un ancien conseiller d’État comparant les fonctionnaires, bénéficiaires de la loi du 9 juin 1853 sur les pensions civiles, aux agents des compagnies, reconnaît des avantages à ces derniers. Les limites ne dépassent jamais 55 ans d’âge et 25 ans de service, dont bénéficient seulement les fonctionnaires ayant passé 15 ans au moins dans des services actifs, 30 ans de service et 60 ans d’âge étant requis pour les autres. S’il y a un défaut dans les régimes des compagnies, c’est leur diversité : des retenues variables (3 % au Nord, à l’Est et au Midi ; 4 % à l’Ouest ; 5 % sur le réseau de l’État), des caisses de retraite ici (Est, PLM, Midi, État), des livrets gérés par la Caisse des retraites pour la vieillesse là (Nord, Ouest et Paris-Orléans). Les veuves et enfants mineurs reçoivent au décès de l’employé une quote-part de sa pension, dès lors qu’un certain laps de temps s’est écoulé depuis le mariage, entre 6 ans (Nord) et 2 ans (Est). Surtout, alors que de menus progrès ont été accomplis dans les compagnies, la loi de 1853 est restée immuable. Et d’être effrayé à l’idée du doublement prévisible des agents bénéficiaires : les 200 000 agents environ actuellement occupés sur 23 000 km, seront une « armée de 3 à 400 000 agents nécessaire quand le réseau s’étendra sur 40 ou 50 000 km », ce qui signifiera une annuité de 100 millions pour le service de leurs retraites.

Ce qui présenté de nos jours comme un privilège quant à ces conditions, est à relativiser dans le contexte de l’époque : espérance de vie, usure certaine de nombre d’agents aux conditions et durées de travail sans commune mesure avec les conditions actuelles. Retenons un seul témoignage, daté de 1892, celui d’un agent de l’Ouest [7], pointant le mirage de la retraite : « La durée du service pour tous est encore plus longue aujourd’hui qu’autrefois, les difficultés plus grandes et la responsabilité plus lourde, en raison de l’accroissement considérable des trains. Pour les mécaniciens et chauffeurs surtout, c’est devenu une galère, ces agents ne rentrent presque plus au foyer ; chaque jour, ils accomplissent 16 à 17 heures de travail, après un repos factice. On épuise leur force, on tue la chair, et on les met au rebut lorsqu’ils sont usés, ces procédés sont en dehors de tout principe humanitaire. Le salaire n’a jamais été augmenté ; les primes ont été diminuées, les amendes et les punitions sont poussées à l’extrême et prennent des proportions considérables. Tous aspirent à la retraite pensant y trouver le repos, peu y arrivent, car il leur faut atteindre 55 ans d’âge et 25 ans de service au moins. Parmi le petit nombre de ceux qui arrivent à l’âge de 55 ans et à la retraite, la majorité ne tarde pas à succomber, brisés par la maladie et les infirmités venant s’ajouter à une misérable pension… »

LA CONQUÊTE D’UN RÉGIME LÉGAL GARANTI

Les nombreuses dispositions arbitraires de ces systèmes de retraite sans garantie légale vont susciter toutefois de multiples griefs. Ainsi, l’agent réformé ou licencié, a-t-il droit à récupérer ses versements ? Des procès sont intentés aux compagnies, mais avec des résultats aléatoires et plutôt limités. C’est à la Chambre syndicale des ouvriers et employés des chemins de fer, fondée en 1891, devenue en 1895 le Syndicat national des chemins de fer affilié à la jeune CGT, qu’il reviendra de revendiquer, dès 1893, un régime unique propre à tous les grands réseaux, garantissant l’accès de tous les agents cotisants à une pension convenable. Le Syndicat national va bénéficier du soutien de certains parlementaires, mus par une préoccupation plus électoraliste que politique pour certains, conscients du poids de la corporation des cheminots. Le 17 décembre 1897, une proposition de loi présentée par Henri Berteaux, Fernand Rabier et Jean-Jaurès est adoptée par les députés : 430 voix contre 12 ! Mais si une majorité soutiendra durablement le projet d’une législature à l’autre, les compagnies sont assurées du soutien des sénateurs pour en bloquer le dénouement jusqu’en 1909.

C’est la panique du côté des compagnies à l’approche du vote décisif par les sénateurs, comme en témoignent ces extraits de la lettre collective qu’elles adressent, le 5 mars 1909, au président de la commission sénatoriale chargée d’examiner le projet de loi, où tous les arguments imaginables sont avancés ! « Les pouvoirs concédants ont cru nécessaire d’inscrire dans les cahiers des charges des nouvelles concessions de tramways, d’éclairage, etc., des clauses visant la constitution de caisses de retraite. Il n’en est rien dans les cahiers des charges des Compagnies existantes et l’on ne voit pas sur quels motifs peut s’appuyer le législateur pour imposer aux cinq grandes Compagnies de chemins de fer, à l’exclusion des Compagnies d’intérêt local, un régime spécial qui n’est pas justifié par la nécessité d’assurer la sécurité d’un service public. On comprend que, pour assurer cette sécurité, les Pouvoirs publics fixent certaines règles sur la durée du travail des agents coopérant directement à la sécurité ; on n’aperçoit pas pourquoi les Pouvoirs publics pourraient, à ce titre, exiger la constitution de retraites, en fixer le taux et étendre le régime à tous les agents sédentaires ou ouvriers d’ateliers qui n’ont pas, au service du chemin de fer, un rôle différent de celui qu’ils auraient comme ouvriers de l’industrie, comme employés de commerce, ou comme employés des Administrations publiques elle-même. »

Au point de vue des charges, « les conséquences du nouveau projet auront une gravité exceptionnelle », en obligeant notamment les compagnies à recourir à la garantie d’intérêt, ces avances consenties contractuellement par l’État pour le règlement annuel des dividendes et intérêts réservés aux actionnaires et obligataires en cas d’insuffisances des excédents dégagés. « Il est tout à fait impossible de concilier cette augmentation indéfinie des charges avec le désir, très naturel d’ailleurs, du public d’augmenter le nombre des trains, d’augmenter leur vitesse, accroître leur confortable comme roulement, comme chauffage, comme éclairage, etc., de diminuer le prix des voyages, de réduire les tarifs de grande vitesse en réduisant les délais de transport, d’abaisser les tarifs de petite vitesse en augmentant la responsabilité des administrations de chemins de fer, d’agrandir et d’embellir les gares, de construire des lignes nouvelles, etc., et enfin même, de continuer les améliorations de salaires des agents qui, depuis quelques années, sont la règle de toutes les administrations de chemin de fer.

Au point de vue politique et économique, il est bien clair que concéder un régime encore plus favorable à des agents déjà extrêmement privilégiés, ne pourra pas ne pas soulever les réclamations les plus vives, non seulement des travailleurs des agents de chemins de fer secondaire tenus en dehors de la loi, mais encore des travailleurs des industries ordinaires, des employés de l’industrie, du commerce et des Administrations publics elles-mêmes, qui se verront sacrifiés aux agents des grands réseaux, et qui par surcroît, se trouveront dans la situation d’être concurrencés par des agents mis à la retraite à un âge où la plupart des hommes conservent toutes leurs forces et se verront, par suite, menacés de l’avilissement des salaires libres. »

Enfin, « le retour au système tontinier que, depuis un quart de siècle, les administrations et le législateur lui-même ont cherché à remplacer par le régime du livret individuel, à capital aliéné ou réservé, appartenant à l’agent. On a fait, pendant près d’un demi-siècle, l’essai désastreux de ce système, qui, substitue à une charge précise, calculée en fonction des traitements, une charge dont la quotité n’est pas fixe et dépend surtout du traitement de sortie de chaque agent. L’expérience faite a été décisive, elle a démontré nettement (…) qu’on aboutissait la plupart du temps à des déficits formidables. »

Promulguée le 23 juillet 1909, la loi instaure l’affiliation obligatoire des cheminots et l’unification des régimes propres à chaque compagnie plutôt vers le haut. Le régime de capitalisation est généralisé. Les ressources proviennent d’une cotisation ouvrière (5 % du salaire) et de la compagnie (15 %). Le droit à la retraite est acquis après 25 ans de versements, à 50 ans pour les mécaniciens et chauffeurs de locomotives, à 55 ans pour les agents des « services actifs », à 60 ans pour les employés de bureau. La pension s’élève alors à la moitié du salaire moyen des six meilleures années. Si, pour des raisons indépendantes de sa volonté, le cotisant a dû quitter les chemins de fer, il bénéficie, après 15 annuités de versement, d’une pension proportionnelle à la durée de cotisation. Des pensions de réversion sont prévues pour les veuves et les enfants mineurs. « Vous ne pouvez nier que vous êtes privilégiés au point de vue de la retraite par rapport aux travailleurs des autres industries. Mais précisément à cause de cela, vous pouvez craindre leur concurrence. Vous avez donc intérêt, pour maintenir les avantages acquis, à aider toutes les corporations à obtenir des conditions de retraite analogues aux vôtres et à soutenir ces corporations dans leurs luttes professionnelles », proclame ainsi le 12 décembre 1909 le secrétaire général du Syndicat national, Eugène Guérard.

La non-rétroactivité de la loi mobilise à nouveau le Syndicat national. Si la grande grève des cheminots d’octobre 1910 porte d’abord sur les conditions de travail et la « thune », cette pièce de cinq francs, revendiquée comme salaire quotidien minimum, la question des retraites n’est pas absente : les « gueules noires » de la Compagnie du Nord se révèlent parmi les plus combatifs, sous la bannière de la Fédération des mécaniciens et chauffeurs. La loi du 28 décembre 1919 consacre enfin cette rétroactivité. Les compagnies n’ont pas pour autant désarmé, et intentent un recours auprès du Conseil d’État : les dispositions des conventions financières, qui n’avaient pas prévu les lourdes charges obligatoires de retraites, ne sont-elles pas violées par l’État ? L’affaire était encore pendante après-guerre, lorsque les nombreux avantages concédés aux compagnies par la nouvelle convention financière de 1921 impliquèrent l’abandon de leur recours…

UN SIÈCLE DE REMISES EN QUESTION

Si ce « régime de 1911 » régit encore globalement au début du XXIe siècle les retraites des cheminots et cheminotes de la SNCF, il aura subi de nombreuses adaptations. L’inflation subie pendant la guerre de 1914-1918 est à l’origine d’une légitime péréquation :  ajustement des pensions sur les traitements des actifs, avec donc des relèvements récurrents, non sans la résistance des réseaux. De surcroît, en vertu d’une assimilation tacite de leurs sorts respectifs par leurs ministres de tutelle, tout relèvement des pensions accordé aux fonctionnaires motivera de la part des cheminots une mesure égale. En 1929, un statut des retraités et un Règlement des retraites consacrent les avantages acquis et diverses améliorations : incorporation de la gratification statutaire et de la prime de gestion dans les éléments pris en compte pour le calcul des retraites, représentation du personnel dans la gestion des caisses de retraite. Durant les années 30, l’assimilation des retraites des cheminot.es avec celles des fonctionnaires va jouer en leur défaveur, tous victimes d’une politique déflationniste de réduction des salaires, primes et indemnités. Un décret-loi du 19 avril 1934 institue pour les cheminots et cheminotes un nouveau régime mixte de répartition et de capitalisation : à la dotation de 15 % des réseaux, se substitue le versement annuel des sommes suffisantes pour assurer le paiement des pensions, ce qui allège bien leurs comptes d’exploitation, impactés depuis 1930 par le ralentissement de l’activité industrielle, comme par la concurrence redoutable des transporteurs routiers. Des restrictions au régime de 1911 atteignent les nouveaux agents recrutés après le 20 avril 1934… Trois ans plus tard, en avril 1937, le gouvernement du Front populaire les abrogera, avec effet au 1er janvier 1937.   

La SNCF naissante est dotée d’une Caisse des retraites, fusion des caisses des réseaux qu’elle remplace dans leurs droits et obligations à dater du le 1er janvier 1938. Elle compte alors 456 760 cotisant.es et 243 569 pensionné.es. L’entreprise publique est tenue d’équilibrer à moyen terme ses comptes, et s’engage dans une baisse continue des agents cotisants qu’expliquent de multiples facteurs : une politique de productivité facilitée par la mécanisation, puis l’automatisation, l’informatisation enfin des tâches ; l’abandon de services et la fermeture de lignes ; le recours au personnel contractuel, ou encore l’externalisation de nombreuses activités confiées au privé. En 1954, les effectifs pensionnés (383 297) dépassent les effectifs cotisants (367 633).  En 2001, ils sont respectivement 320 846 et 179 341, et en 2018, il y a 256 707 pensionné.es et seulement 139 069 cotisant.es. Le déséquilibre accéléré des cotisations et pensions appelle des correctifs pour ne pas faire supporter par la seule SNCF les « efforts de productivité ». Le premier est mis en place par un avenant, daté du 10 juillet 1952, à la convention du 31 août 1937 qui régit la SNCF : « Les charges de retraites afférentes aux agents mis à la retraite depuis le 1er janvier 1949 et non remplacés dans l’effectif seront prises en charge par l’État à partir du 1er janvier 1952. » La SNCF est ainsi en partie soulagée de la surcharge des retraites, par sa tutelle qui la pousse au dégraissage de ses agents actifs. Mais le compte n’y est pas, comme l’expliquait le directeur général de la SNCF, Roger Guibert, au milieu des années 60 : « Faisons une comparaison. Supposons qu’un industriel privé occupant 1 000 ouvriers, ait pu, à la suite d’investissements pour la mécanisation et l’automation de sa fabrication, réduire son effectif d’ouvriers à 300. Si on lui demandait de continuer à payer ses cotisations « vieillesse » à la Sécurité sociale pour les 700 ouvriers qu’il n’a plus, et de soutenir en même temps la concurrence d’autres industries n’ayant pas la même obligation exorbitante, le pourrait-il ? C’est cependant quelque chose d’analogue que l’on demande à la SNCF. »  Le deuxième correctif résultera ainsi du cours de « libéralisation » des entreprises publiques, engagé à la fin des années 60, tant en France (Rapport Nora sur les entreprises publiques, 1968) qu’au niveau communautaire (Règlement n° 1192/69 relatif aux règles communes pour la normalisation des comptes des entreprises de chemin de fer) : un nouvel avenant, le 27 janvier 1971, accorde une grande liberté de gestion à la SNCF, tenue à concurrencer, à armes tarifaires égales [8], les entreprises concurrentes routières. L’État verse à la Caisse une contribution d’équilibre qui se substitue au montant du remboursement des agents non remplacés depuis 1949. Cette contribution ne vise donc pas à faire supporter par l’État – et donc par les contribuables – le déficit du régime des cheminots résultant de leurs acquis spécifiques, bien que ce soit une manière courante de le présenter pour le critiquer !

Adviendra assurément une remise en cause plus essentielle, invoquant les progrès accomplis pour soulager la peine de nombre de métiers du rail, pour reculer leur âge d’accès à la retraite. C’est le ministre des Transports Jacques Douffiagues qui formulera le mieux cet argumentation nouvelle [9] : « Discutons du statut du cheminot […] Je ne suis pas contre les droits acquis, mais lorsque tout change autour de vous, il faut réintroduire une certaine souplesse […] Les raisons techniques qui légitimaient certains avantages ont disparu. La traction au charbon qui valait une retraite à 50 ans. Il n’y a plus d’escarbilles. Je voudrais qu’il n’y ait plus de sujet tabou et qu’on réfléchisse à l’évolution du régime de travail des agents. » Vont alterner des remises en question et des appels au statu quo… Si en 1996, le « plan social Juppé » remet en question les régimes des fonctionnaires et les régimes spéciaux, il connaîtra un échec cinglant… On relève d’un autre côté le ministre Gilles de Robien reconnaissant que si les agents de la SNCF et de la RATP acceptent l’idée qu’il leur revient d’assurer « la continuité du service public », c’est en contrepartie du maintien des régimes spéciaux : « Cette continuité est historiquement la justification des régimes spéciaux, comme je l’ai rappelé dans une lettre au président des deux entreprises concernées qui ont relayé le message auprès des personnels » [10]. Interviewé un peu plus tôt dans Les Échos, le 12 mai 2003, le président de la SNCF, Louis Gallois, y affirmait que le régime spécial des cheminots constitue « un élément fort du contrat social que la SNCF a passé avec ses agents lorsqu’ils sont entrés dans l’entreprise. » Allait-il jusqu’à condamner toute remise en question de ce contrat, qualifiée de « solution détestable au point de vue moral » en 1880 par le directeur Jacqmin ?

2007-2008 : UNE RÉFORME HISTORIQUE MAIS DE PORTÉE LIMITÉE

En 2002, un règlement communautaire, dit IFRS 2005, impose aux sociétés cotées et/ou émettrices d’obligations (cas de la SNCF), l’adoption des normes internationales pour leurs données comptables (IAS, International Accounting Standards) et les informations financières (IFRS, International Financial Reporting Standards). Leur application signifie la comptabilisation dans le compte de résultat de l’entreprise de tous les avantages accordés aux salarié.es qui ont un coût après leur départ. Sur injonction de la Commission européenne, la SNCF met en place le processus. Incapable de provisionner 111 milliards d’euros, « sortir » sa Caisse de retraites de ses comptes est la solution politique retenue. Devenue une entité autonome, la Caisse de prévoyance et de retraite du personnel de la SNCF (CPRP SNCF), prend fonction le 1er juillet 2007 [11]. Ce « chantage à la faillite de la SNCF » est dénoncé par SUD-Rail au CCE SNCF le 10 avril 2007 et le lendemain au Conseil d’administration de la CPR ; l’UNSA s’y oppose également, la CGT n’émettant pas d’avis    

Cette même année, le nouveau président de la république Nicolas Sarkozy entend rompre avec « l’immobilisme social des années Chirac ». Dans son discours du 18 septembre 2007, il  rappelle que« la réforme des régimes spéciaux a été écartée à chaque fois qu’on a réformé les autres régimes, en 1993 puis en 2003. Cela ne peut plus être le cas. » Et de prendre quelques précautions oratoires : « Qu’on me comprenne bien. Je ne cherche à stigmatiser personne. Je connais l’attachement au service public de ces salariés. […] Je n’ai pas oublié le dévouement extraordinaire des agents de la RATP et de la SNCF quand il y a eu les émeutes de novembre 2005, où il fallait maintenir les transports en commun de nos compatriotes. » Il rompt habilement avec la thèse d’un statut qu’ils auraient conquis de manière abusive : « Ce sont des hommes et des femmes qui ne sont pas responsables du statut dont ils ont hérité. Il ne s’agit pas donc pas de les stigmatiser. […] Chaque statut gardera des éléments spécifiques forts, mais la convergence avec les autres régimes de retraite est inéluctable. » Et de mettre en avant une nécessaire concertation : « On me demande : “Voulez-vous passer en force ?” Si, par “passer en force”, on entend l’absence de concertation, notamment au niveau des entreprises, je réponds “non”. On me demande alors : “Ne craignez-vous pas que tout cela n’aboutisse qu’à une apparence de réforme ?” A cette question, je réponds encore “non”. Dans quelques mois, une étape décisive dans l’harmonisation des régimes de retraites aura été franchie. » Le ministre des Affaires sociales, Xavier Bertrand, est chargé d’accomplir ce défi, rapprocher divers régimes spéciaux (SNCF, RATP, Industries électriques et gazières, Banque de France, etc.) de ceux de la fonction publique. Quatre enjeux forment le corps de la « réforme » : l’allongement de la durée du travail, la décote, l’indexation sur les prix, le double statut (nouveaux agents assujettis au régime modifié).  

Une première annonce des mesures le 10 octobre est révisée le 6 novembre. Le niveau de participation historique à la journée de grève du 18 octobre [12], puis l’appel à la grève reconductible de toutes les organisations syndicales sauf la FGAAC [13], faisant reculer le gouvernement. La grève engagée à la SNCF le 14 novembre connaît un taux de participation très élevé [14]. La CFDT abandonne au troisième jour ; le sixième jour, CGT, CFTC, UNSA et CGC n’appellent plus à la grève. Avec SUD-Rail, FO et des équipes locales CGT, le mouvement durera 10 jours. Commencées « à chaud » le 21 novembre, les négociations s’étaleront en fait sur plusieurs mois, mais les grandes lignes sont fixées dans les premiers jour après l’arrêt de la grève.

La « réforme » vise un alignement du régime des cheminots avec celui des fonctionnaires. Passage progressif, suivant un critère générationnel, de 150 trimestres de cotisations (37,5 ans) à 164 trimestres (41 ans) au 1er juillet 2016 pour bénéficier du taux plein (75 %). Les âges d’ouverture des droits sont inchangés, 50 ans pour les agents de conduite et55 ans pour les autres agents. Le taux maximum de liquidation de la pension est de 75% pour une carrière complète, porté à 80% par diverses bonifications. Le traitement de référence pour le calcul de la pension demeure basé sur la rémunération des six derniers mois. Les pensions sont indexées sur les prix à compter du 1er avril 2009 ; les clauses différentielles hommes/femmes sont supprimées ; les bonifications des agents de conduite sont supprimées pour les nouveaux embauchés. Entraînant une minoration ou majoration de pension si le départ en retraite est avancé ou retardé, le montant de la décote instituée aura été un enjeu essentiel, révisé favorablement. Le 10 octobre, le gouvernement annonçait une décote pouvant aller jusqu’à 25 % ; ramenée à 18 % le 6 novembre, elle sera finalement fixée à 14 %. Un décret du 15 janvier 2008 consacre les grands principes, complétés par diverses mesures négociées au printemps 2008 entre la SNCF et les organisations syndicales, aboutissant à un ensemble de règles applicables à compter du 1er juillet 2008 et précisées par un nouveau décret du 30 juin 2008. Il intègre dans le régime spécial les salariés titulaires d’un contrat d’apprentissage ou de professionnalisation conclu avec la SNCF à compter du 1er juillet 2008.

  • Il prévoit un droit d’opposition à la décision de réforme de la SNCF par le directeur de la Caisse.
  • Il abaisse de 15 ans à 1 an la durée minimum pour pouvoir prétendre à une pension proportionnelle.
  • Il autorise les agents reconnus atteints d’une maladie professionnelle causée par l’amiante à demander une pension à bénéfice immédiat à partir de l‘âge de 50 ans.
  • Il complète la rémunération servant de base aux calculs des pensions des éléments retenus dans le cadre des négociations d’entreprise.
  • Il porte progressivement le montant de la pension de réversion de 50 % à 54 % du minimum de pension lorsque la pension correspondante a été portée au montant du minimum de pension.
  • Il abaisse de 6 à 4 ans la condition d’antériorité du mariage pour avoir droit à pension de réversion et de 3 à 2 ans s’il existe un enfant issu du mariage, sur le modèle des règles applicables dans la fonction publique.
  • Il permet la « décristallisation » à compter du 1er janvier 1999 des pensions servies aux ressortissants des pays ou territoires ayant appartenu à l’Union française ou à la Communauté ou ayant été placés sous Protectorat ou la tutelle de la France.

Implicite depuis le décret du 7 mai 2007, l’abrogation des lois historiques de 1909 et 1911 est explicite.Certes, le président de la République aura ainsi gagné son pari d’une « réforme » acquise de quelques régimes spéciaux, mais de manière bien plus symbolique qu’en profondeur. Depuis, d’autres mesures gouvernementales ont vu le jour ; d’autres encore sont annoncées…


[1] Langage statutaire cheminot ; on peut traduire « commissionnement » par « titularisation ».

[2] Les institutions patronales des grandes compagnies françaises de chemins de fer, Léon Sénéchal, Lille, 1904, p. 149-150.

[3] Notions générales sur les chemins de fer, Auguste Perdonnet, Editions Lacroix et Baudry, 1859, p. 169.

[4] « Le patronage dans les compagnies de chemins de fer », Baillieux de Marisy, Revue des Deux-Mondes, 1er octobre 1867, p. 621.

[5] Terme jadis utilisé dans l’armée : La vétérance s’acquiert par un certain nombre d’années de service.

[6] Etude sur les conditions d’existence du personnel des chemins de fer, François Jacqmin, 1880, p. 569.

[7] Les parias, en réponse à « La Bête humaine » de M. Emile Zola, Adrien Monnier, chez l’auteur, aux Mureaux, 1892, p. 11-12.

[8] L’égalité est, en réalité, toute relative : sous-tarification marchandises pour la SNCF, coût des infrastructures routières non à charge des transporteurs routiers…

[9] Interview, Le Monde, 7 août 1986.

[10] Le Figaro, 4 juin 2003.

[11] Décret du 7 mai 2007.

[12] 75,76% de grévistes, tous collèges confondus, sur l’ensemble de l’entreprise, selon les chiffres de la direction SNCF.

[13] Dans un tract daté du 8 novembre, « les fédérations CGT – CFDT – FO – CFTC – SUD-Rail – UNSA – CFE-CGC appellent l’ensemble des cheminots à agir par la grève à partir du 13 novembre à 20h00. Des Assemblées Générales se tiendront dès le 14 novembre pour décider des suites à donner à la grève ».

[14] 61,47% (mêmes références que pour le 18 octobre).


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Georges Ribeill

Membre actif de l’association Rails et Histoire et du réseau Ferinter, sociologue et historien, étudie la « société cheminote » depuis une quarantaine d’années, en privilégiant les enjeux sociaux et politiques de son histoire. Georges Ribeill a suivi plusieurs congrès et animé des débats à l’invitation de la fédération SUD-Rail