Les zones grises du numérique

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Par définition ignorantes des frontières, les technologies numériques et de communication, et leurs applications concrètes, se jouent des principes de précaution, des droits sociaux, de l’environnement, imposant un cycle où les progrès le disputent aux reculs dans ces domaines.

Depuis 50 ans, si l’augmentation rapide des capacités des calculs informatiques a tenu une bonne partie de ses promesses (doublement tous les 18 mois), il n’en est pas de même pour bien d’autres sujets où l’on attend encore les progrès de la science en mode Désert des Tartares. Les découvertes et merveilles qui devaient émailler le passage d’un millénaire à l’autre sont loin d’être au rendez-vous. Les véhicules ont toujours des pneus et des essuie-glaces ; le pétrole et le charbon restent la référence en matière d’énergie ; quant à la conquête spatiale, il y a plus de soixante ans qu’on n’est pas allé plus loin que la face cachée de la lune. On fera grâce ici des promesses de fin de la misère, sur une planète où tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil et en bonne santé. Dix ans aussi, qu’on nous parle de drones livreurs de colis, de véhicules autonomes, de piles à hydrogène, d’avion électrique ; c’est mignon tout ça, bon pour les cabinets de consultants, les promoteurs de salons high tech ou les auteurs de mangas, mais c’est plus ça.

Le vrai saut en avant, concerne principalement l’informatique, les processeurs, les techniques communicantes et leurs appendices. En parallèle, on a vu les pratiques et usages qui en découlent et surtout leur industrialisation, prendre un essor global autour de la convergence des trois éléments : l’informatique, les télécommunications et les technologies de production. Cette « révolution » est menée à grand train par un système capitaliste qui ne connaît pas ou peu de limites.

DES IMPACTS ENVIRONNEMENTAUX CROISSANTS

Les impacts des technologies de l’information sur la planète font l’objet d’une littérature abondante : de chercheurs et universitaires, d’ONG, d’organismes publics, mais aussi de beaucoup de cabinets de consultant·es qui se positionnent sur un marché en pleine expansion. Qu’il s’agisse des constats ou des solutions, ça se bouscule au portillon, pour évaluer, orienter, déprimer ou positiver sur la question. Aujourd’hui, il y a consensus pour dire qu’Internet, le web et leurs infrastructures émettent autant de CO2 [1] que le transport aérien. Mais le numérique contribue à la crise écologique de plusieurs autres manières : aussi bien par l’épuisement de matières premières rares entrant dans la fabrication des équipements, que par l’accroissement constant des déchets électroniques. En 2016, 44,7 millions de tonnes de déchets électroniques ont été générées dans le monde et on s’orientait vers les 50 millions en 2018 (source nations unies). En 2008, on estimait à plus d’un milliard le nombre d’ordinateurs personnels (PC) utilisés dans le monde entier ; en 2019, on dépasse les deux milliards. Pour les téléphones mobiles, des appareils d’une durée de vie de deux ans en moyenne, on en est à 3,5 milliards. Pour la conception et la fabrication d’un PC, il faut, en moyenne, 240 litres de carburant, 22 kilos de produits chimiques et 1500 litres d’eau ; pour un micro processeur, 16 000 litres d’eau, 1,6 litre de carburant et 700 grammes de composants chimiques.

PARLONS MATIÈRES PREMIÈRES

Les 600 millions de smartphones européens, dégagent 14 millions de tonnes équivalent CO2/an. Changés à peu près tous les trois ans, ils alimentent un marché juteux, qui voit six appareils se vendre par seconde. L’obsolescence quasi permanente de ces appareils qui évoluent au même rythme que les collections de mode, engendre une course à la consommation globale, à la sortie de chaque nouveauté. Mise à jour logicielle, connectique, puissance de calcul, mémoire : les ordinateurs, tablettes et autres smartphones sont soumis à un feu roulant « d’innovations » ou de versions qui les rendent, peu à peu, inutilisables. Un rythme, que les autorités et autres institutions publiques ont renoncé à canaliser, comme en témoigne le fiasco de la Commission européenne, qui a essayé de normaliser la connectique dès 2014. Une initiative qu’Apple a snobé, considérant que ça gelait l’innovation, ou plutôt le contrôle que la firme exerce sur des appareils qui doivent rester captifs et sur le très juteux marché de leur remplacement. Six ans après, de nouvelles initiatives de la Commission sont en cours, pour normaliser un secteur qui a toujours imposé sa loi … Bonne chance !

Coté déchets, les smartphones ont un fort recours aux métaux rares : une soixantaine de ces composants entrent dans leur fabrication. Issus de pays comme la Chine, la République du Congo, le Rwanda, la Russie, les conditions d’extraction sont insalubres et les droits sociaux plus que limités. Dans la « ceinture de cuivre » africaine, des métaux comme le tantale ou le néodyme sont extraits de réserves qui sont limitées. Cette exploitation non régulée a des impacts sur l’environnement : une tonne de tantale nécessite 24 000 litres de diesel et 155 kilowatt-heures. Par ailleurs, les prix des platinoïdes (platine, palladium, rhodium, osmium, ruthénium et iridium) sont aussi fauteurs de conflits, de violences et d’effets délétères sur l’agriculture locale. Il y a aussi des risques considérables, comme dans le cas du cobalt, dont les gisements africains sont souvent mêlés de métaux lourds comme l’uranium. Pour le palladium, dont les principaux gisements se trouvent en Afrique du Sud et en Russie, on assiste aux mêmes dégâts. La mine russe de Norilsk figure parmi les dix plus polluées de la planète.

Plus récemment, l’Etat danois s’est mis en tête de commercialiser les terres rares du Groënland, peu à peu mises au jour par le réchauffement climatique. Greenland Minerals et Tanbreez, des exploitants australiens, sont sur le coup mais rencontrent une certaine opposition des populations autochtones, en petit nombre mais bien détérerminées. Il y a aussi de la résistance côté produits finis, notamment avec le projet « Fairphone » de la coopérative Commown, qui propose un appareil modulaire, démontable et réparable avec un système d’exploitation en logiciel libre assez pérenne, mais c’est une véritable exception. A ce sujet, Apple a été condamné à une amende de 25 millions d’euros par la DGCCRF [2], pour avoir ralenti le fonctionnement de ses appareils lors de mises à jour vers une version plus récente du système IOS.

LES BOITES NOIRES DU CLIMAT

A l’autre bout de la chaîne numérique, la consommation d’énergie des centres de données fait l’objet de nombreux débats. Il y aurait quelques 18 millions de serveurs à travers la planète, sachant, à titre d’exemple, que la Banque postale en stocke à peu près 500 en Auvergne, dans deux data centers, pour l’hébergement de ses données. Comme ce n’est pas l’Organisation mondiale du commerce qui va faire le calcul de la consommation globale, une batterie d’experts débat de chiffres, qui oscillent entre 200 et 400 milliards de kilowatt-heures consommés en ce moment, avec un passage possible à 1330 (scénario optimiste), voire 3000 milliards en 2030. Cette demande énergétique serait bien sur conditionnée aux « progrès » des Technologies de l’information et de la communication (TIC), tels que les véhicules autonomes, les objets intelligents (si si, il y a des frigos qui pensent), la 5G ou des monnaies numériques valorisées sur la puissance de calcul nécessaire pour les échanger en sécurité.

Évidemment, ces petites bêtes génèrent beaucoup de chaleur, la plupart du temps rejetée dans l’environnement, avec quelques exceptions de recyclage vers du chauffage urbain, comme en Islande ou en Suède. Ces expériences sont plutôt cosmétiques et permettent aux ravi·es du progrès de donner des exemples dans les salons des fausses solutions (COP21, au Grand palais à Paris, en 2015) ; ces endroits, où l’on nous vend des batteries géantes de ventilateurs qui aspirent l’air ambiant pour en extraire le CO2 et le « séquestrer » sous terre, façon Coluche avec son sketch sur les enzymes et la crasse propre. Il est, hélas, moins cher de chauffer une ville au charbon ou au fuel, que d’investir dans des systèmes de recyclage de la chaleur des data centers ; c’est le cas en Allemagne où la question s’est posée. A l’échelle planétaire, l’arrivée de la 5G, censée faire transiter mille fois plus de données à travers le réseau, aura un impact considérable sur la consommation électrique. Il faudra, par exemple, revoir l’alimentation de toutes les antennes-relais, qui devront recevoir les données de plus petites antennes, puisque les fréquences de la 5G ont une portée assez faible. En tout, l’avènement de cette technologie induirait la pose de 18 millions d’antennes supplémentaires, la fabrication de 707 millions de smartphones compatibles et la mise en œuvre de 16 milliards d’objets connectés.

LE CERCLE VICIEUX DES DÉCHETS

Si la gestion des déchets électroniques est un vrai défi, force est de constater que sa pratique, de la collecte au traitement, est bien à l’image du commerce mondial et de son incapacité à réguler les échanges et leurs impacts sur les sociétés. Le problème de cette gestion est que, pour être efficace, elle est coûteuse ; c’est donc aux particuliers et aux entreprises que la plupart des pays en ont délégué la gestion. L’insuffisance de la collecte est particulièrement prononcée pour les petits appareils, tels que les smartphones et les tablettes. Bien qu’il n’existe pas de statistiques mondiales sur cette question, des données provenant de diverses régions du monde estiment que les taux de collecte mondiaux des téléphones mobiles en fin de vie sont bien inférieurs à 50 %, et très probablement même à 20 %, pour des raisons diverses : les téléphones mobiles et les tablettes sont souvent perçus comme des appareils de valeur ; même hors d’usage, de nombreux consommateurs et consommatrices ont tendance à les stocker, plutôt que de les éliminer. Ce comportement est aggravé par la sensibilisation croissante aux questions de sécurité des données. Les smartphones et les tablettes permettent d’accéder à un large éventail de données personnelles, de sorte que de nombreuses personnes sont de plus en plus réticentes à les donner ; certaines les jettent dans leurs ordures ménagères. Outre les taux de collecte, la qualité de celle-ci est également un facteur important dans la gestion de la fin de vie des smartphones et des tablettes. Idéalement, afin de préserver le potentiel de réutilisation, la collecte et le stockage ne devraient pas exposer les appareils à un stress physique et à l’humidité. En outre, le niveau de tri est un facteur important pour la logistique de réutilisation et de recyclage ultérieurs. Si, au point de collecte, les smartphones et les tablettes sont mélangés à d’autres groupes de produits, tels que les appareils électroménagers, les efforts pour un tri efficace augmentent considérablement.

L’exemple le plus répandu de traitement cauchemardesque des déchets électroniques est la décharge d’Agbogbloshie au Ghana. C’est un bidonville géant, près d’Accra, qui s’est développé dans les années 1990, fruit des vagues de migration, avec des réfugié·es venant du nord du pays en raison d’une combinaison de conflits intertribaux et du déclin des opportunités agricoles. Certain·es proviennent de pays voisins, en particulier du Nigeria, pour des raisons simiaires. Dans une atmosphère saturée de plomb, d’arsenic et de mercure, hommes, femmes et enfants incinèrent, cassent, démantèlent des montagnes de câbles, de batteries, de déchets électroniques, massivement importés d’Europe : une situation qui fait régulièrement la une des magazines et l’objet de reportages, dont les journalistes s’acquittent volontiers de droits de passage pouvant atteindre plusieurs centaines de dollars. Les lois ghanéennes interdisent l’importation de déchets électroniques et la convention de Bâle en interdit l’exportation depuis l’Europe. La loi du marché permet aux bruleurs d’Agbogbloshie de gagner 30 € par semaine. On est très loin des cercles vertueux de recyclage qui sont vendus par les agences gouvernementales, les ministères de l’économie ou de l’écologie. La non-gestion rationnelle des déchets électroniques, comme le marché de revente des quotas carbone des pollueurs, restent la marque de fabrique d’un système régulé par le marché.

DE NOS USAGES

Les effets environnementaux des TIC sont indissociables des usages que l’on en fait. Sur une pratique des plus courantes, on passe ainsi de 4 à 50 grammes de C02 émis pour un courriel, suivant le poids de la pièce jointe. Sur une autre dimension, l’utilisation de la vidéo en ligne génère 60 % des flux de données mondiaux et donc plus de 300 millions de tonnes de CO2 par an ; cela représente 20% des émissions de Gaz à effet de serre (GES) de tous les appareils numériques (utilisation et production comprises), et 1% des émissions mondiales, soit autant que celles d’un pays comme l’Espagne. En France, la consommation de données 4G a augmenté de 442% entre 2016 et 2019, passant d’1,9 à 8,3 Go de données 4G consommées en moyenne par mois. Dans ces flux de données, il existe quatre grands types de contenus : 34% pour la vidéo à la demande, 27% pour la pornographie en ligne, 21% pour les « tubes », et 18% pour la catégorie « autres ».

Un autre exemple d’usage peut être donné, avec les voitures autonomes dont le niveau 3 permet de rouler sur autoroute sans avoir à conduire. La technologie en matières de vision par ordinateur, reconnaissance des formes, communication sans fil ou localisation de haute précision, permet à l’industrie automobile de développer les véhicules autonomes, dans un horizon qui n’est plus si lointain. Le débat est largement engagé quant à l’utilitarisme de ce dévelopement. Oui, la consommation de véhicules se déplaçant en peloton serait optimisée, dans de meilleures conditions de sécurité ; oui, les personnes à mobilité réduite pourraient y trouver bien des avantages (pour peu qu’elles aient les moyens d’utiliser ces véhicules). On pourrait même imaginer de nouvelles formes de partage des véhicules, remettant en question le caractère quasi sacré de propriété privée de la bagnole. Mais le côté sombre existe : un impact environnental qu’on n’a pas fini de calculer, avec le retour de véhicules vides depuis des centre-villes sans places de parking, ou encore les courses dont le véhicule autonome se chargerait. La puissance de calcul disponible en temps réel est considérable, il faut traiter les données du véhicule, de son environnement avec des systèmes redondants pour plus de sécurité, des volumes d’informations colossaux que l’on retrouvera dans les centres de traitement évoqués ci-après. Les effets des véhicules autonomes intègrent, tous, une croissance du trafic routier, à la grande joie des constructeurs automobiles.

LA CORPORATE CONNECTION

Ce « nouveau monde » est colonisé, à tous les niveaux, par l’esprit de conquête capitaliste. Qu’il s’agisse de mesurer les impacts du numérique sur la planète ou de trouver des solutions pour les atténuer, la main bien visible du marché est présente. Pour prendre un exemple français, le cabinet de consultants Deloitte colonise les rapport de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) et le MEDEF siège carrément au Comité de gouvernance de la base carbone. Cette hostie fiscale, mise en place par Lagarde et Borloo aux manettes de l’économie et de l’écologie pour absoudre les patrons pollueurs de leurs péchés moyennant contribution, aura déclenché une des plus belles arnaques à la TVA, qu’on n’a pas fini de chiffrer, avec la Caisse des dépôts dans le rôle du pigeon magnifique.

Côté prospective, IDC (cabinet de consultants très populaire chez les constructeurs d’électronique) a publié un rapport sur la sphère de données toujours croissante, ce qu’il appelle les données collectives du monde, dont la somme passerait de 33 zettaoctets cette année à 175 ZB [3] en 2025, soit un taux de croissance annuel de 61 %. Trois emplacements pour cette expansion : les centres de données traditionnels et en nuage ; la périphérie, qui comprend des choses comme les tours de téléphonie cellulaire et les succursales ; les points terminaux, qui comprennent les PC, les smartphones et les dispositifs Internet of Things (IoT) ou Internet des objets. Point commun à toutes ces études, la fascination devant les « progrès » et les « avantages » qu’apporterait un frigo intelligent qui vous enverra un SMS avertissant du seuil critique de la réserve de Tofu ; il y aura même une photo !

CE QU’ON PEUT FAIRE

Il est utile d’aller voir du coté des contributions de la Convention citoyenne climat [4]. Beaucoup de propositions ont été faites, portant sur la pédagogie : calcul de l’impact carbone du numérique attaché à chaque opération, gestion des boites courriel par les opérateurs pour gérer les monceaux de données inutilisées et dormantes sur des serveurs, tableaux de bord en entreprise sur la consommation de données en forme de bilan énergétique. Certaines portent surle matériel : l’inclusion de dispositions relatives à la réparation des appareils ménagers, dans le cadre de la directive européenne sur l’écoconception, pourrait être étendue aux smartphones et d’autres produits TIC. Sur le terrain, les ONG en sont réduites à porter des plaidoyers pour un droit universel de réparer les objets. L’organisation syndicale a un rôle essentiel à jouer, dans le travail revendicatif, le débat au sein de l’entreprise, la formation syndicale, l’information des travailleurs et travailleuses, en leur donnant des outils de réflexion et de débat. Ces éléments ne viendront pas des entreprises, qui, depuis longtemps, ont assimilé le développement durable comme un outil au service de la productivité de l’entreprise (dixit le groupe La Poste dès 2006).


[1] Dioxyde de carbone, aussi appelé gaz carbonique.

[2] Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes.

[3] Un zettabyte correspond à un trillion de gigaoctets.

[4] www.contribuez.conventioncitoyennepourleclimat.fr/processes


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