Les vieilles et les vieux. Comment la société les perçoit. Comme ils et elles se voient.

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Avant tout, c’est quoi « être âgé∙e » ? Qu’est-ce que cela change pour soi-même, et pour la société ? A quel moment se rend-t-on compte que l’on a pris de l’âge ? A quel moment la société commence à nous renvoyer une autre image de nous-mêmes, dépréciée ? Le nombre de personnes âgées s’accroît partout. D’ici 30 ans, il y aura dans le monde plus de vieilles personnes que de jeunes. L’espérance de vie augmente en France également et pourrait atteindre 77 ans en 2050. Grandir, devenir adulte, vieillir, c’est changer. Mais, passé un certain âge, ce changement devient gênant, et les personnes concernées sont « de trop », sans véritable espace de vie puisqu’elles sont supposées ne plus avoir d’avenir. La vieillesse serait donc une calamité à éviter à tout prix.


Cheminote retraitée, Anne Millant représente la fédération des syndicats SUD-Rail au sein de l’Union nationale interprofessionnelle des retraité∙es Solidaires (UNIRS). Elle est membre du Bureau de l’UNIRS.


Rassemblement intersyndical des retraité∙es, à Paris le 31 mars 2021. [G. Millant]

Dans nos sociétés jeunistes, la vieillesse est présentée comme une rupture, le vieillissement comme une maladie. Presque d’un seul coup, la société oppose aux personnes vieillissantes un lot d’obstacles : à la formation, au logement, à la souscription d’assurances et de mutuelles, à des opérations bancaires, etc. Les programmes télévisés les cantonnent à des feuilletons débiles, où on les exhibe comme des pépères et des mémères, complètement largué∙es et indolent∙es ; ou comme des malades, dont les jours se terminent en souffrance dans un Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) ! On accuse les personnes âgées de bien des choses, le plus souvent fantasmées : d’avoir gaspillé les ressources, profité de protections sociales et d’acquis sociaux indécents, d’être à l’origine d’une dette abyssale que les jeunes vont devoir rembourser, d’être des prédateurs et prédatrices pour la planète. Ce qui fut appelé en économie « les 30 glorieuses », avec ce que véhicule ce symbole de « jouissance sans entrave », c’est ceux et celles qui sont âgé∙es qui en auraient, seul∙es, profité, alors qu’aujourd’hui les jeunes et les adultes doivent se serrer la ceinture. Le rôle et les profits colossaux du patronat sont totalement occultés ; le caractère mythique de ces « 30 glorieuses » aussi.
Quand la situation économique se dégrade, on les soupçonne également de refuser de laisser leur place, de n’être pas raisonnables en s’obstinant à vouloir survivre aux dépens des autres. La situation des personnes âgées pendant la crise de la COVID19 est significative de la situation dans laquelle elles sont souvent reléguées : isolement total en EHPAD et tri des malades en fonction de l’âge furent présenté·es comme des mesures rationnelles, normales. On ne parlera pas alors de torture morale, ou de personnes sacrifiées ; pourtant, c’est bien de cela qu’il s’agit. Comment la société prétend reconnaître la vieillesse ? À l’absence d’autonomie, physique ou mentale, à la diminution de la force physique, à l’inadaptation aux nouvelles techniques et modes de consommation ou de pensée … à tout ce qui fait qu’une personne devra être aidée pour accomplir les gestes et tâches les plus basiques de la vie quotidienne.
Mais les personnes concernées n’envisagent pas les choses de la même manière : pour elles, la perte d’autonomie n’est pas une maladie incurable, mais une étape de la vie. Pourquoi faut-il que seule la dépendance des vieillard∙es pose des problèmes ? En outre, seules 10% des personnes de plus de 60 ans présentent une perte de dépendance, alors que les enfants sont tous dépendants pendant plusieurs années.  La manière dont les hommes acceptent leur avancée en âge dépend de leur situation sociale : la vieillesse est synonyme d’atteinte à la force de travail, de perte de revenus, donc une atteinte à leur puissance, leur virilité. Souvent, les femmes sont considérées vieillissantes dès la ménopause : elles deviennent « inutiles » en perdant leur fonction reproductrice et avec elle, aussi, un peu de leur pouvoir de séduction.  C’est la société qui détermine notre appartenance à la catégorie des êtres « âgés ». Dès que certaines de nos capacités faiblissent avec le vieillissement, c’est toute notre personne qui devient dépendante, fragile, incapable de décider de ce qui est le mieux pour elle. Nous ne sommes plus des êtres humain∙es à part entière et, parce que nous rencontrons des difficultés à nous déplacer, à voir ou à entendre, il est jugé possible de nous imposer des modes de vie contraires à nos souhaits et à nos goûts.
Pourquoi serait-ce normal de nous retirer le droit de faire des projets, d’être porté∙es par des utopies, d’être curieuses et curieux de découvertes, de nouveautés ? Vieillir, ce n’est pas renoncer à tout ce qui fait la vie. Vieillir, ce n’est pas seulement s’éteindre dans la solitude et la tristesse dans une chambre d’EHPAD impersonnelle et lugubre ! Pourquoi la vieillesse est-elle présentée de manière à faire peur à tout le monde ? Ce n’est pas seulement la peur de la mort qui effraie, sinon un nombre croissant de quadras et de quinquas n’auraient pas recours à la chirurgie esthétique pour ne pas avoir l’air vieux ou vieilles. Serait-ce seulement de ne plus être beau ou belle ? Mais, selon les critères imposés par les modes de consommation, nous sommes nombreuses et nombreux à n’avoir jamais été beaux ou belles comme ces mannequins anorexiques enduit∙es de crèmes liftantes censées procurer l’éternelle jeunesse ! Dans ce monde normé, ce ne sont pas les injustices subies par une partie de la population que l’on voit, ce sont les rides, les corps chancelants (comme on désignait il y a peu « l’étranger », ou « le ou la déviant·e sexuel·le »). Malgré nous, nous admettons toutes et tous que vieillir, ce n’est pas bien, puisque nous complimentons volontiers ainsi des proches que nous n’avons pas vu depuis longtemps : « tu ne changes pas ». On peut donc vieillir, mais cela ne doit pas se voir.
Le statut donné aux sénior·es dépend des buts poursuivis par la collectivité. Certaines sociétés primitives, soumises au risque de manquer de nourriture, abandonnaient leurs aîné∙es, les jetaient du haut de précipices, les privaient de soins. L’actuel système économique mondial, a pour objectif l’accumulation des profits, quelles qu’en soient les conséquences pour la planète, la faune, la flore, et l’humanité entière. La rapacité des possédant∙es les conduits à accroître sans mesure leurs richesses, en privant la majeure partie de l’humanité de la satisfaction de ses besoins vitaux. Et ce n’est pas à cause de la peur de manquer de nourriture : les décideurs sont gavés de revenus. Cette tolérance pour un total déficit d’empathie à l’égard de ses membres les plus anciens et anciennes peut-elle être considérée comme la survivance à des méthodes primitives de gestion de la population ?
Dans les statistiques, on est déclaré comme adulte à partir de 20 ans et vieille ou vieux à partir de 60 … jusqu’à 100 ans ! Pourtant, cela n’a aucun sens d’assimiler les personnes de 20 et de 59 ans, tout comme celles de 60 et de 100 ans. Si on s’en tient à la France, environ 17 millions de personnes sont rassemblées dans une seule catégorie, ce qui a pour conséquence de les rendre inaudibles, tant leurs caractéristiques et leurs besoins sont vastes et diversifiés. L’atmosphère dégagiste du macronisme s’en satisfait, car pour être considéré, il faut être jeune et active ou actif, il faut produire des biens ou des services qui se vendent et s’achètent. Seuls la nouveauté, la modernité, l’avenir sont valorisés. En dehors de l’activité marchande, l’être humain∙e devient un coût. L’expérience est dévalorisée. Ce qui prime, c’est le renouvellement rapide, le court terme, le jetable : en cela, les vieilles et les vieux dérangent, parce qu’elles et ils durent plus que de raison, qu’ils et elles se maintiennent, comme des obstacles têtus à cette frénésie novatrice. Si nous osions comparer l’attitude qui prévaut dans la société française du XXIème siècle à ce qu’était celle des femmes il y a 50 ans, tout deviendrait plus clair : les méchantes vannes contre les femmes sont passées de mode et sont maintenant mal vues ; mais les plaisanteries sur le vieillissement font toujours rire l’auditoire. Un papy sourdingue qui comprend mal et répète tout de travers ou une mémé tremblotante qui renverse tout ce qu’elle attrape ou qui se déplace difficilement, restent drôles. La société, et la majorité de ses membres acceptent donc qu’une partie d’entre eux et elles soient plus égales et égaux que les autres et, aient le droit de mépriser ceux et celles qu’ils et elles considèrent comme inférieur·es en toute chose – tel un colon regardait « l’indigène » colonisé ou le macho, sa fille ou sa femme. Il est de notre responsabilité à toutes et tous, jeunes, adultes et personnes âgées de nous opposer à toute sorte de discrimination âgiste en rappelant la forte participation des sénior∙es au monde associatif, à la vie de la famille, à la démocratie. Chacun et chacune doit pouvoir avoir une place dans la société. En guise de conclusion, une revendication : laissez-nous vivre pleinement jusqu’à la fin !


⬛ Anne Millant

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