Le syndicalisme de Solidaires à la lumière du mouvement des Gilets jaunes

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Les Sud et Solidaires créés comme une fraction d’une recomposition syndicale plus large

Des ruptures importantes dans le mouvement ouvrier. Notre mouvement syndical, au début du XXI siècle, ne se pensait pas comme une « autre confédération » car les années 1990 et 2000 avaient vu des ruptures importantes dans l’ensemble du mouvement ouvrier, sous l’effet conjugué de la restructuration du capitalisme français, de la gestion du libéralisme par la gauche de gouvernement et de la chute de l’URSS. La combativité sociale s’exprimait dans les services publics après la destruction des grandes concentrations ouvrière (sidérurgie, mines, industrie automobile). Jusqu’au début des années 80, mineurs, sidérurgistes et métallos incarnaient l’avant-garde du prolétariat français.

Emergence de l’altermondialiste. Les années 90, c’est aussi la massification d’un mouvement puissant contre la mondialisation libérale. Son acte de naissance symbolique se passe au Mexique. Le 1er janvier 1994, date de mise en application de l’accord du Libre Échange ALENA, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) attaquait San Cristóbal, 3ème ville du Chiapas et une dizaine d’autres localités. Son apogée, en Europe, sera l’encerclement du sommet du G8 à Gênes en 2001, pendant trois jours, avec des manifestations rassemblant plus de 500 000 personnes venues de toute l’Europe (mais aussi la mort d’un altermondialiste italien).

1995 et ses suites. Un acte important de la révolte contre la mondialisation libérale s’est passé en France, en 1995, avec le mouvement pour la défense de la Sécurité sociale. Le champ politique et syndical s’est clairement restructuré, comme c’est le cas quand un mouvement de masse surgit. D’un côté, celles et ceux qui accompagnaient les politiques libérale (syndicats, partis, associations, intellectuel.les), de l’autre, celles et ceux qui s’y opposaient. Depuis ce moment, il y eu la recherche, dans la gauche syndicale et politique française, de passer d’une logique d’alliance à la construction d’organisations qui structurent ce camp. Mais le changement d’orientation de la direction de la CGT dans la période qui suivra 1995, va fortement entraver cette espérance de recomposition. En effet, une des analyses que feront les dirigeants de cette confédération est que sa posture combative aura largement profité au renforcement des SUD. En effet, en 1995 toute une série des syndicats oppositionnels de la CFDT, mais aussi des militants et militantes de la CGT, basculeront vers les Sud. De plus, le manque de fiabilité de FO ne pourrait permettre à la confédération de sortir de son isolement ; pour finir, le besoin de rompre avec le PCF, pour ne pas le suivre dans sa chute, appelait une autre orientation.

Le rapprochement CGT, CFDT. Après 1995, s’inaugurera un rapprochement entre la CFDT et la CGT. Le premier acte marquant sera l’intégration de la CGT à la CES (Confédération européenne des syndicats) en 1999, comme le remarquait le journal patronal Les échos : « Cette entrée est d’abord la victoire de Louis Viannet, qui a scellé la réconciliation avec la CFDT début 1998, emportant son soutien à une adhésion de sa centrale à la CES ». Puis, viendra la position commune en 2008, CGT, CFDT, MEDEF, CGPME. Elle avait pour but de recomposer les champs syndicaux au profit de la CFDT, qui aurait incarné le pôle « réformiste », et de la CGT pour un pôle « combatif ». Les mobilisations interprofessionnelles qui suivront 1995 vont être marquées par une CGT qui traînera une CFDT rétive à construire une grève générale comme en 1995. Cette évolution explique, seulement en partie (nous y reviendrons plus loin), l’échec des mouvements de 2003 et 2010. La rupture entre la CFDT et la CGT sera consommée avec la signature de l’Accord national interprofessionnel, en 2013, sous le gouvernement Hollande.

Le mouvement des GJ est un symptôme de l’épuisement du modèle de mouvement de grève interprofessionnelle porté par des secteurs du service public. La nouvelle période que nous vivons depuis le mouvement contre la loi travail ouvre-t-elle une nouvelle phase de recomposition du mouvement syndical autour de deux pôles, un régressif, un radical ? Seul un mouvement social puissant pourrait débloquer la situation. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons construire Solidaires simplement comme une structure de plus : quand nous militons sur le terrain, nous savons combien l’émiettement syndical est un frein à l’action des travailleurs et travailleuses.

Les reconfigurations profondes du monde du travail en France et dans le monde

Pour comprendre la situation, retour à Marx. On ne peut pas comprendre l’évolution de la lutte des classes en France, si nous ne saisissons pas les transformations profondes qu’on subit les travailleurs et travailleuses dans ce pays. En effet, ce ne sont pas les idées qui conditionnent la conscience des êtres humains, mais les rapports sociaux ; c’est pourquoi les orientations de telles ou telles organisation syndicales ou politiques, ne déterminent pas, en dernière instance, la combativité des travailleurs et travailleuses. Karl Marx, préface à l’introduction à l’économie politique : « L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à la­quel­le correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie sociale, politique et intellectuelle en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. » Le changement profond de la condition d’exploitation et d’aliénation que subit le prolétariat en France produit, de fait, des changements de sa conscience de classe.

Après 1968 des changements profonds dans le monde du travail français. Après 1968, nous assistons à un double mouvement : l’essoufflement du modèle keynésien1, basé sur l’industrie, la production de masse, la consommation de masse et des organisations de travail de types tayloriennes2 ; mais aussi, la prise de conscience par le patronat, que ce modèle ne réussit pas à empêcher la combativité ouvrière. C’est depuis cette période que le modèle productif français et occidental se reconfigure complètement : destruction de l’industrie, qui va être délocalisée ; les concentrations ouvrières sont déconstruites par la fermeture des usines, l’automatisation et la sous-traitance. C’est aussi le développement d’un nouveau mode d’organisation du travail, qui se déploie dans l’industrie sous le vocable de Lean Manufacturions, pour se diffuser ensuite dans l’ensemble des entreprises sous le terme de Lean Management, et aujourd’hui dans la Fonction publique, sous le terme de New public management.

Le Lean, nouvelle organisation du travail pour discipliner les travailleurs et travailleuses. Le Lean est en fait un ajout à l’organisation du travail de type taylorisé, mais il augmente l’aliénation du travailleur ou de la travailleuse. La subjectivité de ces dernier.es était, dans le modèle taylorien, niée. Taylor disait : « Je vous emploie pour votre force et vos capacités physiques. On ne vous demande pas de penser ; il y a des gens payés pour cela ». Cette subjectivité des travailleurs et travailleuses était alors laissée au bon soin, soit de l’église, soit des organisations ouvrières. Le Lean, lui, s’emploie à capter cette subjectivité dans une sorte de « contrat narcissique », c’est à dire une promesse de développement personnel au travers de son travail, que l’on soit facteur, factrice ou cadre dirigeant à HP. Il permet une intensification du travail, et quand le Lean est mis en place dans une entreprise ou une administration, nous assistons à une baisse de la combativité des travailleurs et travailleuses.

L’organisation du travail, outil de lutte patronal contre la résistance des travailleurs et travailleuses. L’organisation du travail, pour le patronat, n’est pas avant tout une manière d’optimiser sa production et par là son profit : c’est une méthode pour imposer un ordre politique, une domination. Le taylorisme s’est développé pour casser la résistance des travailleuses et travailleurs qui maîtrisaient de nombreux éléments du processus de production. Les capitalistes, en parcellisant le travail, espéraient qu’en détruisant ce savoir, ils détruiraient la résistance du collectif ouvrier. Le Lean, en s’attaquant lui aussi à la professionnalité des travailleurs et travailleuses, détruit les métiers, affaiblit les groupes ouvriers qui se structurent autour de la valorisation de leur savoir-faire. De plus, le Lean, c’est aussi le changement permanent : réorganisations, introduction de nouvelles méthodes, de nouveaux outils … Le coût psychique pour s’adapter est très élevé pour les travailleurs et travailleuses ; ces « révolutions permanentes » déstabilisent les collectifs de travail. La « précarité subjective » (Linhart) que cela produit, permet d’amoindrir les résistances collectives. Cet effet est voulu, recherché pour imposer l’obéissance du corps ouvrier. D’ailleurs la bourgeoisie sait très bien que le Lean dégrade la qualité des biens et services produit ; de là son attrait pour la production de type artisanale. Par exemple, Ferrari est un des derniers constructeurs automobiles à ne pas avoir industrialisé ses méthodes de construction automobile pour ses voitures de luxe.

Il faut en finir avec le XXe siècle ! A cela, il faut bien sur ajouter le chômage de masse, l’utilisation des évolutions numériques par le patronat pour aliéner encore plus les salarié.es, et la fin de l’idée partagée à une échelle de masse que l’on peut en finir avec le capitalisme. Mais aussi, il y a l’état psychique du mouvement ouvrier, c’est à dire ses représentations. En effet, ce mouvement syndical français « lutte de classes », quel que soit son orientation, n’a pas bougé ; sa structure et son imaginaire restent marqués par la deuxième partie du XXe siècle. C’est en partie pour cela qu’il passe à côté du mouvement des GJ, mais aussi que le syndicalisme de la CFDT progresse. En effet, l’individualisation que ressentent les salarié.es, l’explosion de la précarité (intérim, CDD, etc.) déconstruisent les groupes au travail. Dans un cadre de recul des luttes collective au sein de l’entreprise, la stratégie régressive des syndicats « réformistes » a du sens pour des travailleurs et travailleuses démoralisé.es, qui se croient dépossédé.es de leurs ressources collectives. Nos collègues croient qu’ils et elles perdent moins avec eux. De plus, ses « syndicats » s’adressent en particulier aux cadres, ingénieurs et techniciens, qui, aujourd’hui, constituent dans les grandes entreprises historiques (Orange par exemple) la majorité des travailleurs et travailleuses. Pour les précaires, qui constituent une part de plus en plus grande du personnel d’exécution, les équipes syndicales, quelles qu’elles soient, s’adressent peu à elles et eux ; elles ont peu de matériel adapté. Il n’est alors pas étonnant qu’une partie aient rejoint le rond-point pour faire entendre leurs revendications. D’autant que, dans une partie de plus en plus importante des entreprises, il n’y a tout bonnement pas de contact avec des militant.es ouvrier.es combatifs et combatives.

Le mouvement des GJ nous démontre l’urgence de reconfigurer profondément notre activité syndicale

La bonne nouvelle du surgissement des masses. La bonne nouvelle, c’est que malgré tout, notre classe entre en mouvement, sans avoir besoin d’organisations ou d’états-majors des luttes. Cette irruption des masses, le 17 novembre, permet de garder intact l’espoir d’un changement révolutionnaire de la société. En effet, comme nous pouvons le voir actuellement en Algérie, les classes populaires peuvent se mobiliser malgré le fort recul des organisations du mouvement ouvrier. Les mobilisations populaires se structurent, le plus souvent, autour de deux types de revendication : d’ordre social et démocratique. La aussi, le mouvement des GJ en France et le début de processus révolutionnaire en Algérie, présentent des similitudes.

Les GJ, une irruption qui doit interroger notre syndicalisme. Nous devons tirer des enseignements dans le surgissement du 17 novembre. Tout d’abord, il nous faut nous interroger sur les blocages de Solidaires en début de mouvement, la rupture que nous avions et que nous avons toujours avec les protagonistes de celui-ci ; Pourquoi un mouvement profond de la classe que nous espérons organiser nous a si largement échappé ? Pourquoi notre première réaction a-t-elle été la méfiance, face un peuple qui se mobilisait sur des questions vitales ? Nous devons déjà passer par cette phase de questionnement. Au mois de décembre, une enquête sociologique a été menée par un collectif de chercheurs et chercheuses, « quantité Critique3 », coordonné par Yann Le Lann. Dans un entretien paru dans Le Monde, il dit : « Ce qui ressort de nos questionnaires, recoupe les informations déjà publiées sur ce mouvement ; ce sont les classes populaires, employés et ouvriers, qui sont présentes sur les barrages ». Et plus loin : « Mais la question centrale demeure celle du travail. Comme, pour eux, le canal classique de la revendication collective, organisée sur les lieux de travail, est bouché, ça a débordé ailleurs : ils ont en quelque sorte contourné cette impossibilité, en s’organisant en dehors des heures de travail, sur des barrages et des places, en occupant l’espace public. Du coup, ce n’est pas le patron qui est interpellé mais l’État. » Ce qu’a relevé ce groupe de chercheurs et chercheuses doit nous faire réagir.

La question de la centralité de la classe. Nous pouvons déjà tirer quelques enseignements qui peuvent nous servir de ligne de conduite. Tout d’abord, il convient de ne pas perdre le fil a plomb que constitue l’analyse de la société en termes de classe. Ce mouvement, comme le montre la plupart des enquêtes, est un mouvement des classes populaires, avec une forte composante prolétarienne, mais pas de la classe ouvrière du XXème siècle avec ses grandes concentrations industrielles. Il faut se faire une raison : le mouvement ouvrier n’organise plus de larges masses du prolétariat grâce à ses structures syndicales, politiques ou associatives. Le monde du travail est atomisé, individualisé, désorganisé. Les statuts sont multiples ; il y a des salarié.es en CDI et des fonctionnaires ; l’aile marchante sur les ronds-points est composée de travailleurs et travailleuses précaires (CDD, intérimaire, auto-entrepreneurs, retraité.es, petits artisans) et de salarié.es des TPE. Nous avons devant nous, l’effet concret de la reconfiguration de la domination capitaliste depuis 50 ans. Pourtant, la conflictualité n’a pas disparue : elle s’exprime à l’extérieur du mouvement ouvrier « traditionnel » et de l’entreprise. La dynamique du mouvement des GJ, la confrontation avec l’appareil d’État ont clarifié les orientations du mouvement. Ses revendications sociales et démocratiques l’ancrent clairement du côté de la défense d’intérêts de classe. Nous revenons de plus en plus à un prolétariat éclaté, comme au XIXème siècle et au début de XXème (les canuts étaient plus proches du statut d’auto-entrepreneur que de celui de salarié en CDI). Ces travailleurs et travailleuses, le mouvement syndical les a pourtant organisé.es. Ce sont eux qui ont créé la CGT en 1885, dans des conditions de vie et de répression incroyablement plus dures. Il nous faut renouer avec l’histoire du mouvement ouvrier d’avant la deuxième partie du XXe siècle, c’est urgent.

Et si le syndicalisme du XXIème siècle était plus proche de celui du début du XXe siècle ? Dans le cadre de la formation interprofessionnelle de Solidaires Isère, dans la première phase, les stagiaires doivent expliquer ce qui les amené à devenir militant.es à Solidaires. A part quelques très rares exceptions, qui ont pris leur carte pour des raisons idéologiques, l’immense majorité des stagiaires fonde son engagement sur une rencontre avec un ou des militant.es qui l’on écouté, considéré, aidé. Je pense que peu de GJ ont rencontré des syndicalistes qui ont démontré l’utilité de l’outil syndical quand ils et elles étaient au travail, ou au chômage. Ce ne sont pas de grandes postures idéologiques ou de beaux tracts avec les bonnes revendications qui vont permettre de régénérer notre action syndicale, mais notre proximité et notre utilité réelle sur les problèmes concrets de notre classe. Toute les questions – écologie, féminisme, lutte contre les discriminations, etc. – doivent être articulées dans l’organisation, sous le double prisme de la question de classe et d’une action qui se doit d’être utile concrètement. Notre action syndicale doit se situer clairement dans un cadre interprofessionnel, car c’est le cadre le plus adéquat pour répondre à l’éclatement actuelle du prolétariat et c’est l’ensemble du monde du travail qu’il nous faut organiser pas seulement les salarié.es en CDI et les fonctionnaires.

Conclusion provisoire

Les syndicats Sud Ptt Isère Savoie a voté une motion qu’il défendra à son prochain Comité fédéral. Cette motion demande que 1% du temps de détachement soit mutualisé au niveau national et redistribué aux militantes et militants de Sud Ptt qui sont en responsabilité dans les Solidaires locaux. Peut-être que tout syndicat qui a du temps collectif devrait faire la même chose ? En effet, dans le privé, il y a peu de temps syndical ; et il n’y en n’a pas du tout, dans les entreprises de moins de 11 salarié.es. Le mouvement des Bourses du travail au XIX siècle a permis l’émergence d’un syndicalisme de masse et de classe : nous sommes petit.es, mais nous pouvons montrer la voie d’un syndicalisme de lutte au XXIe siècle, radical et pragmatique. Ce mouvement des GJ doit nous faire rapidement réagir. Si nous restons enfermé.es dans nos entreprises, dans nos services publics, en ne nous occupant que de nos collègues à statut, nous allons nous rabougrir. L’avenir de notre action est dans l’organisation de notre classe sur une base interprofessionnelle et géographique mais pour cela il faut des moyens, il faut que des militants et militantes d’expérience s’impliquant dans l’activité des Solidaires locaux.


Repères bibliographiques

Contribution à la critique de l’économie politique ; introduction à la critique de l’économie politique, Karl Marx, Editions sociales 2014 (première édition : 1857).

La comédie humaine du travail : De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, Danièle Linhart, Editions Eres, 2015

Trop jeunes pour mourir : Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914), Guillaume Davranche, Editions Libertalia et L’insomniaque, 2014

La Société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Vincent de Gaulejac, Editions du Seuil, 2014


1 John Maynard Keynes (1883-1946)

2 Frederick Winslow Taylor (1856-1915)

3 www.europe-solidaire.org/spip.php?article47301


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Francois MARCHIVE

François Marchive est postier et militant de SUD PTT et de Solidaires Isère. Psychosociologue, il anime des formations portant sur la souffrance au travail, les conditions de travail et l'organisation du travail. Dans le cadre d'un master 2 de sociologie, il a travaillé sur la difficile prise en charge des questions d'organisation du travail par les équipes syndicales.