Le ministère du travail s’attaque au syndicalisme interprofessionnel

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Par décision du préfet de région Normandie du 18 janvier 2019, j’ai été exclu de mon mandat de représentant CGT au Comité régional d’orientation des conditions de travail de Normandie. Quelques jours auparavant, c’est la DIRECCTE [1] de Normandie qui m’excluait de l’Observatoire du dialogue social de Seine Maritime. A la différence d’autres situations, il n’était fait aucun reproche, ni au titre de mon activité professionnelle, ni au titre de mon activité dans des deux mandats.

Le Ministère du Travail, qui est à l’origine de ses demandes d’exclusion, défend, depuis l’adoption d’un code de déontologie de l’inspection du travail en 2017, qu’il ne serait pas possible, ou plus possible, d’être inspecteur ou inspectrice du travail et de représenter un syndicat, en l’espèce la CGT, dans des instances interprofessionnelles. Ceci, au motif que l’engagement syndical public remettrait en cause « l’impartialité du système d’inspection du travail ».

Saisi par la CGT dans le cadre d’une procédure d’urgence, le Tribunal administratif de Rouen décidait, le 13 mars 2020, après une audience publique animée et un rassemblement appelé par la GGT et Solidaires notamment, de suspendre ses deux décisions d’exclusions. Pour le Directeur général du travail (DGT), Yves Struillou, ex-conseiller d’État, cette cinglante première défaite, qui avait pour effet de me rendre les mandats, ne pouvait en rester là, raison pour laquelle le Ministère du Travail s’est pourvu devant le Conseil d’État.

L’APPARTENANCE A DES INSTANCES INTERPROFESSIONNELLES, UN PRÉTEXTE POUR S’ATTAQUER A LA LIBRE PAROLE SYNDICALE !

Le Comité régional d’orientation des conditions de travail (CROCT) est une instance, présidée par le préfet de Région, qui réunit des représentant.es d’organisations patronales et syndicales pour « échanger – dialoguer » sur les actions de prévention des risques professionnels. La CGT y joue un rôle actif, par ses déclarations et ses nombreuses propositions, notamment sur la réduction des risques industriels, les accidents du travail, les maladies d’origine professionnelle, ou encore les risques psycho sociaux. Mais, force est de constater, qu’au final, le rôle de cette instance est marginal et sans impact réel sur les conditions de travail des salarié.es. Au mieux, cela permet de laisser des traces écrites comme les multiples alertes, avant l’incendie de Lubrizol sur le fait qu’un nouvel AZF était possible en Seine Maritime, au regard de nos constats désastreux sur l’évolution des accidents et incidents dans l’industrie.

L’observatoire du dialogue social, créé par la loi El Khomri, a lui pour rôle de « favoriser et encourager le développement du dialogue social et de la négociation collective au sein des entreprises de moins de cinquante salariés ». En pratique, quelques réunions et beaucoup de bla-bla, mais pas grand-chose d’utile pour les travailleurs et travailleuses des PME !

En réalité, pour l’administration, ce n’est pas vraiment gênant d’avoir des syndicalistes combattifs et combatives dans ces instances, dites de dialogue. Ça fait partie du grand jeu de la concertation, du « cause toujours ça m’intéresse ».

Le véritable problème pour le Ministère du travail n’est pas que je siège dans ces instances où le patronat n’a aucun doute sur le fait que j’intervienne à titre syndical et non en qualité d’inspecteur du travail. Ce qui gêne, ce sont les tracts, les communiqués de presse, les prises de paroles publiques à titre syndical sur les accidents du travail mortels, les suicides, les expositions aux cancérogènes, etc. Que la CGT sonne l’alerte à propos des poly-expositions aux agents chimiques et cancérogènes lors du déchargement des conteneurs au Havre, ce n’est pas un problème et presque un « merci de l’info » de la part du Ministère du travail qui ne semblait pas informé des risques. Que la CGT accuse les patrons de Saipol, Renault, Total, EDF, etc., à la suite des accidents de travail mortels, çà reste acceptable. Que la CGT mène une bataille pour la condamnation des dirigeants de France Telecom responsables de la vague de suicides, çà passe encore. Qu’elle poursuivre sa lutte pour obtenir la condamnation des multinationales criminelles comme Eternit ou Saint-Gobain, responsables des dizaines de milliers de morts de l’amiante en France, ça coince un peu dans les cabinets ministériels qui ont peur d’être éclaboussés, mais ça passe toujours.

Ce qui est vraiment insupportable pour le ministère du travail, ce n’est pas que la CGT soit virulente avec les auteurs de crimes industriels que sont les dirigeants patronaux, Ce qui est vraiment insupportable pour le ministère du travail, c’est quand la CGT met en cause la responsabilité de l’Etat, du gouvernement et du ministre du travail, dont l’inaction complice est responsable chaque année de centaines de morts sur le territoire.

Nous assumons notre accusation contre l’État de n’avoir pas pris toutes les mesures après 1997, date de l’interdiction de l’utilisation de l’amiante en France, pour protéger les travailleurs et travailleuses, et plus largement les habitant.es, vis-à-vis de la fibre tueuse. Nous assumons, avec nos camarades de Solidaires, notre accusation envers la préfecture de Rouen, début 2018, d’avoir sciemment caché l’information de la présence d’amiante dégradée au sein de la cité administrative où travaillent 1 300 fonctionnaires dont celles et ceux de l’inspection du travail, Nous assumons avoir menacé l’État et le ministère du travail d’une action judiciaire à leur encontre, pour n’avoir pas pris les mesures pour éviter l’explosion sur le site de Saipol à Dieppe qui a fait deux morts, en février 2018. Si nous menons un combat frontal pour obtenir une condamnation exemplaire de Saipol et du groupe Avril, qui ont multiplié les infractions ayant abouti à la mort de deux sous-traitants envoyés au casse-pipe, nous devons nous interroger sur le rôle de l’État qui n’a pas rempli sa mission de protection des travailleurs !

Le ministère du travail est coupable de diminuer sans cesse les effectifs des agents de contrôle de l’inspection du travail, qui n’ont pas les moyens humains de contrôler l’ensemble des entreprises. Avec plus de 900 entreprises par agent de contrôle, c’est mission impossible pour contrôler l’application de l’ensemble du code du travail dont la santé et la sécurité ne constituent qu’une petite partie. La responsabilité de l’État, c’est aussi celle du ministère de la justice, que nous accusons de complaisance vis-à-vis de la délinquance en col blanc : en témoigne, l’absence de procès pénal contre les industriels de l’amiante, malgré les 100 000 morts selon le rapport du Sénat. A croire qu’il s’agit d’un crime parfait alors que les auteurs sont connus de tous !

Quand procès pénal, il y a, les condamnations sont dérisoires comme celle infligé à Rouen contre le groupe Bolloré en 2018, reconnu coupable de l’infraction qui a causé une chute mortelle de 45 mètres mais condamné à seulement 5 000 € d’amende. Ou encore, la simple amende de 4 000 € à l’encontre de Lubrizol, pour le nuage toxique de mercaptan en 2013. En vérité, ces amendes, qui ne représentent que de l’argent de poche pour les Bolloré, les Warren Buffet et autres grands patrons, apparaissent comme un véritable permis de tuer. Elles ne sont nullement dissuasives pour que les industriels arrêtent de jouer avec notre santé. Elles sonnent plutôt comme une petite musique au creux de l’oreille, qui dirait « Messieurs les patrons, c’est pas bien de tuer les travailleurs et travailleuses et d’empoisonner les riverains ou la planète ; mais bon, si cela arrive l’État veillera à ce que les condamnations restent extrêmement faibles ». L’adoption au Sénat, début février, du projet de loi pour une « nouvelle justice pour l’environnement », présenté par Nicole Belloubet, prévoit une procédure de transaction sous contrôle judiciaire : cela vise surtout à éviter aux industriels tout procès pénal public en contrepartie d’une amende qui s’apparente en réalité à l’achat d’un droit à polluer.

Critiquer publiquement l’État, d’autant plus quand cela vient d’un fonctionnaire d’État, voilà qui est insupportable pour les Macron, Pénicaud et Struillou son Directeur général du travail ! A titre d’exemple, pour tenter expliquer le risque de conflit d’intérêt, l’administration produisait dans le cadre de la procédure au Tribunal administratif, un article de l’AFP concernant la conférence de presse de la CGT relative à l’explosion sur le site de Saipol à Dieppe. Devant le Conseil d’État, rebelote, avec le ministère qui présente comme pièce le communiqué de l’Union départementale CGT 76 faisant suite à l’incendie de Lubrizol ; communiqué qui pointait la responsabilité de l’Etat, complice du crime industriel.

La CGT revendique avoir lancé le slogan scandé par des milliers de rouennais « Lubrizol coupable – État Complice » car il s’agit malheureusement d’une triste réalité qui se confirme un peu plus tous les jours. Sans revenir sur l’ensemble des éléments de cette saga qui dure depuis plus de 6 mois, avec les incidents cachés, le rapport d’assurance qui décrivait le scénario catastrophe… force est de constater que l’État, au plus haut niveau, savait que Lubrizol était une société délinquante, déjà condamnée et dans le viseur des services de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), pour des manquements en termes de sécurité. Et pourtant cela n’a pas empêché le préfet de Région de prendre un arrêté permettant une augmentation de stockage, sans mise à jour de l’étude de danger. C’est comme si la garde des sceaux autorisait un pédophile multirécidiviste à travailler en crèche à sa sortie de prison !

Plus l’enquête pénale va avancer, plus les juges d’instructions de nouvelles infractions imputables à Lubrizol et Normandie Logistique. Le préfet Durand, en charge de la gestion de l’incendie de Lubrizol, n’a aucune difficulté à discuter quasi quotidiennement avec les dirigeants de Lubrizol et Normandie Logistique, dont il reconnait pourtant qu’ils ont commis des infractions au code de l’environnement. En revanche, il lui est insupportable d’imaginer rencontrer un représentant de la CGT qu’il n’aurait pas lui-même désigné, un représentant qui oserait critiquer et remettre en cause la parole des représentants de l’État !

Ainsi, malgré ma désignation par les organisations de la CGT, Union départementale, fédération de la chimie et confédération, le préfet Durand m’interdit physiquement de participer au comité dit du Dialogue et de la transparence, mis en place à la suite à l’incendie. Interpellé par la presse et des représentant.es des structures associatives avec qui nous travaillons, il a indiqué : « Tous les syndicats, à commencer par la CGT, ont leur place. Il y a en revanche une personne avec laquelle nous ne sommes pas en dialogue qui est régulièrement sur la tonalité de la vindicte, parfois de l’appel à la violence dans certaines situations, quand ce n’est pas la diffusion de nouvelles inexactes. Tout autre représentant est le bienvenu [2] ».

Or, les menteurs sont ceux qui ont caché à la population la présence d’une toiture amiantée, le fait que certains cancérogènes, dont les HAP [3], n’avaient pas été recherchés dans les fumées ; ce sont ceux qui ont caché l’existence du rapport de la compagnie d’assurance que nous avons fini par découvrir. Quant à la violence, elle est du côté de ceux qui ont envoyé des produits cancérogènes et toxiques dans la figure des salarié.es du site et des riverains, ceux qui ont rendu nos familles malades, ceux qui ont commis des infractions.

LE CONSEIL D’ÉTAT VIENT DE CONFIRMER LA DÉCISION DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF DE ROUEN : UNE SECONDE VICTOIRE QUI NE RÉGLÉ PAS TOUT

Pour en revenir à la procédure, la justice administrative doit se prononcer sur l’articulation entre la liberté syndicale reconnue par la Constitution, le droit pour les organisations syndicales de choisir librement leurs représentants et représentantes, qui est reconnu par les conventions internationales du travail et le code de déontologie applicable à l’inspection du travail. Ce dernier garantit sur le papier le « libre exercice du droit syndical » (article R. 8124-12 du code du travail) mais le ministère du travail entend réduire ce droit, au nom du risque de conflit d’intérêt prévu dans ce même code déontologique !

Jeudi 27 février 2020, le Conseil d’Etat tenait audience, tandis qu’une centaine de militants et militantes de tous horizons se rassemblait Place du Palais Royal, pour la défense des libertés syndicales. En date du 11 mars, suivant les conclusions du rapporteur public, il a rejeté le pourvoi du ministère du travail. Il a considéré que le Tribunal administratif de Rouen n’avait commis aucune erreur de droit, concernant la condition d’urgence au regard de la restriction des libertés syndicales. Il indique par ailleurs que les décisions de nomination au CROCT et à l’Observatoire était bien des décisions créatrices de droit, qui ne pouvait pas être retiré plus de quatre mois après leur édiction.

Cela ne règle rien de l’affaire au fond, à savoir la possibilité pour des inspecteurs ou inspectrices du travail d’être nommé.es à titre syndical dans des instances syndicales interprofessionnelles. Si le Tribunal administratif de Rouen reste saisi au fond, celui-ci risque de se baser sur l’existence d’une décision créatrice de doit pour annuler purement et simplement les décisions d’exclusions. La composition de l’Observatoire du dialogue social devant être renouvelée en avril 2020 et celle du CROCT en fin d’année, on verra alors si le ministère du travail s’obstine à refuser ma présence, ce qui serait alors l’objet de nouvelles mobilisations et de procédures contentieuses.

UNE RÉPRESSION PAR RICOCHET QUI PEUT DISSUADER LES INSPECTEURS ET INSPECTRICES SYNDIQUE.ES DE S’ENGAGER DANS LES STRUCTURES INTERPROFESSIONNELLES !

Si les attaques du ministère du travail n’ont pas réussi à me faire taire, force est de constater que cela a eu pour effet de dissuader quelques syndicalistes de l’inspection du travail d’assumer publiquement des mandats publics interprofessionnels. L’audience du 27 février 2020 devant le Conseil d’État a été l’occasion de lancer un appel à nos collègues de l’inspection du travail, en rappelant d’abord qu’ils et elles font, un métier difficile dans un contexte de baisse des effectifs, de réorganisations permanentes, d’un droit du travail en profonde mutation. C’est un métier passionnant, qui nous amène chaque jour à nous confronter à des situations inédites, à la souffrance d’autrui ; un métier utile pour tous les travailleurs et travailleuses dont les droits sont bafoués ; un métier qui demande un investissement important, des convictions fortes pour faire respecter les fondements que sont notamment l’indépendance et l’opportunité des suites.

Depuis plusieurs années, les différents ministres du travail et les Directeurs du travail (DGT) multiplient pressions, menaces et sanctions, pour tenter de parvenir à une véritable mise au pas des agents de l’inspection du travail, c’est-à-dire une inspection du travail aux ordres du ministre, lui-même aux ordres du Medef ! Le combat est loin d’être facile. Outre l’exclusion du CROCT et de l’Observatoire du dialogue, je reste sous la menace, depuis juin 2019, de M. Vilboeuf, Directeur général adjoint du travail, d’être muté d’office dans une autre région, en raison de mes mandats syndicaux publics. Nous devons restés convaincu.es que notre combat, pour la défense de l’inspection du travail, comme celui pour la défense des libertés syndicales, est un combat juste, un combat comme celui contre le projet Macron de retraites à points qui a le soutien de l’immense majorité des travailleurs et travailleuses, et d’une majorité de la population. Nous sommes des dizaines de millions contre ce gouvernement et sa politique de régression tout azimut. Ce combat, pour le droit des syndicats de choisir librement ses représentant.es, pour le libre exercice du droit syndical pour les agents de l’inspection du travail, y compris pour les mandats interprofessionnels publics, pour le droit pour tout syndicaliste de critiquer ouvertement l’Etat au plus haut niveau concernant notamment sa politique désastreuse en matière de prévention des risques professionnels et environnementaux, et sa complicité dans les crimes industriels comme l’amiante, les morts au travail ou l’incendie de Lubrizol ; ce combat, nous allons le gagner si nous prenons confiance dans la force de notre classe sociale.


[1] Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi.

[2] www.ouest-france.fr/societe/lubrizol/lubrizol-souhaite-une-reprise-partielle-de-son-activite-rouen-avant-2020-6613792

[3] La famille des Hydrocarbures aromatiques polycycliques comprend plusieurs centaines de produits dont plusieurs reconnus comme cancérogènes avérés par le centre international de recherche sur le cancer.

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Gérald Le Corre

est inspecteur du travail depuis 2001 après avoir travaillé dix ans dans le secteur privé où il a commencé une activité syndicale interne mais aussi interprofessionnelle. Depuis plus de dix ans, il anime un collectif santé-travail au sein de l’Union départementale CGT de Seine Maritime et participe à de nombreux réseaux comme l’association Pézerat ou le collectif « Ne plus perdre sa vie à la gagner »