Lavrio, camp d’exilé.es autogéré

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Planté haut sur un mât, le drapeau du PKK1 flotte au vent au-dessus d’un corps de bâtiments hauts de deux étages, évoquant un vieux lycée désaffecté dans la petite ville balnéaire de Lavrio située à environ 40 kms au sud d’Athènes. En plein centre-ville, à deux pas du port, l’Etat grec a construit, en 1947, une cité ouvrière pour des travailleurs de la mine d’argent. Après la fermeture de la mine, cette cité a accueilli des réfugiés russes fuyant le régime soviétique. Depuis 1989, ils ont été remplacés par des exilé.es turcs et kurdes. Ce camp a longtemps bénéficié d’un statut de camp de réfugiés de l’UNHCR2. Il a été financé par l’Union européenne pour la protection civile et l’aide humanitaire et le Catholic Relief Service américain. La Croix Rouge internationale y menait une action permanente. Sur la pression de l’état turc, en juillet 2017, le camp a perdu son statut initial, pour ne devenir qu’un camp de transit, sans aucune aide institutionnelle et autogéré par sa population avec l’aide de cadres politiques du mouvement kurde en exil.

Camp de Lavrio, Lavrio, Grèce La petite Sera et sa maman Felek ont quitté le Rojava après que son mari ait été tué par les jihadistes. Ils veulent rejoindre les proches qu’il leur reste dans un pays européen. Felek a étudié 4 ans l’anglais à l’université, puis est retournée au Rojava, à Sere Kaniye avant que la guerre civile n’éclate en Syrie.

« Nous ne sommes pas ici par plaisir. » témoigne, amer, Sedat, ancien responsable du camp en 2017 aujourd’hui installé ailleurs. « Si dans notre pays il y a la guerre c’est à cause des forces internationales, mais nous ne jugeons pas les peuples d’Europe. Nous aussi nous aimerions vivre dans notre pays. Le besoin majeur est une reconnaissance officielle de ce camp, il y a des personnes des quatre parties du Kurdistan ici. Nous souhaiterions avoir le statut de camp de réfugié.es malgré les attaques de l’Etat turc. Nous ne voulons pas vivre dans des camps avec des gens qui ont rejoint Daesh. L’état turc a tué en plein cœur de Paris nos trois militantes, nous ne voulons pas que ça se répète ici. Ils ont encore une liste de gens à tuer, nos habitant.es ont encore peur. Et nous voulons les protéger. C’est pourquoi nous voulons ce statut. Le réfugié a un droit, nous demandons aux organisations internationales de nous reconnaître. Les gens qui sont ici ne sont pas des enfants de riches, mais nous tentons tout de même de vivre avec dignité. S’ils pensent que c’est en nous laissant mourir de faim que nous ferons marche arrière, ils se trompent. Je ne veux pas rentrer dans les détails du manque de moyens. Comme toute femme, homme, enfant, bébé, jeune, celles et ceux d’ici ont les mêmes besoins. La nourriture, l’hygiène, et tout ce qu’il faut pour vivre dignement, est-ce que nous avons tout le nécessaire ? Bien sûr que non, mais nous ne voulons pas dramatiser alors qu’il y a la guerre chez nous, que le peuple kurde vit une tragédie. Mettez-vous à notre place, comme chaque citoyen et citoyenne, nous avons le besoin de manger de la viande, de boire du lait. Mais nous essayons de vivre dans des conditions minimales. Je suis ici depuis 5 mois. Au Kurdistan, j’étais responsable du BDP3 à Bitlis. Ils ont voulu m’emprisonner, et j’ai dû m’enfuir. Peut-être nous ne sommes pas assez courageux pour combattre. » conclut-il avec un sourire amer.

Pour se nourrir, le camp ne peut compter que sur les aides de groupes militants ou d’ONG

A l’instar de Sedat, on trouve de nombreux élus du HDP ou du BDP dans le camp. L’histoire de chaque habitant.e est digne d’un roman. On croise nombre de jeunes ayant dû quitter le Kurdistan, menacé.es de plusieurs années d’emprisonnement, qui pour avoir défendu la langue kurde, qui pour avoir participé à une manifestation, d’autres pour leur engagement politique, culturel, social. Les familles du Rojava sont dans l’ensemble moins politisées. Elles ont fui la guerre, souvent après avoir perdu des proches. Le camp est également un refuge pour plusieurs femmes ayant dû fuir seules avec leurs enfants. Pour tous et toutes, la route est périlleuse. Mohammed raconte : « Nous avons fui Damas. On est arrivé.es à Cizire4, ensuite à Qamislo pour le travail. Par la suite on est passé.es au Kurdistan Sud5 à Duhok et ensuite en Turquie. On a marché plus de 9 heures. Arrivé en Turquie, ils nous ont demandé 900 TL6 pour nous déposer à Istanbul. On est resté.es plus de 15 jours là-bas. On est allé.es à Edirne7, mes enfants n’avaient plus rien à manger. La police nous a vu, ils nous ont dit « partez, partez d’ici ». Ils voulaient juste se débarrasser de nous. Pendant deux nuits, nous sommes resté.es chez quelqu’un, vers 19h on a passé un fleuve pour traverser de l’autre côté. On est passé.es ensuite par la forêt. Il faut que tu sois vif, si tu ne l’es pas tu ne pourras jamais passer. On a beaucoup marché. On est arrivé.es ici depuis 3 mois. Je ne sais pas où nous allons partir. Tant que nous sortons d’ici. Le gouvernement d’Assad m’a condamné à 6 ans d’emprisonnement, si seulement ils me disaient qu’ils ne me condamnaient pas, je retournerai tout de suite à Qamislo. »

Le bâtiment initial peut abriter jusqu’à 400 personnes, familles et célibataires. Ce bâtiment devient vétuste, le béton s’effrite, la plomberie et l’électricité sont dégradées, voire dangereuses, et la chaufferie collective est désormais inutilisable. La municipalité de Lavrio s’oppose à tous travaux de rénovation car elle souhaite récupérer le bâtiment pour y construire un ensemble immobilier touristique, le port de plaisance n’étant qu’à quelques dizaines de mètres. Début 2014, face à l’afflux de réfugié.es, la ville a aménagé, sur un bout du terrain de la décharge municipale de déchets végétaux, un nouveau camp avec 30 « containers-bungalows » pouvant accueillir 150 personnes, essentiellement des familles. Elle l’a ensuite entouré d’une nouvelle décharge, cette fois d’encombrants et de déchets mobiliers, afin d’empêcher une extension avec des tentes. Les bâtiments sont désormais coincés entre les décharges de végétaux et d’encombrants. En 2016, le Camp a récupéré 5 logements dans le bâtiment dit « des Afghans » qui jouxte le bâtiment principal. Ce bâtiment abrite 5 familles syriennes venant d’Afrin et 25 Afghans. Il faut donc désormais parler de Camp (avec un C majuscule) pour désigner cet ensemble de lieux d’hébergement.

Par ailleurs, le mouvement kurde s’occupe également de 6 logements dans le squat du City Plazza Hôtel et de 12 appartements dans le squat de la cité de Prosfigika (300 logements autogérés) à Athènes accueillant environ 120 personnes, principalement des hommes célibataires. La capacité d’accueil de tous ces lieux réunis est d’environ 800 personnes. En été, la population diminue à cause des départs. En effet, la Grèce ne constitue pour les exilé.es qu’une étape vers l’Europe du nord. Ces départs sont plus faciles en été, car il est plus aisé de se mêler à la population touristique.

L’autogestion du Camp

Le Camp est géré à l’heure actuelle par un comité de 3 personnes : une représentant les femmes, l’autre la jeunesse, le dernier responsable général. Nour était la seule de cette coordination étroite à avoir été élue au congrès d’avril 2018 car les autres ont tenté « leur chance », comme il-elles disent, et ils-elles ont réussi. Lors des départs en Europe, il arrive que les responsables partent, et alors ils et elles sont remplacé.es, sans élections, comme en témoigne un cadre du PKK en responsabilité dans le camp. Le confédéralisme démocratique estime que la jeunesse et les femmes sont les 2 forces dynamiques de la société, elles se réunissent donc en congrès à part. Il y a en outre des responsables dans les domaines suivants : le dépôt d’aliments, la sécurité, les affaires techniques.

Cafétéria du camp.

Les responsabilités au sein de la structure de Lavrio :

  • Responsable des femmes : des réunions non mixtes sont généralement organisées pour discuter de problèmes propres aux femmes. Lorsque nous sommes allé.es à Lavrio, nous avons vécu une réunion en non-mixité à notre demande.
  • Responsable de la jeunesse : cette personne s’occupe des manifestations. Sont considéré.es jeunes, les personnes qui ont jusqu’à 28 ans.
  • Responsable général : elle est en lien avec le Conseil démocratique kurde en Grèce, pour l’accueil des nouveaux et nouvelles arrivant.es. Elle mène une enquête sur les personnes qui souhaitent être accueillies
  • Responsable du dépôt : notamment de nourriture. Elle est chargée d’attribuer les quantités de nourriture et la distribution alimentaire a lieu tous les mercredis.
  • Responsable de la sécurité (notamment vers l’extérieur) : des tours de veilles sont mis en place de minuit à 4h du matin puis de 4h à 8h du matin.
  • Responsable interne : elle fait le tour des familles.
  • Responsable technique et logistique

Toutes ces personnes responsables sont les porte-paroles des commissions qui portent le même nom. Il y a également des commissions qui peuvent être temporaires comme la commission « culture » ou la commission « enfants ».

Les chambres du bâtiment en dur font de 12 à 25 m². Leur attribution dépend du nombre de personnes qu’il y a dans la famille, donc du nombre d’enfants. Une attention est également portée aux malades, notamment aux conditions de la chambre (humidité). Le camp de containers accueille principalement des familles, même si quelques hommes seuls peuvent occuper des tentes. Les chambres des célibataires, composées de 8 lits, s’auto-organisent. Elles désignent un porte-parole, un trésorier qui collecte entre 5 et 10 euros par personne pour faire les courses pour la chambre, généralement au marché près du camp. Les femmes seules habitent au 2ème étage qui leur est dédié. Elles ne prennent pas de tour de garde.

Une réunion hebdomadaire est organisée. Elle permet d’évoquer les problèmes de la gestion quotidienne – qui prépare le petit déjeuner et quand, qui nettoie la chambre, … – et de désamorcer les conflits qui ne manquent pas de surgir dans la promiscuité, et l’inactivité forcée. Mais c’est aussi un espace de dialogue important pour les exilé.es, qui peuvent y exprimer leurs doutes, leur mal être, demander du soutien aux autres. Tous les porte-paroles des chambres se réunissent tous les 15 jours. Elles et ils sont habilité.es à prendre des décisions et résoudre les problèmes rencontrés, de façon autonome. Lorsqu’un conflit perdure, ils et elles s’adressent à la coordination.

Les chambres ne comportent pas de lieux d’hygiène. Il y a des toilettes collectives à chaque étage. Les douches sont dans un container installé dans la cour. Pour se doucher, des tours sont mis en place : les femmes ont accès aux douches de 8h à 14 h et les hommes de 14h à minuit.

Une distribution alimentaire à lieu chaque mercredi, pour laquelle il n’est pas tenu compte des revenus mais seulement du nombre de personnes du ménage. Les drogues, dont l’alcool, sont interdits. Cela pour éviter les bagarres dans la structure.

Camp de Lavrio, Grèce

Le comité jeunesse tente également d’organiser des activités. Des sessions de discussions / débats autour de textes politiques sont organisées de temps à autre, quand quelqu’un a la volonté de le faire. Les mois qui passent sont rythmés par les différentes célébrations ou commémorations liées au mouvement kurde. Au sein de la structure de Lavrio, il n’y a pas que les exilé.es membres ou proches du PKK, il y a aussi le MKP8, le MLKP9. Chaque parti politique gère son mouvement, des chambres leur étant attribuées accueillant leurs militant.es de manière prioritaire. Le dépôt est commun à toutes et tous. Au sujet des religions, les habitant.es de la structure de Lavrio disent ne pas avoir de discussions particulières à ce sujet, chacun.e pratique sa religion dans son espace, dans sa chambre.

Suite à la fermeture du dispensaire de la Croix Rouge, le Camp a mis en place une infirmerie gérée par un exilé installé depuis longtemps en Grèce et vivant en dehors du camp, qui garde des liens avec l’hôpital de Lavrio ; ceci permet l’intervention militante de médecins de l’hôpital. Par ailleurs, le centre communautaire autogéré de santé d’Adye du quartier d’Exarcheia à Athènes vient tous les 15 jours assurer des consultations. Cela fonctionne relativement, tant bien que mal à cause de l’insuffisance de petit matériel et de médicaments.

Des enfants sont scolarisés dans les classes ordinaires de Lavrio, désormais en nombre restreint à cause de la fermeture des classes d’intégration.

Malgré l’interdiction qu’il leur en est faite, certains réfugié.es travaillent clandestinement en particulier dans l’agriculture. D’autres vont à la pêche et plusieurs jardins potagers ont été créés. Si les besoins en épicerie de base sont à peu près couverts grâce à des associations caritatives, (en particulier, les « convois solidaires » internationalistes et aussi les églises évangélistes d’Europe) les manques sont évidents en produits frais (produits laitiers, fruits et légumes, viandes, …). Les besoins sont importants en matière de produits d’entretien pour les locaux (détergents, désinfectants).

Les habitant.es de la structure de Lavrio disent avoir la sensation de « pouvoir » sur leurs vies et de ne pas avoir été habitué.es à vivre ce système de démocratie, reposant sur l’autogestion à la base. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres camps gérés par des organisations étatiques, cela leur permet de se sentir davantage actrices et acteurs de leur parcours ; elles et ils ne sont pas infantilisé.es dans leur quotidien par des ONG ou par l’Etat grec. Plus que les conditions de vie précaire, le plus dur est de subir l’attente et de lutter contre l’ennui qui s’installe ainsi que le sentiment de ne pas maîtriser le cours des événements. L’auto-organisation leur fournit une occasion de reprendre prise sur celui-ci. Néanmoins, le rapport toujours fluctuant des autorités grecques au camp et les solidarités aléatoires rendent difficile de se projeter au-delà d’une gestion du quotidien. Fin 2018, la situation était critique, aucune livraison solidaire n’ayant été effectuée depuis fin octobre aux habitant.es. Les annonces de l’état turc, début 2019, d’une offensive sur le nord de la Syrie laissent à craindre l’arrivée massives d’exilé.es, comme au moment de l’attaque sur Afrîn. Le Camp a donc plus que jamais besoin d’une solidarité internationale concrète et d’un soutien politique.

Hommage aux victimes de Roboski.

Des camarades de Sud éducation 93 et 31.


1Parti des travailleurs du Kurdistan, fondé en 1978

2 Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés

3HDP : Parti démocratique des peuples ; le BDP, Parti des régions démocratiques, est sa composante au Kurdistan.

4Canton du Rojava, au Nord-Est

5Partie du Kurdistan en Irak

6 900 livres turques, soit environ 150 euros.

7Ville à la frontière grecque. Le fleuve Maritsa sépare les deux pays.

8 Parti communiste maoïste de Turquie et du Kurdistan du nord.

9 Parti communiste marxiste-léniniste (Turquie).


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