La revue Fracture

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Quand l’idée de la revue Fracture a germé, Mai n’avait pas dix ans et la catastrophe de Seveso quelques mois à peine. Dix ans auparavant, nous étions étudiant·es, lycéen·nes, jeunes médecins ou jeunes syndicalistes. En 1977, moins jeunes, entré·es dans la vie professionnelle en participant à l’effervescence du temps, parfois ensemble, souvent séparément, nous avions des expériences et des idées plein la tête. Si le capitalisme était resté debout, le monde avait pourtant changé de base : le système de domination était ébranlé, fracturé. Deux ans auparavant, la désobéissance civile et autogestionnaire structurée par le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC) avait débouché sur une victoire. En effet, bousculés par un mouvement social inédit, l’État et la « réaction » avaient été contraints à la reculade et à la « modernisation » : l’IVG était légalisée, une liberté s’était insinuée dans le Vieux monde. La critique-pratique de l’existant avait changé la donne.

Alors qu’on s’acheminait vers la régression néolibérale – sans d’ailleurs que nous l’ayons perçu clairement, le mouvement de la critique de la politique de santé capitaliste bouillonnait encore : « L’institution se fracture sous l’effet d’une contestation qui trouve son origine à la fois dans l’ensemble de la population et l’intérieur même du système de santé », pouvait-on lire dans l’éditorial du numéro 1 de Fracture. Le besoin se faisait sentir de mettre les expériences et les perceptions en commun. Si Fracture avait eu des bureaux, on aurait pu y croiser dans les couloirs celles et ceux qui avaient fait leurs premières armes au Groupe information santé (GIS) [1], dans le soutien au docteur Carpentier [2], dans la pratique illégale du MLAC, au Syndicat de la médecine générale (SMG) [3], à la Confédération syndicale du logement et du cadre de vie (CSLCV), à la CFDT, à la CGT, au Planning familial, au Mouvement action santé (MAS) [4], dans les Boutiques de santé [5], dans les Comités d’action, dans les dispensaires populaires au Portugal, dans la bataille contre l’Ordre des médecins, au Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR), au Syndicat de la psychiatrie, à l’AERLIP [6], au Collectif intersyndical de lutte contre l’amiante, dans la bataille pour la défense de la maternité des Lilas, dans celle contre les contrôles patronaux des arrêts de travail [7] ou encore dans les Comités anti-marée noire [8].

Fracture, le titre claquait comme un traité d’orthopédie. Fracture avec déplacement aurait-on pu écrire. Le sous-titre, « Santé/critique-pratique/autogestion », indiquait la multiplicité des pratiques, l’articulation entre le faire et le dire et la recherche d’une stratégie : « Illustrer la fracture dans le domaine de la santé et les luttes qui s’y mènent en un même lieu (la revue) est notre premier but pour nous travailleurs, travailleurs hospitaliers, travailleurs sociaux, médecins, syndicalistes CFDT et de la Confédération syndicale du cadre de vie, militants des organisations de médecins contestataires. Ces luttes (sur le plan international) dégagent une aspiration au contrôle et à l’autogestion de la santé. De même, les travailleurs de la santé et les travailleurs sociaux s’engagent dans une critique-pratique de leur fonction [9]. » D’une certaine manière, le constat était assez banal mais, plus de 40 ans après, il reste valide : « La santé a été envahie par le capitalisme ; elle est devenue une source de profits énormes. Mais, la croissance rapide des dépenses de santé ne peut masquer ni l’inégalité suivant l’appartenance sociale devant l’accès aux soins ni les insuffisances du système de distribution de soins. De plus, l’État et le patronat, devant les coûts socio-économiques des dépenses de santé, cherchent à les rationaliser et à les faire supporter par les travailleurs, notamment par les attaques contre la Sécurité sociale [10]. Toutefois, dans la situation présente, alors que la société réprime, perturbe, vieillit et use prématurément les individus, il n’est pas possible de s’en tenir […] à l’élargissement de la consommation de soins […]. La «croissance sauvage» du capitalisme a aggravé le caractère nuisible de la société pour la santé des gens. Le mode de vie et l’environnement du monde contemporain font qu’aux accidents et maladies du travail s’ajoutent ce que l’on nomme pudiquement «maladies de civilisation», un mal-être généralisé, qui sont le produit des conditions de travail, de transport, de logement, de la pollution, du caractère monotone, abrutissant et aliénant de la vie quotidienne [11]. »

Le premier numéro de la revue sort en mars 1977 [12] et a les couleurs de l’Italie. La péninsule est alors une sorte de grand laboratoire où s’expérimentent grandeur nature les alternatives. Au sommaire : « Détruire l’asile, l’expérience de Franco Basaglia » ; « Medicina Democratica, un mouvement de lutte pour la santé » ; « Éléments d’intervention pour une critique pratique des nuisances dans le travail. L’expérience du conseil d’usine à la Castellanza-Montedison » [13]. Et aussi : « Le pouvoir à l’hôpital » ; « Travail et luttes à l’hôpital » ; « Naître aux Lilas, une maternité pas comme les autres » ; « Médicaments et Sécurité sociale ». Le second numéro s’ouvre par un article saluant la fermeture d’un hôpital (sic !). En effet, les rencontres du réseau Alternatives à la psychiatrie étaient organisées dans les locaux de l’ancien hôpital psychiatrique de Trieste, qui « fêtait sa fermeture » grâce à ce que Stanislas Tomkiewicz décrivait comme la « désaliénation au moins partielle » menée par Franco Basaglia et son équipe [14]. Simone Iff, présidente du Planning familial dressait le bilan des deux premières années de la loi Veil, en rappelant l’exigence du remboursement de l’IVG et du libre accès pour les mineures « afin qu’elles puissent assumer leur droit civique ». On pouvait aussi y lire un article consacré aux Centres locaux des services communautaires du Québec, qui s’essayaient à la redéfinition des traditionnels centres de santé et y exerçant une gestion pluripartite (personnels, usagers, médecins, administrations de tutelle, habitants).

Les Unités sanitaires de base, cheval de bataille du SMG – proposition au cœur de l’alternative au paiement à l’acte et de l’exercice libéral de la médecine de proximité – seront notamment discutées dans le numéro 3. Robert Bono, secrétaire confédéral CFDT à l’action sociale et au cadre de vie, s’appuiera sur les expériences de Bologne et du Québec pour évoquer le nécessaire « brassage local » entre usager·es et professionnel·les de santé afin de créer « un tissu [permettant] d’appréhender les causes sociales des maladies ». On y trouvera aussi un dossier « Maternité » et une série d’articles consacrés à la répression psychiatrique contre les opposants dans la « patrie du socialisme » [15]. L’éditorial du numéro 4, qui paraît à la veille des élections législatives de 1978, note : « Beaucoup (trop ?) d’espoirs, de projets, de luttes étaient (restent ?) suspendus à l’avènement d’un gouvernement d’Union de la gauche pour l’ouverture d’une période de transformation. »  Une cinquantaine de pages sont occupées par une table ronde « La santé par les urnes » : un large éventail de la gauche politique, syndicale et associative y débat des projets en matière de santé. L’éditorial se termine par une « question essentielle [qui] n’a pas été posée ce soir-là » : « Et si la gauche ne gagne pas les élections de mars 1978 ? » Réponse : « Il faut faire ! ». Et on faisait. Cela étant, trois années plus tard, la gauche de gouvernement est effectivement arrivée aux affaires… et rien ne se passa. Ceux et celles qui « faisaient » furent encouragées à continuer à « faire » et à poursuivre leurs « expérimentations ». Celles-ci furent délibérément abandonnées à leur dynamique propre qui ne pouvait que s’épuiser. Puis ce fut le tournant de la rigueur et enfin le social-libéralisme. L’ordre allait se rétablir peu à peu. Et, comme le chantait Claude Nougaro, « chacun est rentré chez son automobile [16] ». Pas tout à fait quand même. La tempête néolibérale commençait à souffler et il a fallu surnager.


[1] Le GIS a joué un rôle essentiel dans la reconnaissance du saturnisme dans les usines Penarroya et dans les prémisses de la lutte pour le droit à l’avortement.

[2] Fondateur du Comité action santé en 1968, Jean Carpentier avait été interdit en 1971 d’exercice par l’Ordre des médecins pour « outrage aux bonnes mœurs » après avoir distribué un tract « Apprenons à faire l’amour » à la porte d’un lycée.

[3] Né en avril 1975, le SMG regroupe des médecins généralistes qui revendiquent, entre autres, un mode d’exercice différent, l’indépendance par rapport aux industries et un service public de santé.

[4] Mouvement né de la lutte contre l’Ordre des médecins (créé par Vichy) qui s’illustrait par ses positions réactionnaires en matière de contraception et d’avortement et par son soutien aux politiques patronales. La lutte a notamment été marquée par le refus de verser ses cotisations, obligatoires pour pouvoir exercer la médecine.

[5] Plusieurs Boutiques de santé existeront en France. Celle de Paris 10e, par exemple, mènera une enquête auprès des pharmacien.nes de l’arrondissement pour contrôler l’application du tiers-payant.

[6] Créée en 1972, l’Association pour l’étude et la rédaction du livre des institutions psychiatriques (le Livre blanc en psychiatrie) regroupe des infirmier.es en psychiatrie et s’oppose au système asilaire.

[7] « Le contrôle médical patronal ou les matons du capital », Fracture, n° 7.

[8] Dans le n°5, on peut lire le dossier établi par le Comité anti-marée noire et le questionnaire que celui-ci a distribué à la population.

[9] Éditorial du n°1.

[10] Sous le titre « De la Sécurité sociale… au salaire social », le numéro 6 (4e trimestre 1978) consacre un important dossier à la sécurité sociale et aux attaques dirigées par le gouvernement de Raymond Barre.

[11] Éditorial du n°1.

[12] C’est grâce aux Éditions Savelli, qui s’installaient alors en France, que Fracture a pu voir le jour. Il me faut ici évoquer avec émotion le souvenir de mon camarade Claude Louzoun, qui en était le directeur de la publication, de Claude Jaubert, notre magnifique et truculent maquettiste, et de Giulio Alfredo Maccacaro, l’un des fondateurs de Medicina Democratica. J’ai aussi une pensée affectueuse pour Martine, Françoise, Serge, Louis, Chantal, Laure, Jean, Hubert, Pierre, Michel, Jean-Michel, Blandine et quelques autres qui ont été de cette aventure.  

[13] On trouvera dans ce numéro un fac-similé du livret d’évaluation des nuisances et un exposé de la méthodologie de recueil des données épidémiologiques dans l’entreprise établis par le comité d’usine.

[14] La revue n’évacue pas la discussion sur les aspects contradictoires et difficiles de cette bataille de la « désaliénation ».

[15] « Psychiatrie et opposition politique en URSS », Fracture, n°3.

[16] Claude Nougaro, « Paris Mai », 1968.

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Patrick Silberstein

Après 1968, Patrick SILBERSTEIN a milité à l'alliance marxiste-révolutionnaire (AMR) puis au Parti Socialiste Unifié (PSU) et aux comités communistes pour l'autogestion (CCA). Membre d'Information pour les Droits des Soldats (IDS). Il est aussi membre fondateur de la Conférence européenne des organisations d'appelés (ECCO). Il participe à la fondation de Ras l'front et des éditions Syllepse qu'il co-anime.