Crimes sexuels en EHPAD : ignorés ou impunis

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On pouvait imaginer qu’une fois intégrée dans un EHPAD, à 80 ou 90 ans passés, une femme pouvait se sentir définitivement protégée – et devrait raisonnablement l’être réellement – de tout prédateur sexuel, d’un conjoint ou compagnon violent à son égard, ou de la malveillance perverse d’un individu de passage, d’un proche ou d’un voisin. Il n’en est rien, au contraire : un reportage de Médiapart [1], publié en décembre 2022, rappelle qu’en EHPAD les femmes vulnérables sont des proies. Réalité ignorée ou minimisée ? Le ministère des solidarités reconnaît que le nombre d’agressions est probablement très élevé. L’enquête a retrouvé la trace d’une centaine de victimes de ces crimes judiciarisés depuis 2013 – ce qui n’est très certainement qu’une toute petite partie des agressions subies. [1] Sophie Boutboul et Leila Minano, « Violences sexuelles en EHPAD : EHPAD, les femmes vulnérables sont des proies – Les femmes âgées sont la dernière roue du carrosse des politiques publiques ».


Cheminote retraitée, Anne Millant représente la fédération des syndicats SUD-Rail au sein de l’Union nationale interprofessionnelle des retraité∙es Solidaires (UNIRS). Elle est membre du Bureau de l’UNIRS.


Manifestation du personnel soignant, le 16 juin 2020 à Paris. [Gérard Millant]

Après ce que nous avons appris, l’an dernier, à la suite de la publication de l’ouvrage Les Fossoyeurs de Victor Castanet, sur les mauvais traitements à l’encontre des résident∙es des EHPAD du Groupe ORPEA, et sur l’inertie des pouvoirs publics qui n’organisent pas de contrôle systématique dans des établissements auxquels la collectivité verse pourtant d’importantes subventions pour assurer les soins et le bien-être des personnes qui y résident – on parle là notamment de dénutrition, d’absence de soins corporels et hygiéniques basiques – on  ne peut pas s’étonner que, pour tout ce qui concerne la protection de la femme âgée contre les violences sexuelles (98% des victimes en EHPAD sont des femmes), la prévention ne soit pas une priorité.

Elle ne l’est d’ailleurs pas dans l’ensemble de la société : les femmes âgées victimes de violences sexuelles n’entrent pas dans les statistiques après 75 ans [1]. Pourtant, en 2021 par exemple, sur 143 victimes, 20% des femmes décédées à la suite de violences conjugales avaient plus de 70 ans, et 10%, plus de 80 ans [2]. Les témoignages des victimes – quand elles acceptent de parler – et de leurs proches, sont cauchemardesques.

Les faits

Dans un EHPAD de l’Ain, c’est une infirmière qui empêche un parent, venu en visite, d’entrer dans la chambre de son aïeule, « parce qu’il sest passé quelque chose ». Ce jour-là, sa grand-mère avait été retrouvée par terre, inconsciente, dans les toilettes du rez-de-chaussée. Dans un autre établissement du même département, c’est une femme hémiplégique de 93 ans qui est découverte loin de sa chambre, le visage en sang. Comme le constatera le médecin légiste venu l’examiner, elle souffre d’un traumatisme facial avec fracture, et présente des traces d’une agression sexuelle. L’agresseur n’a jamais été appréhendé, malgré les précisions données par la victime qui avait été menacée de mort avant d’être molestée. Les empreintes ADN n’avaient pu être correctement relevées, car le lieu de l’agression avait été nettoyé avant l’arrivée de la police, et la victime ramenée dans sa chambre. La police n’avait été appelée qu’une heure et demie après ce nettoyage. Le petit-fils de la victime soupçonne la direction de l’EHPAD d’avoir tenté de maquiller l’agression en accident. Mais l’horreur n’est pas terminée. Une plainte est déposée et une information judiciaire ouverte, pour viol sur personne vulnérable. La victime, hospitalisée, souffre de troubles physiques, psychiques et neurologiques graves, dus à l’agression. Elle perd davantage d’autonomie, et, à sa sortie, elle perd son appétit et se laisse mourir. Elle meurt un an après les faits. La famille devra attendre encore sept ans pour voir reconnus, par le Tribunal administratif, un défaut d’organisation matérielle et une insuffisance du dispositif de surveillance de la part de l’EHPAD. En octobre 2019, un aide-soignant d’EHPAD en Haute-Saône a été écroué pour agression sexuelle et harcèlement dans cinq établissements du département. Six personnes de 75 à 90 ans, dont un homme et plusieurs collègues seraient ses victimes.

Les victimes

Isolées et dépendantes : des victimes idéales. Selon le criminologue Julien Chopin, les victimes sont précisément choisies par leurs agresseurs parmi les résidentes dont la fragilité due à leur état de santé – qui les rend incapables de témoigner – présente un danger pour elles face à des prédateurs à l’affut. Fréquemment, ces femmes sont veuves, et leur famille vient rarement leur rendre visite. Leur isolement est un fait aggravant : elles sont, en quelque sorte, disponibles pour une agression, et, ce que cherche l’agresseur, c’est un corps à sa disposition, comme un objet. Nombre d’agressions se produisent pendant que les victimes sont endormies. Si des faits parviennent à être connus, malgré les précautions que les agresseurs prennent, c’est majoritairement parce qu’ils se font surprendre en train de commettre leurs crimes.


Manifestation du personnel soignant, le 16 juin 2020 à Paris. [Serge D’Ignazio]

Les violences sexuelles chez les personnes âgées n’existent pas. Voici plusieurs années que, régulièrement, le sujet apparaît dans les médias. Mais s’il fait parfois la une des journaux, il ne semble pas préoccuper les responsables politiques ou administratifs, ni les organismes dont l’une des missions est … de s’en inquiéter. Aucune estimation sérieuse n’est faite en France des violences sexuelles en EHPAD. L’Organisation mondiale de la santé a basé son étude sur l’ensemble des maltraitances sexuelles, qu’elles aient lieu à domicile ou en établissement, sans recherche spécifique sur ces derniers. Si l’on extrapole sur les chiffres fournis par l’ARS d’Ile-de-France, en 2022, sur une période d’un mois et demi (78 signalements de suspicions de violences sexuelles pour 716 EHPAD gérés par la région) : on arrive à 526 plaintes par an sur la région, c’est une moyenne d’une plainte par an sur les trois quarts des établissements.

Les coupables

Les coupables sont tous des hommes ; très souvent, ils exercent une autorité morale sur la victime, soulevant la question de l’abus de faiblesse. Sur un échantillon de 56 cas d’agressions sexuelles extra-familiales de personnes âgées de 65 ans ou plus en France, l’agresseur est motivé par le sexe, par la colère ou la haine, ou succombe de façon impulsive à une opportunité. L’âge canonique n’est pas une protection contre les comportements pervers.

Résidents violents. Les résidents coupables d’agressions sont également nombreux, presque autant que les membres du personnel. Aucune mesure n’est prise en prévention : le personnel, en sous nombre, n’est pas en capacité d’écarter les patients violents. Les chambres dans les étages, ne sont pas sécurisées, on y entre facilement, d’autant plus qu’il n’y a pas de personnel systématiquement présent à proximité. La femme âgée résidente est mal protégée – comme elle l’est bien souvent dans la société -, et le mâle prédateur qui n’oublie pas ses frustrations [3], ne cesse pas ses méfaits avec l’âge. Sa recherche est la même que celle de l’individu plus jeune : une proie à sa merci, parce que sérieusement handicapée, et discrète car elle a du mal à s’exprimer. Les maladies dont sont victimes les résidents âgés coupables d’agression n’expliquent pas les crimes ou tentatives de crimes ou de délits sexuels dont ils se rendent coupables. L’affaiblissement des victimes les empêche de se défendre. Si les familles ne prennent pas toute la procédure en charge, il ne se passe rien. Les établissements ne s’en occupent pas : cela nuirait à leur image de reconnaître la réalité du problème, et le fait que les résidentes ne sont pas protégées alors que c’est aussi le rôle de l’institution dans laquelle elles résident.

Salariés agresseurs. Le sujet est très gênant pour les EHPAD : sur les 10 dernières années, les recherches ont montré que la moitié des agressions sexuelles connues sont le fait de membres du personnel. Le cas d’un aide-soignant, dans le département des Yvelines, est cité : il s’était organisé pour travailler de nuit, de sorte qu’il pouvait aisément avoir accès à ses victimes ; il fut surpris par une collègue au moment du viol. Lors du procès, le coupable a reconnu d’autres viols ? sur deux femmes de 58 et 88 ans. Il a été condamné à 12 ans de prison après avoir admis qu’il savait que ces femmes n’étaient en mesure ni de résister, ni de consentir.

Dérives sexuelles récidivistes. Les agresseurs visent la vulnérabilité de leurs futures victimes, quel que soit leur âge. Beaucoup plus jeunes ou plus âgées qu’eux, peu importe ; on nomme cette pulsion « chromophilie ». Des agresseurs de résidentes en EHPAD s’étaient parfois rendu coupables également de crimes pédophiles. Ils sont coutumiers de pratiques déviantes, « anormales », que l’on range sous le nom de paraphilie. Il s’agit par exemple de l’employé d’un EHPAD en Isère, condamné pour le viol de quatre résidentes, mais également pour la détention d’images pédopornographiques, en Haute-Saône, en 2021, d’un agent d’entretien condamné pour viols et agressions sur des résidents masculins, qui avait déjà été condamné auparavant pour des violences sexuelles sur des mineurs de moins de 15 ans en 2005.

Les familles

La sexualité des résident∙es en EHPAD. Ce n’est pas un fait que les familles ou les responsables d’EHPAD envisagent ouvertement. L’importance de la sexualité de leurs parent∙es âgées est sous-estimée, et leurs envies et besoins dans ce domaine ne font pas partie des préoccupations des familles lorsque les ancien∙nes perdent leur autonomie et qu’il faut les placer. Pourtant, une chambre d’EHPAD reste un lieu privé où les résident∙es doivent pouvoir vivre à leur guise, en respectant les règles de bon voisinage. En établissement, les rapports sexuels entre adultes consentant∙es, capables de discernement et donc de consentir, même sous curatelle, ne peuvent être interdits (Arrêt de la Cour administrative d’appel de Bordeaux du 6 novembre 2012). Selon la Cour d’appel de Paris, le ou la résidente, doit même être protégé∙e de toute action visant à lui interdire une relation intime mutuellement consentie.

Sexualité consentie ou abus ? Repérer des troubles du comportement récents chez leur parente résidente, en particulier l’apparition de réflexes de défense lorsque quelqu’un s’approche, mais aussi la vigilance de la famille et des soignants sont essentiels. Le consentement est douteux pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou démentes, et la confusion facilite la transgression des agresseurs. C’est ce qui s’est produit dans un EHPAD du Sud de la France où une famille a surpris un résident violenter leur parente de 85 ans. Celle-ci, atteinte d’un Alzheimer sévère, l’avait pris pour son mari, décédé depuis longtemps.

Le personnel

Lanceurs et lanceuses d’alerte fragilisées. Même si les langues se délient parfois, les employé∙es craignent régulièrement de parler, de peur de perdre leur place ; et il est arrivé maintes fois que les contrats ne soient pas renouvelés à la suite de signalements. La hiérarchie ne voit pas d’un bon œil une procédure qui pourrait remettre en cause la bonne réputation de l’établissement, voire son agrément, ou pire, occasionner une mise sous tutelle. Les réseaux sociaux sont bavards, et les nouvelles vont vite sur de tels sujets, surtout quand ils sont sinistres. Alors le silence est d’or. Parfois, heureusement, il y a des salariées courageuses, comme dans cet EHPAD des Bouches-du-Rhône, qui n’hésitent pas à surprendre un médecin en plein viol d’une résidente de 95 ans, en posant un enregistreur dans la chambre de celle-ci, parce qu’elles avaient des soupçons. Le médecin a été mis en examen et placé en détention en 2020.


[Création d’Utilité Publique]

Des procédures incomprises. Selon la Défenseure des droits, l’obligation d’alerte est méconnue, les procédures semblent complexes, et les collègues hésitent à se désolidariser d’un collègue fautif. Dans certains cas, les salarié∙es, qui auraient souhaité faire appliquer les procédures, subissent même des pressions pour ne rien dire à la famille.

La direction

Des procédures ignorées. S’agissant d’un directeur d’établissement mis au courant des abus perpétrés par un employé, la méconnaissance des règles ne tient pas : c’est le ou la responsable qui doit faire respecter les règles, c’est parce qu’il ou elle les connaît, qu’il ou elle a été nommé∙e à ce poste : il ou elle se doit donc de les respecter et de les faire respecter par ses salarié∙es. Le Code pénal, dans son article 40, précise clairement : toute autorité constituée a l’obligation de signaler délits et crimes à la justice [4]. Très cyniquement, dans le but de ne pas charger inutilement les autorités judiciaires avec des cas où les relations sexuelles pourraient être consenties, les directeurs et directrices d’établissement attendent d’être en possession de suffisamment de preuves pour faire le signalement. Or, ce n’est pas du tout ce qui est prévu : le signalement doit être immédiat, et ce n’est pas au directeur ou à la directrice d’établissement de faire l’enquête préalable.


Un rassemblement devant le ministère des solidarités, le 24 septembre 2022. [SUD Santé sociaux]

Rien d’alarmant : elles sont en fin de vie. Qu’elles proviennent des salarié∙es des EHPAD, des résidentes, de leur famille ou de leurs proches, les alertes restent donc souvent sans suite. Même en interpellant les personnels politiques au plus haut de l’État, personne ne veut prendre le problème à bras le corps. Or, on sait que le silence des responsables, nationalement ou localement, est la porte ouverte à la récidive. De plus, lorsque les signalements sont entendus, ils ne donnent pas systématiquement lieu aux mesures de protection qui s’imposent [5].

Des faits dissimulés par les responsables d’établissement. En 2021, dans le Tarn, un signalement non réalisé à l’encontre d’un infirmier mis en cause pour suspicion d’attouchement sur une résidente, et qui pourtant avait déjà été déplacé d’un autre secteur de l’établissement où il était plus isolé – a permis qu’il récidive. Une infirmière reconnaît même avoir surpris cet agresseur en train d’abuser d’une résidente dans une chambre, mais avoir refermé la porte, ne sachant pas quoi faire ! Et le directeur de l’établissement, pourtant informé lui aussi, n’a rien fait non plus. Il arrive cependant que des responsables d’EHPAD soient poursuivi∙es en justice, pour non-dénonciation de crime et de mauvais traitements, de privations, d’agressions ou d’atteintes sexuelles infligés à une personne vulnérable. C’est ce qui est arrivé à la directrice d’un EHPAD de la Creuse, qui n’a pas signalé le viol dont a été victime une résidente de 91 ans, atteinte d’Alzheimer, par un pensionnaire de 83 ans, multi récidiviste dans le même établissement depuis plusieurs années. La direction de la maison de retraite n’informa ni les familles, ni l’ARS, ni même la justice. Une autre responsable d’EHPAD, en Loire-Atlantique, pourrait aussi risquer des poursuites par suite de la non-déclaration de l’agression sexuelle d’une résidente de 78 ans, ainsi que d’un tabassage de la part du même pensionnaire quelques semaines plus tôt. La famille n’a été au courant qu’un mois après le viol. Cette même responsable n’avait pas dénoncé non plus un de ses aides-soignants intérimaires, qui fit plusieurs victimes avant d’être pris. Entre 2013 et 2019, en Bourgogne, il aura fallu qu’un nouvel employeur réagisse pour qu’un aide-soignant, multirécidiviste dans 5 EHPAD différents, malgré des signalements internes et des licenciements, finisse par être rattrapé par la justice.

Pas de prévention. Les équipes soignantes sont souvent bouleversées par ce type d’agression et doivent être soutenues psychologiquement comme dans leur travail. Dans les EHPAD, les portes des chambres devraient disposer de poignée à l’intérieur et ne s’ouvrir de l’extérieur qu’avec une clé disponible pour les malades ou les résident∙es capables de l’utiliser, et un passe-partout à la disposition des soignant∙es. Contre l’isolement et la solitude, la vigilance des soignant∙es et des familles est parfois la seule ressource.

Les institutions

La passivité des responsables encourage la récidive. Il est inadmissible que la loi ne soit pas respectée sur la question de la récidive. Or, toute personne ayant été condamnée pour un crime ou un délit de viol ou d’agression sexuelle ne peut être recrutée dans des établissements médico-sociaux si elle a été précédemment condamnée pour un crime ou un délit, comme le viol et l’agression sexuelle. Mais le suivi ne semble pas être fait systématiquement pour les vacataires, très nombreux et nombreuses en EHPAD. En 2020, une Agence régionale de santé avait constaté que les extraits de casiers judiciaires de 12 personnes, en CDD ou CDI, manquaient dans les fichiers du personnel d’un EHPAD ORPEA. L’établissement se retrancha derrière le fait que les agences d’intérim auxquelles il avait recours refusaient de fournir l’information. Sur 40 cas étudiés, plus de la moitié des agresseurs étaient récidivistes, et s’étaient rendus coupables jusqu’à 11 fois de violences sexuelles sur des résidentes.

Difficultés des poursuites judiciaires. Les victimes qui décèdent dans l’année qui suit les violences sexuelles sont très nombreuses ; au moins la moitié selon une étude. L’âge et l’état de santé des victimes, et les lenteurs de l’appareil judiciaire, font que celles qui obtiennent justice sont rares. Et lorsqu’elles parviennent à survivre jusqu’au procès, elles sont fréquemment incapables d’assister aux audiences. Certaines ne se souviennent pas des violences subies parce qu’elles souffrent d’Alzheimer. Les proches des victimes ne sont parfois même pas informé∙es qu’ils et elles peuvent déposer plainte pour leur parente agressée.

Des revendications sous estimées. On ne s’étonnera guère que le ministère des solidarités considère que la « faute » n’est pas due au manque d’effectifs, mais à leur volatilité. Cependant, si le marché du travail était moins précarisé, les personnels mieux rémunéré∙es et avec de meilleures conditions de travail, ils et elles seraient certainement moins « volatiles ». Si les salarié∙es des EHPAD ne détectent pas les faits, c’est sans doute aussi qu’ils et elles n’ont pas le temps nécessaire pour faire des contrôles, discuter régulièrement avec les résident∙es et leurs familles, écouter leurs plaintes ou leurs angoisses face à une situation qu’elles pressentent sans nécessairement pouvoir la verbaliser facilement. Pas question, disent les responsables du ministère, de faire de la surveillance tout le temps … et d’évoquer la solution de la castration chimique – décision que seul un médecin peut prendre dans le cadre d’injonctions de soins prononcées par les tribunaux. Cela signifie que le ministère n’envisage pas de mettre en place des systèmes d’alerte et de prévention pour que ces abominations ne se reproduisent pas. Comme souvent avec les violences sexuelles à tous âges, comme presque toujours avec les dépenses de soins de santé pour les plus âgé∙es, il est dit que, déjà, le poste représente un fort pourcentage du budget de l’État, il serait – soi-disant – très impopulaire d’en rajouter davantage.

Des autorités indifférentes. Les manquements sont nombreux : alertes non prises en compte, dirigeant∙es d’EHPAD qui se dérobent et ne signalent pas les cas, personnels ou proches qui n’osent pas parler, ARS inattentives, services des ministères qui restent passifs, etc. Par exemple, les alertes, pourtant répétées, concernant des comportements violents d’un résident à l’égard de pensionnaires féminines, pendant plusieurs années, n’ont aucun effet, et le coupable n’est pas mis à l’écart dans l’EHPAD, les résidentes n’en sont pas protégées. Cela se passe dans un établissement ORPEA du sud de la France. Contactée, l’ARS prétend n’avoir reçu aucun signalement, alors que plusieurs alertes avaient été envoyées depuis deux ans. Le groupe ORPEA s’indigne de la violation du secret médical, alors que la direction de l’établissement était au courant depuis longtemps et n’a pas réagi. Lorsque des signalements sont répercutés aux ARS, on peine à comprendre quelles mesures sont mises en œuvre, pour empêcher que les faits se reproduisent. Sur 78 signalements de suspicions de violences sexuelles reçus l’année dernière par l’ARS d’Ile-de-France, 3 concernaient des professionnels et ont été suivis d’enquête interne, de dépôt de plainte, et de suspension provisoire pouvant mener au licenciement. Mais les autres alertes n’ont pas eu de suite ! Un silence criminel.

Des élu.es trop pudibond.es. Des député∙es de la majorité ont déposé, fin 2022, une proposition de loi sur le bien-vieillir, qui comprend un volet de lutte contre les maltraitances. Il prévoit la création d’instances départementales chargées de traiter les alertes. Voilà bien la preuve de la pusillanimité des responsables politiques : d’abord on ne sait pas si ces instances départementales traiteront spécifiquement de la question des violences sexuelles en EHPAD. Mais surtout, puisque c’est de cela qu’il s’agit, pourquoi ne pas l’écrire clairement : il faut mettre en place une législation sur les violences sexuelles dont de nombreuses femmes résidentes en EHPAD sont victimes à tout âge. Ce n’est, là encore, pas une surprise lorsque l’on songe aux réactions de personnalités politiques face aux violences conjugales ou sexuelles dont se sont rendus coupables certains de leurs collaborateurs : nous avons assisté à un déni total de la gravité des faits. Alors, s’agissant de victimes « invisibles », on peut craindre qu’ils manquent encore davantage d’empressement pour prendre des mesures.

La société

Surmonter la honte. Comme premier élément d’explication, il est possible de considérer que le problème de ces violences est inenvisageable pour les familles ou les soignant∙es en EHPAD, tant qu’ils ou elles n’y sont pas directement confronté∙es. Selon un responsable d’association (ALMA), les alertes ne représentent qu’une infime partie des violences sexuelles perpétrées contre les séniores, et une part encore plus réduite lorsqu’elles ont lieu en EHPAD. Il y a certes un problème générationnel : aux femmes les plus âgées avait été inculqué le principe qu’une femme victime de viol était fort probablement responsable de ce qui lui était arrivé, et que c’était une honte : elles en parleront donc moins volontiers. Parfois même, elles refusent de se laisser examiner par un médecin. Cependant, les choses changent peu à peu dans les mentalités : les jeunes générations (notamment à travers le mouvement #MeToo) libèrent la parole, et les proches des résidentes, ou même les salarié∙es transgressent parfois les tabous et contactent les associations. Mais, même si le nombre de signalements a augmenté pour les EHPAD, on est loin de connaître la réalité de ce qui s’y passe.


[DR]

Discrimination âgiste. L’ampleur des alertes reçues, ne serait-ce que depuis 10 ans, aurait dû alerter les pouvoirs publics et déboucher sur des plans de prévention solides, bien compris et bien appliqués par ceux et celles qui ont autorité. Le ministère des solidarités se retranche derrière le fait qu’il faudrait former les intervenant∙es en EHPAD à détecter les signes, simplifier les procédures : mais qu’attendent-ils/elles, puisqu’ils sont en charge de ces sujets ? Pourquoi existe-t-il des instructions précises pour évaluer les dangers lorsqu’il s’agit des enfants ou des adultes, alors que, pour les sénior∙es, on peine à s’organiser ? Les atteintes à la personne sont pourtant les mêmes ; elles sont aussi très mal vécues par les victimes âgées, et laissent des séquelles psychologiques et physiques graves !

Conclusion

A quoi doit-on une telle désinvolture ? À ce que ces victimes sont très vieilles, qu’elles vont bientôt mourir, et que bien vite on n’en parlera plus ? N’est-ce pas la manifestation d’une absence d’assistance à personnes en danger systémique : les tabous sont tels, l’énormité de ces violences si choquante, que l’on préfère détourner les yeux pour ne pas en connaître l’ampleur ni la gravité, et devoir percer un abcès, qui éclabousserait tant de monde ? Ou est-ce encore plus profond : un désintérêt total pour les difficultés et les injustices qui touchent le grand âge, dont on se détourne parce que c’est très moche, et qu’il faudrait beaucoup trop d’énergie pour s’en occuper vraiment ? Le patriarcat essaime partout son œuvre, et les tabous qu’il a créés pour maintenir sa domination sont tenaces, quel que soit l’âge des victimes.

Les pouvoirs publics doivent prendre des mesures pour protéger les femmes âgées en EHPAD des agresseurs sexuels qui les menacent. Il est urgent de mettre en place une législation sur cette question, il ne suffit plus de s’offusquer, pour tout de suite regarder ailleurs, parce qu’il y a « tant de choses à faire ». Les procédures juridiques doivent s’adapter à ces violences spécifiques, afin de faciliter les signalements de la part des victimes ou des familles. Il faut obliger les directeurs et directrices d’EHPAD à faire des contrôles nécessaires sur tous les personnels qu’ils et elles recrutent ; il faut former le personnel des EHPAD à détecter les risques, et protéger les salarié∙es qui alertent ; il faut imposer la mise à l’écart immédiate des agresseurs, à travers les conseils de vie sociale, et au sein même du personnel, instaurer une cellule de veille sur ces sujets.


⬛ Anne Millant


[1] Anne Bennot-Millant, « Pas de violences conjugales sur les femmes âgées ? », Les utopiques n°14, été 2020.

[2] Ministère de l’intérieur: étude sur les morts violentes au sein du couple en 2021.

[3] Philippe Thomas et Cyril Hazif-Thomas, « Violences sexuelles et abus de faiblesse à l’encontre des personnes âgées », Trajectoires Humaines Transcontinentales n°10, 2021.

[4] La loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement, a affirmé la valeur législative de l’obligation de signalement des Établissements services sociaux et médico-sociaux (ESSMS) en cas de dysfonctionnement grave ou d’événement ayant pour effet de menacer ou de compromettre la santé, la sécurité ou le bien-être des personnes prises en charge.

À titre d’exemple, les signalements concernent « violence physique, psychologique ou morale, agression sexuelle, négligence grave, privation de droit, vol, comportement d’emprise, isolement vis-à-vis des proches, défaut d’adaptation des équipements nécessaires aux personnes à mobilité réduite, etc. ».

[5] Concernant les personnes vulnérables, la loi contraint « quiconque ayant connaissance de mauvais traitements, d’agressions ou d’atteintes sexuelles infligés […] à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge, d’une maladie, d’une infirmité, d’une déficience physique ou psychique » à en informer les autorités judiciaires ou administratives. La non-dénonciation est passible de trois ans de prison et de 45 000 euros d’amende.


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