Après le choc des élections législatives de juin 2024 : Constats et perspectives syndicales
La perspective de la montée ou de l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite ne date pas d’hier, mais la dissolution surprise de l’Assemblée nationale par Macron le 9 juin a marqué la concrétisation et l’accélération indéniable de la place de l’extrême droite et du Rassemblement National dans ce pays.
Murielle Guilbert est inspectrice des Finances publiques, membre de Solidaires Finances publiques et co-déléguée générale de l’Union syndicale Solidaires.
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Lors du congrès de Solidaires en avril 2024, nous avons validé collectivement un plan d’action contre l’extrême droite, mais bien sûr avec l’idée que nous avions trois années pour le mettre en œuvre, c’était peu mais cela nous permettait de mettre des outils en place. La Ligue des droits de l’Homme avait son congrès fin mai et avait construit une table ronde sur la question de la lutte contre l’extrême droite entre syndicats (CGT, FSU, Solidaires, Syndicat des avocats de France, Syndicat de la magistrature, Confédération paysanne), mais aussi avec des associations comme ATTAC, Oxfam, Greenpeace, le DAL, la Cimade… Nous n’étions pas en quelque sorte « hors sol », au sein du mouvement social, par rapport à la nécessité d’agréger nos forces en vue de la perspective d’une élection présidentielle en 2027 qui risquait de faire basculer tout le pays sous la coupe d’un parti d’extrême droite, le Rassemblement national. La décision de Macron, au soir des élections européennes qui ont marqué la poussée de l’extrême droite, n’aura laissé qu’un mois aux organisations syndicales, aux associations et partis politiques pour tenter de barrer l’accès au pouvoir du RN.
Le sentiment de soulagement (tout relatif avec 9 millions d’électeurs et électrices ayant voté pour l’extrême droite) a été bref, et on ne reviendra pas ici sur la tactique de Macron, consistant à mettre plusieurs mois pour nommer le Premier ministre, puis ce dernier son gouvernement… gouvernement issu de la droite, pourtant « perdante » de ces élections, en donnant des gages au RN et en niant la première place du Nouveau front populaire. L’usure et une part de sidération ont gagné l’ensemble de la population, mais aussi les militant·es qui ont été pleinement impliqué·es dans le barrage fait à l’extrême droite pendant tout le mois de juin et début juillet. Non seulement la menace de l’extrême droite au pouvoir n’est pas écartée pour les élections présidentielles de 2027, mais l’instabilité politique issue des urnes et permise par cette dissolution peut, selon les règles constitutionnelles, faire craindre une nouvelle dissolution un an après celle que l’on a vécu. Sans vouloir être exhaustive, on peut faire un certain nombre de constats sur la période que l’on vient de traverser et pointer là où les lignes bougent, et là où elles doivent impérativement bouger pour notre syndicalisme de transformation sociale et pour espérer enrayer cette avancée de l’extrême droite.
Repenser les frontières d’actions, et la convergence
Juin a été le temps de la nécessité pour Solidaires de s’organiser dans l’urgence face au risque de l’imminence de l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir. Une réunion d’urgence, suivie d’autres, a concerné les questions de sécurité primaire : comment continuer à militer matériellement pour nos organisations, militant·es, locaux si l’extrême droite arrive au pouvoir. Malgré ses liftings successifs, le RN n’est en rien un parti comme les autres et n’aurait pas tardé à menacer ou restreindre drastiquement le fonctionnement, voire l’existence même des syndicats ou de certains syndicats, sans parler de la chasse aux exilé·es, personnes racisées, LGBTQi+, par de nouvelles dispositions, ou par tous les groupes néofascistes qui se seraient sentis pousser des ailes.
Nos instances ont eu, évidemment, à se positionner face à la question de l’appel au vote pour le Nouveau front populaire, les partis de gauche ayant réussi à créer cette coalition. L’Union syndicale Solidaires a eu un positionnement lors de cette crise politique qui a consisté à dire qu’elle agirait par tous les moyens contre l’extrême droite, en portant notamment des mesures d’urgences sociales pour arrêter la fuite en avant de plus en plus d’électeurs et électrices vers le RN ; et en produisant des argumentaires pointant les votes, les actes et les propos du RN, pour démontrer à quel point l’extrême droite est une imposture sociale. C’était une position qui représentait un point d’équilibre interne entre les syndicats de Solidaires qui ont directement appelé au vote pour la coalition du NFP et ceux qui ont fait prévaloir l’indépendance du syndicat vis à vis des partis politiques. Ceci a permis à l’Union syndicale Solidaires d’être active dans les initiatives pré-électorales, aux côtés des organisations du mouvement social, dans les différents meetings et évènements et, à la fois, de préserver notre indépendance vis-à-vis d’un futur gouvernement, quel qu’il soit. Cela permettait aussi d’expliquer en quoi prendre position contre l’accès de l’extrême droite au pouvoir était une question centrale de valeurs, et non une simple question partisane.
Certain·es ont pu y voir de la frilosité tandis que la CGT et la FSU par exemple ont explicitement appelé à voter pour la coalition du NFP. Il ne s’agit pas ici, bien sûr, de critiquer le choix des autres organisations, mais d’expliciter notre positionnement. Solidaires a déjà appelé à ce qu’il n’y ait pas une voix pour l’extrême droite lors des élections présidentielles (ou autres) et la position prise en juin était aussi une manière de préserver de deux écueils possibles :
– Celui qui consistait à penser qu’on aurait pu se passer d’une capacité à créer un rapport de force si le NFP avait pu accéder au pouvoir… alors que le patronat et globalement les tenants de ce système capitaliste auraient tout fait pour mettre des bâtons dans les roues pour empêcher ce rapport de force favorable aux travailleur·euses.
– Celui de penser que le syndicat peut arrêter d’être un contre-pouvoir : même si une majorité NFP avait permis de gouverner, et malgré un programme qui allait dans le sens de nombre de nos revendications, un échiquier politique confus, ou très éclaté, y compris à l’Assemblée nationale pouvait aussi laisser des compromis se faire, voire des renoncements de programme, qui iraient finalement à l’encontre de cet intérêt… Les exemples dans l’histoire sont malheureusement nombreux.
Mais il est clair que les lignes ont bougé face au risque imminent de l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir. Même si Solidaires n’a pas appelé à voter NFP, nous avons participé aux meetings communs de lutte contre l’arrivée de l’extrême droite en période électorale, ce qui est inédit, et les universités d’été des partis ou la Fête de l’Humanité sont devenus des espaces où la question de croiser nos champs de lutte vers l’objectif d’imposer d’autres alternatives que celles des politiques néolibérales et racistes s’est débattue. Il faudra sans doute prolonger ces temps de dialogue, en travaillant peut-être plus concrètement sur les revendications sociales et syndicales que nous portons, et réfléchir à comment articuler l’indispensable indépendance des syndicats vis-à-vis des partis, et la nécessité d’avoir des actions complémentaires, de réfléchir dans quelle mesure elles peuvent s’inscrire dans une tactique commune. Récemment, le NFP s’est questionné sur ce que pensent les syndicats de la niche parlementaire du RN et sur la tactique à adopter au niveau parlementaire. Nous n’avons pas forcément apporté de réponse, mais c’est une première à notre connaissance.
Solidaires a eu très tôt un rôle de convergence des forces dans le mouvement social, et a souvent été à cette initiative. Ces dernières années, sur le terrain féministe, de la répression, de l’antiracisme, de l’environnement en partie, les organisations ont su créer des coalitions, des moments de rapprochements ou plus inscrits dans la durée (grève féministe du 8 mars, loi sécurité globale, réponse au meurtre de Nahel, Alliance écologique et sociale/ Pacte du pouvoir de vivre, Uni-es contre l’immigration jetable et pour une politique migratoire d’accueil – UCIJ…). On a retrouvé certains partis dans ces luttes. ATTAC a joué dernièrement un rôle qui se veut de rapprochement des forces sociales et des partis politiques. La CGT a bougé ses propres lignes, tout comme les organisations écologistes dont Greenpeace. Nous ne partons pas de rien, et cela s’est ressenti dans la capacité rapide à mener les choses. Pour autant, les défis restent importants. Rassembler notre camp social ne suffit pas, ou plus, à faire basculer l’ensemble de la population vers nos revendications de transformation sociale, ou ne suffit pas à ce que le pouvoir ne passe pas outre ! Le mouvement social pour abroger la réforme des retraites en a été un tournant. La question de l’avenir de l’intersyndicale élargie est évidemment aussi une composante non négligeable, n’étant pas une fin en soi, mais bien un moyen de faire aboutir nos revendications concrètement par la lutte.
Il faut « reprendre le terrain » contre l’extrême droite
Notre Comité national de juillet a eu comme réaction de vouloir recentrer notre action syndicale vers la mobilisation, la grève et la manifestation, de fixer aussi des priorités dans nos revendications. L’analyse immédiate du vote RN consistait à dire qu’il fallait enfin répondre à la colère sociale. C’est ce qui a abouti à appeler à la construction unitaire, dès la rentrée, sur l’abrogation de la réforme des retraites, sur les salaires, et les services publics. La CGT et la FSU ont également appelé à cette mobilisation mais nous n’avons pas été suivis par les autres syndicats. La période de flou total quant à la nomination du gouvernement, le discours de politique générale du Premier ministre le jour même, et sans doute l’absence de visibilité sur une stratégie où l’on requestionne la grève ont abouti à une mobilisation en demi-teinte.
Dès septembre, la demande de mettre du contenu et de la clarté à notre plan d’action contre l’extrême droite a abouti à une discussion large au sein de notre Comité national d’octobre. Cela a permis d’avoir des réflexions autour de l’intervention de Clara Deville sociologue notamment sur la question du vote rural et la relativité d’un vote rural spécifiquement RN, de donner des éléments d’analyse et un échange riche entre l’ensemble de nos structures nationales et locales. Au sein de Solidaires l’ensemble de nos syndicats, de nos commissions et groupes de travail (antifa, antiraciste, immigration, femmes, écologie, …) ont ainsi croisé leurs analyses ; les débats sur « comment on parle à l’ensemble des travailleurs et travailleuses sur ces questions » traversent l’ensemble de nos organisations. Nous construisons une feuille de route qui vise, à la fois à donner des outils aux militant·es sur la déconstruction de l’imposture sociale, féministe, écologique du RN, et à mettre en commun une multiplicité d’écrits déjà existants en une banque de donnée.
Mais il faut aller plus loin et répondre aux causes du vote RN, ciblées notamment par plusieurs sociologues : la précarisation grandissante, le délitement du lien social sur l’ensemble du territoire, plus particulièrement dans les zones où la désertification des services publics se fait ressentir (rurales, péri-urbaines), la question de l’absence d’interlocuteurs et interlocutrices de proximité (fonctionnaires, représentant·es politiques « de gauche », représentants syndicaux, …), et l’effet de la « normalisation » des idées, paroles et actes racistes, et l’amplification du racisme systémique. A ce stade, un premier travail sur les services publics (nos revendications secteur par secteur) permettra de cibler un élément structurant et indispensable à retrouver du lien social sur l’ensemble du territoire. Un observatoire des racismes au travail permettra de cibler mieux les contre-discours à mettre en place. Concrètement, amplifier la présence syndicale sur le terrain nous paraît être clef. Cela passe par un développement syndical, des bourses du travail et des locaux syndicaux partout. Il s’agit aussi de renforcer le travail avec VISA (Vigilance et initiatives syndicales antifascistes), en intersyndicale (une initiative d’un travail intersyndical contre le racisme sur les lieux de travail est en cours de construction) et avec l’ensemble du mouvement social.
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Cette période aura constitué un moment inédit, qui bouscule, qui nous oblige à encore plus réfléchir à nos actions : avec qui et comment les mener. Sans revenir à ce que notre congrès a tracé comme boussole pour notre action syndicale, notamment en termes de syndicalisation et de développement face aux évolutions du travail, elle nous oblige à quasi redéfinir comment aller au contact et sur le terrain, au quotidien, voir les travailleurs et travailleuses, pouvoir comprendre et traduire leurs attentes, comment efficacement mener les luttes et amener et porter notre syndicalisme de transformation sociale. Il nous faut aussi avoir conscience que militer devient de plus en plus rude, du fait du contexte mondial, les guerres meurtrières, et menaces environnementales, du fait des immenses difficultés à affronter pour faire la moindre avancée sur les luttes et nos droits sociaux, étant donné aussi la difficulté d’avoir des droits syndicaux, des locaux syndicaux où se réunir, sans parler de la répression grandissante. L’écueil et parfois la tentation est de s’affronter entre militant·es sur la pureté de positionnements qui donnent l’illusion qu’au moins sur cela on pourrait être victorieux, victorieuses, alors que ces discussions sont souvent à des années lumières des attentes des travailleurs et travailleuses. Le débat politique au sens noble du terme est bien sûr toujours positif et nécessaire, mais il faut amplifier le dialogue direct entre camarades, respecter et favoriser les pratiques démocratiques internes et la bienveillance dans notre camp social. Et toujours avoir un œil sur les aspirations de la jeunesse, sur les combats féministes, antiracistes et écologistes qui vont de plus en plus de pair, sans faire l’impasse sur les luttes sociales. Ils sont porteurs de renouveau syndical indispensables et un vrai frein à l’extrême droite.
⬛ Murielle Guilbert
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