Colombie : le syndicalisme pour la vie, malgré les menaces de mort

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Depuis le 3 mai 2024, les militant·es syndicaux de Sinaltrainal (Syndicat national des travailleurs de l’industrie alimentaire) se mobilisent devant l’usine Nestlé de Bugalagrande, dans le département Valle del Cauca en Colombie. A l’heure où nous écrivons ces lignes, ils et elles occupent jour et nuit l’entrée de l’usine depuis plus de 150 jours afin de défendre leurs revendications, et contraindre la direction de Nestlé à renégocier la convention collective du personnel, arrivée à terme en avril dernier.


Lina Cardenas est membre de SUD Education et du Bureau du Centre d’études et de formation interprofessionnelle Solidaires (CEFI-Solidaires). Mathieu Borie est adhérent SUD-Rail, dont il a été membre du Bureau fédéral de 2019 à 2023.


Banderoles et affiches face à l'entreprise : « par la lutte nous obtenons nos droits, par la lutte nous les défendons ». [Coll. L.C. – M. B.]
Banderoles et affiches face à l’entreprise : « par la lutte nous obtenons nos droits, par la lutte nous les défendons ». [Coll. L.C. – M. B.]

La direction de l’entreprise semble bien déterminée à tenter de briser ce bastion syndical en refusant d’entamer la moindre négociation, en refusant de reconnaître les délégués syndicaux choisis par les adhérent·es du syndicat, en installant des centaines de caméras de surveillance dans et autour de l’usine, et en initiant une dizaine de procédures de licenciements à l’encontre de militants syndicaux ou de salariés participant à la mobilisation ! Cinq animateurs du syndicat ont fait l’objet de menaces de mort à travers un faire-part de leurs décès qui leur a été adressé.

Le syndicat Sinaltrainal

En Colombie il y a principalement trois centrales syndicales. La Confédération des travailleurs de Colombie (CTC), l’une des plus anciennes et qui est affiliée à la Confédération syndicale internationale (CSI) et à la Confédération syndicale des Amériques (CSA). La Centrale unitaire des travailleurs (CUT), qui est actuellement la plus grande centrale syndicale de Colombie et dont l’orientation est beaucoup plus à gauche et combative que la CTC. Pour finir, la Confédération générale du travail (CGT), connue pour son orientation un peu plus modérée que celle de la CUT. Dans le pays, plus de 50% des emplois relèvent de l’économie informelle et le taux de syndicalisation des salarié·es a chuté de 17% à environ 5% depuis les années 1980, soit le plus faible taux de syndicalisation d’Amérique du Sud.
Sinaltrainal, syndicat du secteur agro-alimentaire, a été fondé en 1982. Il est principalement implanté à Nestlé et Coca-cola mais est aussi présent dans diverses entreprises du secteur (Kraft Foods, Calsa, Sodexo entre autres).


Sinaltrainal : la convention collective [Coll. L.C. – M. B.]
Sinaltrainal : la convention collective [Coll. L.C. – M. B.]

Le syndicat compte environ 5000 membres et fait partie de la CUT. Dans la ville de Bugalagrande, où est né Sinaltraina, l’organisation a mis en œuvre de nombreuses activités tout au long de ses 42 années d’existence. Fort·es de plus de 600 syndiqué·es sur les 1000 salarié·es de l’usine Nestlé, les militant·es ont développé une intervention qui va bien au-delà des murs de l’entreprise : stade et clubs de sports, centre éducatif pour les « enfants avec des capacités différentes », cours du soir pour adultes, pharmacie à tarifs accessibles, centre social… Par ailleurs, des terrains ont été achetés pour permettre aux ouvriers de construire leurs maisons à des tarifs accessibles, deux quartiers ont ainsi vu le jour, dont le quartier « 1er mai ». Tout cela rend aujourd’hui le syndicat omniprésent dans cette ville de 25000 habitants et habitantes. Le 22 juillet 2024, une délégation de Solidaires est allée soutenir l’occupation à l’entrée de l’usine, ce qui a permis d’échanger avec plusieurs militant·es sur la situation actuelle, leur histoire et leurs luttes.

Un rapport de force et une convention collective favorables aux travailleur.ses

Majoritaires dans l’entreprise Nestlé de Bugalagrande, les militant.es de Sinaltrainal ont un important rapport de force pour négocier une convention collective favorable, non seulement pour les travailleurs et travailleuses mais également pour toute la communauté de la ville. Dans un pays fortement inégalitaire comme la Colombie, ce syndicat joue un rôle essentiel pour pallier les disparités dans l’accès à l’éducation, la culture et les loisirs dans cette ville autrefois fortement touchée par la présence des groupes paramilitaires. La convention collective, qui est renégociable tous les trois ans, consigne tous ces acquis et c’est l’enjeu principal du conflit actuel.

RÉSISTANCES ET ALTERNATIVES A LA RÉPRESSION

Cette présence syndicale à Bugalagrande diffère de la situation du reste de la Colombie où le taux de syndicalisation est très faible. La syndicalisation tient grâce à des implantations dans certaines grosses entreprises, ce qui rend toute structuration territoriale interprofessionnelle très difficile, en dehors des grandes villes. Si le nombre d’assassinats de syndicalistes a baissé pendant la période 2014-2016, il est à nouveau en hausse depuis 2017, et la situation est similaire pour les militant·es de défense de l’environnement ainsi que pour les représentant·es indigènes. Malgré ce contexte répressif, le mouvement social s’organise et construit des résistances et des alternatives, sous de multiples formes, dans les territoires (mobilisations indigènes et communautaires dans les quartiers urbains par exemple). Sinaltrainal apparaît comme un acteur majeur de la vie sociale et économique de Bugalagrande, allant au-delà de son strict rôle de défense des intérêts immédiats des travailleurs et travailleuses, pour contribuer au développement global de la communauté, malgré les menaces auxquelles le syndicat, et ses membres, sont confrontés.


Formation, sport et culture

Le syndicat a créé une école de formation sportive accessible à tou.tes.  Comme l’explique un représentant : « Pour 10 000 pesos [1], une somme insignifiante, vous pouvez permettre à votre enfant de s’entraîner au football. » Cette initiative bénéficie à 150 enfants, garçons et filles. Sinaltrainal a également contribué à la création d’espaces culturels, comme la fondation La otra esquina, qui propose des tournois d’échecs, des cours de musique et des représentations théâtrales. Cette organisation ambitionne un ensemble de projets afin de poursuivre l’ancrage sur le territoire et avec la population de la ville. En termes d’éducation ouvrière, leur « rêve » est de pouvoir créer ce qu’ils appellent l’Université Prolétarienne, afin d’élargir les formations techniques et professionnelles vers du contenu plus théorique et d’émancipation. Un marché paysan local et une banque de micro-crédit sont également des projets en cours. Chaque année, la semaine culturelle Héctor Daniel Useche Beron incarne leur volonté de mener ces nombreuses activités émancipatrices tout en entretenant la mémoire de leurs militant·es assassiné·es.


Sinaltrainal : la pharmacie [Coll. L.C. – M. B.]
Sinaltrainal : la pharmacie [Coll. L.C. – M. B.]
Sinaltrainal : le stade [Coll. L.C. – M. B.]
Sinaltrainal : le stade [Coll. L.C. – M. B.]

Répression anti-syndicale

Dans le cadre du conflit actuel, les procédures de licenciement à l’encontre des militant·es syndicaux de Sinaltrainal sont suspendues à une décision du ministère du Travail. Ce sera l’occasion de mesurer le soutien aux luttes que constitue l’élection à la présidence de la République de Petro en 2022 et la mise en place d’un gouvernement progressiste en Colombie pour la première fois de son histoire. La Colombie reste l’un des pays les plus dangereux au monde pour les syndicalistes, malgré la démobilisation officielle des groupes paramilitaires depuis une vingtaine d’années. En 2023, 63% des syndicalistes assassiné·es dans le monde étaient tués en Colombie d’après le ministère du travail colombien.

Chiquita Brands et le rôle des multinationales dans l’assassinat de syndicalistes

Après 25 ans de luttes acharnées et 17 années de procédures judiciaires, un verdict historique a été rendu le 10 juin 2024 contre l’entreprise états-unienne de l’agroalimentaire Chiquita Brands. L’entreprise a été reconnue coupable du financement des Autodéfenses unies de Colombie (AUC), un groupe paramilitaire d’extrême droite, pour assassiner huit syndicalistes travaillant pour la compagnie.  Cette multinationale est l’héritière de l’entreprise United Fruit Company, qui s’était notamment illustrée dans « Le Massacre des bananières » en 1928 : 1500 ouvrier·ères qui luttaient pour l’amélioration de leurs conditions de travail y avaient trouvé la mort. A l’image de cette entreprise, de nombreuses autres multinationales, comme Nestlé, ont joué un rôle déterminant dans le conflit armé colombien, par leur contribution à une série de violations graves des droits humains : expropriation massive de terres, déplacement forcé de populations, implication dans des assassinats ciblés et des disparitions.


Sinaltrainal a payé un lourd tribut avec plus de 30 membres assassiné·es depuis 1986. Un syndicaliste raconte : « Les paramilitaires qui témoignent devant la justice ont déclaré que des entreprises comme Coca-Cola, Nestlé, Chiquita ont effectivement parrainé des groupes paramilitaires qui tuaient les syndicalistes. » Les menaces de mort à l’encontre des animateurs actuels du syndicat avaient pour date d’ultimatum (heureusement non suivi d’effet) le 22 juillet, date de commémoration des assassinats par des groupes paramilitaires d’extrême-droite des camarades de Sinaltrainal Hector Daniel Useche Berón en 1986, et Victor Eloy Mieles Ospino et sa compagne Elvira Rosa Ramirez Pacheco en 1999 ; c’est encore une fois la preuve que la terreur utilisée par le patronat colombien reste bien actuelle.


Mathieu Borie et Lina Cardenas


[1] 10 000 pesos équivalent à un peu plus de 2 euros. Cela dit, le salaire minimum est de 1 300 606 pesos, soit 280 euros.


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