Une lutte syndicale pour l’emploi et l’avenir de la vallée
Une lutte locale, une grève pour quatre postes de cheminots. Oui, mais c’est une action syndicale qui met en exergue l’incohérence de la fragmentation du service public ferroviaire, la complicité entre patrons, gouvernement et Région, le mépris pour les territoires ruraux, ce qui fait le terreau de l’extrême droite.
Gaétan Bregui est cheminot en gare de Breil-sur-Roya et militant SUD-Rail. Christian Mahieux est cheminot retraité ; il a notamment été secrétaire fédéral SUD-Rail.
![[SUD-Rail]](https://www.lesutopiques.org/wp-content/uploads/2025/10/2-Illust1-BreguiMahieux-Une-lutte-syndicale-pour-lemploi-et-lavenir-de-la-vallée.webp)
Breil sur Roya est un nœud ferroviaire de la ligne internationale et transfrontalière entre Nice, Cuneo, Torino et Vintimille. Le guichet de la gare de Breil-sur-Roya est tenu par un agent dit « chef de service ». C’est celui qu’on appelait communément « le chef de gare » dans les villes et villages de France, même si ceux qui occupaient ce genre de poste n’en n’avait pas le grade, ni la paie). A Breil-sur-Roya, c’est un poste en 2×8, 7 jours sur 7, ce qui signifie qu’il faut quatre agents pour le tenir. Dans le cadre du découpage interne de la SNCF, ce poste appartient à un Etablissement infrastructure circulation (EIC), qui dépend de SNCF Réseau. Le chef de service assure des missions importantes directement liées à la sécurité des trains. Bien que primordiales, celles-ci étant peu nombreuses sur une journée dans une « petite gare » comme celle de Breil-sur-Roya, le chef de service se voit attribuer plusieurs missions pour le compte d’autres services de la SNCF, qui contribuent à son financement et évitent ainsi d’avoir à y dédier un agent à eux et à plein temps. Parmi ces missions il y a l’information aux voyageurs et voyageuses, pour le compte de services comme Gares & Connexion et TER. Il s’agit d’afficher les informations sur les différents écrans de la gare, notamment, les modifications de voies. Il doit également faire remonter aux autres gares et services, les problèmes sur les trains au départ en direction de Nice ou localement sur la ligne entre Tende et Breil-sur-Roya. Il s’agit aussi de la détection, du signalement et du suivi des pannes sur les équipements de la gare, toujours pour le compte de Gares et Connexion & TER entre autres. La présence de cet agent pallie également les oublis d’organisation ; régulièrement, il est amené à rappeler aux gares de Nice-Ville ou Marseille St-Charles, qui assurent la gestion opérationnelle de la ligne, la nécessité de mettre en place des bus ou des taxis lors d’incidents ou de ruptures de correspondance. Il oriente les voyageurs·ses et les renseigne sur les autres transports publiques (bus ZEST, trains TRENITALIA). Et, bien entendu, il a la charge de la vente de billets régionaux pour le compte de TER (prochainement SUD-Azur [1]). Il effectue bien d’autres missions qui ne concernent pas spécifiquement les voyageurs et voyageuses, mais qui restent importantes pour le fonctionnement de la gare.
![De Nice et de Vintimille vers Cuneo, via Breil-sur-Roya. [SNCF]](https://www.lesutopiques.org/wp-content/uploads/2025/10/2-Illust2-BreguiMahieux-Une-lutte-syndicale-pour-lemploi-et-lavenir-de-la-vallée-729x1024.webp)
La direction régionale du service des EIC ne veut plus que « ses » agents fassent de missions pour le compte d’autres services de la SNCF, et considère que les tâches « purement EIC » des chefs de service sont trop peu nombreuses pour maintenir le poste. Les autres services de la SNCF ne veulent pas récupérer la gestion et le financement de ce poste. La direction profite de la fermeture de la ligne entre Breil-sur-Roya et Nice pour les travaux pour diviser par deux le personnel de la gare.
Deux mots sur l’éclatement du service public ferroviaire
En 1997, par la création de Réseau ferré de France en dehors de la SNCF, le gouvernement français allait au-delà de la séparation strictement comptable entre la gestion de l’infrastructure et celle des services, exigée par la première directive de libéralisation (n° 91/440). Soucieux d’afficher un pseudo-maintien de l’unité du système, les auteurs de cette réforme avaient concocté une « usine à gaz » par laquelle la SNCF conservait l’entretien et l’exploitation des infrastructures pour le compte et sous les directives de RFF, dans le cadre d’une convention de gestion négociée chaque année, par laquelle RFF rémunérait la SNCF pour ses missions de gestionnaire d’infrastructure délégué. Compte-tenu des intérêts divergents des deux entités publiques, l’échec patent de cette organisation est apparu même aux plus obtus. Après une étape en 2010, qui plaçait la gestion en temps réel des circulations ferroviaires (les postes d’aiguillage et de régulation) sous les ordres de RFF, le gouvernement décidait, fin 2011, de réunifier complètement… non pas l’ensemble du système mais seulement la gestion complète de l’Infrastructure (maintenance et travaux, définition des horaires et des péages, gestion des circulations) dans l’établissement SNCF Réseau, distinct de l’établissement chargé des services ferroviaires (SNCF Mobilités), au motif que l’Europe l’imposerait, ce qui est une contre-vérité. Parallèlement, la direction SNCF avait imposé son concept de « gestion par activités », toujours sous de fallacieux prétextes comptables et financiers, en réalité pour diviser les cheminot·es et désintégrer l’entreprise publique. Les agents, le matériel roulant, les installations furent dédiés à une activité, une seule (TGV, Intercités, Transilien, TER, Fret, Gares), privant la SNCF du bénéfice d’une relative banalisation des matériels, niant la réalité, très présente dans l’économie du transport ferroviaire, des phénomènes de productions liées et détruisant le travail collectif, l’entraide, les échanges. Il s’agissait de banaliser, dans l’esprit du corps social cheminot, l’éclatement total du service public ferroviaire, l’accaparement des morceaux les plus rentables du transport ferroviaire par le secteur privé, selon la méthode prédatrice propre au capitalisme : privatiser les profits et socialiser les pertes. De contre-réforme en contre-réforme, le statut des cheminots et cheminotes n’est plus applicable aux embauché·es depuis le 1er janvier 2020 et le groupe SNCF est désormais composé de Sociétés anonymes : SNCF SA, SNCF Réseau, SNCF Gares & Connexions, Rail Logistics Europe, SNCF Voyageurs, GEODIS et Keolis ; la holding SNCF Participations rassemblant près de 900 filiales. La suppression des quatre agents en gare de Breil-sur-Roya est aussi la conséquence de ce découpage interne à l’entreprise publique.
Ce que signifie la suppression de ces quatre emplois
La machine automatique sur le quai (très régulièrement en panne) et les smartphones seront les seuls moyens de prendre un billet. La machine automatique fonctionne uniquement pour les trains TER, sans les destinations italiennes de la ligne et sans rendu de monnaie ! Aux usager·es de connaître les offres tarifaires pour trouver le meilleur prix sur les applications ou la machine automatique. À eux/elles aussi de trouver les informations sur les trains qui circulent lors de situations normales et surtout perturbées. Le cas échéant, ils/elles prendront un train sans contrôleur ou contrôleuse et donc sans billet… Et ils/elles seront verbalisé·es lorsqu’ils/elles croiseront une brigade de contrôle.
Les agents et les syndicats ont essayé de s’opposer à cette décision. Des réunions et des négociations ont eu lieu depuis plusieurs mois. Mais la direction ne veut rien entendre. Fin juillet, l’ensemble de l’équipe de Breil-sur-Roya décidé de se mettre en grève. Les syndicats SUD-Rail et CFDT ont déposé un préavis de grève à compter du 20 Juin. Comme ils l’indiquaient dans une information aux usagers, « les agents de la gare de Breil-sur-Roya sont conscients de la gêne occasionnée aux usagers, et au tourisme dans la vallée. Mais ils n’ont plus d’autres choix que celui de la grève pour se faire entendre par la direction et attirer l’attention sur risques engendrés par la suppression du poste du guichet dans notre gare. »
Le guichet sera fermé (dans la même logique, la direction TER entend supprimer tous les guichets des « petites gares »). L’information, la vente, le suivi des installations, les prises en charge des voyageurs et voyageuses, seront gérées à distance par Nice. Les voyageurs et voyageuses devront chercher eux/elles-mêmes des solutions en cas de problème. Il n’y aura donc plus aucun agent présent en gare de Breil-sur-Roya en contact avec les usager·es, même en situation perturbée. Aussi, ce sont quatre agents de la vallée et leurs proches qui devront aller travailler ailleurs et qui devront déménager.
La direction et ses soutiens jouent avec la sécurité !
Le report des missions non commerciales du chef de service sur l’unique agent restant, à savoir l’aiguilleur, aura pour effet de le perturber dans l’application de ses procédures, qui portent sur la sécurité des circulations, donc des usager·es et du personnel. Nombre d’accidents dans le passé ont eu lieu à la suite de sollicitations externes de l’aiguilleur, lors de l’application par celui-ci de procédures complexes liés à la circulation des trains. L’aiguilleur sera seul en gare, alors que tous les services techniques ainsi que la direction et les astreintes sont, soient à Menton, soient à Nice (entre 1 à 2 heures de trajet par la route). Chaque procédure liée à la sécurité doit être réalisé sereinement. Et à l’avenir ce ne sera plus possible. La ligne est en voie unique, en zone de montagne et d’évènements climatiques intenses. Autre particularité qui touche directement à la sécurité : il s’agit d’une ligne en réglementation italienne [2] avec une gare et un morceau de ligne en réglementation française, la circulation se fait en deux langues avec deux réglementations distinctes et il y a deux points frontières sur la ligne.
![Breil-sur-Roya ; carte postale. [DR]](https://www.lesutopiques.org/wp-content/uploads/2025/10/2-Illust4-BreguiMahieux-Une-lutte-syndicale-pour-lemploi-et-lavenir-de-la-vallée.webp)
En 2003, sur la partie en règlementation italienne de la ligne, le travail avec des installations en dérangement, c’est-à-dire ne fonctionnant pas correctement, a causé un terrible accident : de nombreuses personnes furent blessés et il y eu deux morts. Les installations de Breil-sur-Roya sont anciennes, aucune évolution technologique n’est susceptible de justifier la réorganisation de la gare. En isolant l’aiguilleur et en lui transférant plus de tâches, en lien avec la sécurité ou non, on augmente la charge mentale, on augmente les sollicitations inappropriées, et donc, on augmente le risque de fatigue, de déconcentration et d’erreurs. Tout cela était déjà accentué par la double réglementation et les spécificités locales. Augmente aussi le sentiment d’isolation et d’abandon par l’entreprise, et cela, les aiguilleurs, le vivent très mal.
Oubliés, les beaux discours !
Fin 2020, une tempête a causé des dommages majeurs aux bâtiments et aux infrastructures dans les trois vallées de la Roya, de la Vésubie et de la Tinée, isolant plusieurs secteurs et compliquant le retour à la normale en particulier dans la haute vallée de la Roya. Lors des événements ayant suivis la tempête Alex, nombres de politiques et de responsables, jusqu’au plus haut niveau de l’Etat, et même le président Macron, ont eu des mots très rassurants, en louant l’abnégation des agents de tous les services publics de la vallée et spécialement des cheminots et cheminotes. Au lendemain de la tempête, le chemin de fer était la seule voie d’accès des secours et d’acheminement de l’aide et du ravitaillement dans le haut de la vallée. Les agents de la gare, tous les agents, n’ont pas compté les heures ; au service du public, ils ont priorisé cet aspect par rapport au strict respect de la réglementation du travail, en matière d’heures, d’amplitude, de pause, etc. Sans ce dévouement, aucun train n’aurait pu porter secours aux habitants et habitantes de la vallée. Ils ont pris leurs responsabilités, sans attendre de constater que les patrons ne le feraient pas.
Que sont devenus les grands discours de responsables de tous bords, les promesses de protéger la vallée, ses voies d’accès, son économie et ses emplois ? Moins de cinq ans plus tard, la SNCF décide de supprimer la moitié des effectifs de la gare, la totalité de ceux en contact avec les usager·es.
Les aspects (in)humains
Pour les cheminots concernés, le choix est entre :
- rester à la SNCF et déménager, puisqu’il n’y a pas d’autres postes en gare de Breil-sur-Roya ; les horaires décalés des services SNCF et les temps de trajet vers les gares les plus proches ne permettent pas de rester habiter dans la vallée. Il faut alors changer les enfants d’école et d’environnement, les conjoint·es doivent suivre. Il faut s’intégrer, trouver des ami·es, voir moins ses proches resté·es dans la vallée. C’est l’organisation de toute une vie qui est bouleversée. Partir de Breil, de la vallée, pour habiter à Nice ou Menton, c’est un complet changement de vie. Par ailleurs, vendre son bien immobilier à Breil est une gageure : la vallée est sinistrée, elle garde les stigmates de la tempête Alex ; une route est fermée et, depuis peu, s’ajoute l’interruption de la partie française de la ligne ferroviaire, pour des travaux, pendant un an et demi.
- Quitter la SNCF, dans l’espoir de trouver un emploi à Breil, pour rester dans la vallée. C’est plus qu’aléatoire. Au contraire, les compressions de personnel touchent les quelques autres entreprises et services de la vallée ! Sans compter que l’hypothétique emploi retrouvé risque fort d’être assorti d’un salaire plus proche du SMIC que de celui (certes non mirobolant) acquis à la SNCF avec l’ancienneté.
Socialement, la décision de supprimer le personnel accessible en gare est une catastrophe. On parle d’un village où il y a un EHPAD, un hôpital, beaucoup de personnes médicamentées, des familles de réfugié·es qui ne parlent pas français, beaucoup de gens qui n’utilisent pas de smartphone, ne paient pas en ligne, ne sont pas à l’aise face à un automate. On peut y ajouter la particularité des touristes, perdus en arrivant, ne sachant pas où est le village ou comment prendre un train italien puisqu’ils n’apparaissent pas sur les applications SNCF. L’abandon du service public ferroviaire en gare de Breil, c’est l’abandon de la population de la vallée, l’abandon des prolétaires du monde rural, redécouvert·es par beaucoup avec les Gilets jaunes, oublié·es depuis par les mêmes.
![Tract SUD-Rail/CFDT diffusé aux usagers, rédigé en italien. [SUD-Rail]](https://www.lesutopiques.org/wp-content/uploads/2025/10/2-Illust3-BreguiMahieux-Une-lutte-syndicale-pour-lemploi-et-lavenir-de-la-vallée-724x1024.webp)
L’association Roya citoyenne résumait avec justesse la situation : « cette décision représente une aggravation toujours plus forte des inégalités sociales d’accès aux transports en commun, indispensables au quotidien : des quartiers de Nice, Saint-Roch, l’Ariane, aux villes et villages des Paillons, de la Bévéra et de la Roya jusqu’à Tende, ce sont les personnes défavorisées, et tout particulièrement les personnes âgées, qui ne possèdent pas de smartphone et/ou de carte bleue, qui seront une fois de plus lourdement impactées et marginalisées. […] Nous demandons instamment à la direction de SNCF Réseau EIC de Marseille (SNCF que l’Etat s’acharne depuis plusieurs années à dépecer, tout comme le réseau ferré national, en multi filiales contreproductives quant à l’intérêt général en vue d’une transition écologique et en dépit du bon sens), de revenir sur cette décision que toutes et tous, usager·es, habitant·es, touristes… réprouvent profondément. »
Les syndicats SUD-Rail et CFDT affirment « Ce n’est pas en supprimant des personnels et des services au public dans nos villes et villages que nous générerons des perspectives aux populations qui y vivent, y sont nées ou souhaitent s’y installer ! Une gare qui ferme c’est un peu de notre histoire, de notre cohésion, de notre capacité à vivre et travailler au pays qui disparaît ! Fermer les services d’une gare revient, à terme, à fermer la gare, puis la ligne, et malheureusement ça se vérifie très souvent. » Les pouvoirs publics et la direction SNCF méprisent les cheminots de Breil-sur-Roya, mais aussi les usager·es de la ligne et plus globalement la population locale. C’est aussi cela le terreau de l’extrême droite ! Pour des raisons sociales, écologiques, économiques, il faut maintenir les emplois en gare de Breil et financer les travaux nécessaires pour revitaliser la ligne internationale de la Roya. La lutte syndicale menée à Breil-sur-Roya est aussi un exemple concret de combat pour faire reculer l’extrême droite !
⬛ Gaétan Bregui Christian Mahieux
[1] La Région Sud – Provence-Alpes-Côte d’Azur – a été pionnière pour la privatisation des lignes régionales. Un lot (Marseille-Nice) a été confié à Transdev, l’autre (les lignes du secteur azuréen et de la vallée de la Roya) à Sud Azur, filiale créée par la SNCF pour emporter ce genre de marché en s’exonérant de la réglementation du travail et des conditions sociales des cheminots et cheminotes. La Région organise la dégradation des conditions de travail et la casse du service public. Elle est l’Autorité organisatrice (AO) et pourrait donc imposer le maintien des postes en contact avec les usager⸳es en gare de Breil ; elle ne le fait pas, car fermer plus de gares c’est faire des économies ; et pour les responsables politiques de la Région, faire des économies au détriment de la population est plus important que d’assurer la pérennité des territoires et le bien être des habitant⸳es.
[2] Une partie de la ligne, en France, fonctionne avec les règles italiennes en matière de sécurité ferroviaire. Cette particularité sur le réseau ferroviaire national est une spécificité de plus.
- L’intelligence artificielle aux impôts - 31 décembre 2024
- Une lutte syndicale pour l’emploi et l’avenir de la vallée - 30 décembre 2024
- Du congrès Solidaires… - 31 août 2024