Une expérience de vie collective et de démocratie directe

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Visibilité

A Gaillac, depuis le 17 novembre, il y a au moins trois points d’occupation : un sur terrain privé et deux sur des espaces publics dont le Rond-Point central en bordure de la zone commerciale. Au début, pour se repérer, c’était de « Rond-Point Leclerc », nom de l’enseigne principale à proximité, dont on parlait. C’est le cas de beaucoup de Ronds-Points en France : « Rond-Point Intermarché », « Rond-Point Mac Do » etc., traduisant la civilisation de consommation adossée à celle de l’automobile. C’est dans ce décor morbide et commun à toutes les zones péri-urbaines, qu’a surgi la vie. En Gilets jaunes pour souligner l’Urgence, des personnes qui ne connaissaient pas hier, se mettent à construire ensemble un abri, sur quelques m2, visible par tous, ouvert à tous. Impossible de le rater. Cette présence sur le RP s’est imposée : les choses ne devaient désormais plus tourner rond. Depuis, nous l’avons rebaptisé le RP des Zèbres (à cause des Zèbres que la Mairie avait installés à proximité pour le festival des Lanternes de Gaillac).

Depuis cinq mois, sur ce minuscule espace, un feu est allumé tous les matins, pour dire bonjour à celles et ceux qui se lèvent tôt pour partir travailler ; c’est presque toujours Maurice qui est à la manœuvre. Maurice est retraité d’EDF et a été longtemps syndiqué à la CGT où il avait des responsabilités. Le soir, c’est souvent Joseph qui éteint le feu vers 18 heures ou 20 heures, suivant la météo ; la nuit tombe tôt en hiver. Quand Maurice a pris quelques jours de repos cet hiver, Rodolphe, un jeune de la CGT, l’avait remplacé. Entre le lever et le coucher du soleil, il y a toujours des passages de GJ ; l’hiver on se serre autour du feu ; depuis les beaux jours, il a fallu installer un parasol. La pluie et le froid n’ont pas eu raison de l’occupation, grâce à l’énorme soutien exprimé par la population. Outre les klaxons qui résonnaient sans discontinuer, il y avait trop à manger dans la cabane, même si nous partagions les repas du midi, voire du soir, avec ceux et celles qui étaient de passage. En décembre, les retraité.es du RP, se postaient alors aux passages cloutés pour distribuer des goûters aux collégiens et collégiennes. Au bout de quelques mois, la fatigue est là. La question de rester sur le RP est revenue dans plusieurs AG ; à chaque fois, les partisans de « tenir le Rond-Point » ont été les plus nombreux et nombreuses : il faut que nous restions visibles en dehors des temps forts du samedi. C’est de cette façon déterminée que l’on montre la profondeur de ce mouvement, ancré désormais dans le quotidien des Gaillacois.es. Comme le souligne Ruffin dans son film, c’est un mouvement de personnes qui sont habituées à une certaine rudesse de la vie : même nos assemblées générales se tiennent dehors, sur la place publique, qu’il pleuve ou qu’il vente, elles restent ouvertes à tous. Ce qui peut apparaître comme une stratégie de la visibilité, ne découle d’aucun mot d’ordre, et est bien le fruit d’une intelligence collective intergénérationnelle.

Générations

Sur notre RP, qui brasse un noyau d’une centaine de personnes actives (sans compter le soutien important de la population locale), dont la plupart sont présentes depuis le début, il y a autant de femmes que d’hommes. Certain.es viennent en couple. Les plus pauvres ne sont pas les plus représenté.es. La plupart peuvent être considéré.es comme faisant partie de la classe moyenne. Les jeunes côtoient les plus âgé.es, les plus nombreux et nombreuses. Ceux et celles qui ont plus de 70 ans sont les piliers du RP, disposant de temps mais aussi d’expérience : ils et elles sont né.es juste après la guerre, et avaient 20 ans en 1968. Cette génération qui vu naître les acquis du CNR, a vécu les 30 glorieuses, a aussi assisté à la montée des inégalités, à la fracture territoriale, au recul des services publics. Elle a été au premier rang des concerné.es par les mesures de 2003 concernant la retraite. En nombre sur le RP, ceux et celles qui s’étaient engagé.es dans cette lutte. En revanche, la « génération Devaquet » y est moins présente, de même que la « génération CPE ». Très nombreux et nombreuses également, voire majoritaires, des personnes qui n’ont jamais lutté de leur vie.

D’une certaine manière, les RP sont un lieu de relai des mémoires et de l’expérience ; il y a comme urgence à transmettre des valeurs telles que le partage et la fraternité, que le capitalisme s’est efforcé d’effacer depuis quarante ans pour ériger l’individualisme comme modèle. Et ça fonctionne : le RP est devenu la place du village. Tous les soirs, on s’y retrouve entre personnes qui ne se seraient jamais rencontrées en restant derrière leur écran de télévision ou coincées dans leur voiture pour se rendre dans les « drive » : il y a des retraité.es de la Fonction publique, du monde associatif, des artisan.es, des employé.es de divers commerces, de la maison des retraites, des privé.es d’emploi, des secrétaires, des enseignant.es, des commerçant.es, des routiers… La plupart n’ont jamais milité et personne n’avait milité de cette façon : sur le RP, on y lutte mais on y vit d’abord. L’essentiel, c’est la nourriture quotidiennement partagée ensemble : on est égaux face à la saucisse grillée. On vérifie que l’on a bien des choses à partager : les soirées où l’on chante, où l’on danse. Chacun, chacune fait un pas vers l’autre : la « danse des canards » succède à la « butte rouge ». On fait de la cuisine sur le RP, de la soupe bien chaude est servie à la fin des assemblées générales, on partage des recettes et savoir-faire, hommes et femmes. Lors des deux réveillons, ont aussi vu le RP éclairé par la joie : « le meilleur réveillon que j’ai partagé », selon l’avis des noceurs et noceuses. C’est ce partage qui permet de partager ensuite les valeurs que l’on revendique.

Démocratie

Les syndicalistes ne manœuvrent pas mais sont à l’œuvre, à n’en pas douter, ne serait-ce que par leur présence indéfectible. Ils et elles sont moteurs également dans l’organisation des débats (sur la santé, l’éducation, le numérique …) ; c’est que les Zèbres marchent sur deux jambes : action et réflexion. Au départ, les actions étaient l’abord le ralentissement de la circulation sur le Rond-Point, tous les samedis alors que nous étions en nombre pour le faire. Les syndicalistes de la CGT ont pesé pour qu’il n’y ait jamais de blocage total sur Gaillac : on veut la population avec nous et non contre nous. Chacune et chacun, ensuite, s’est investi selon ses convictions : rester sur le RP, aller faire nombre aux manifestations hebdomadaires à Toulouse, participer à des actions de blocage organisées en région … Chacun et chacune savait ce qu’il ou elle avait à faire, aucun mot d’ordre ne s’imposait ; c’est cette dimension de géométrie variable permettant à tous de s’impliquer en fonction de ses motivations et de ses contraintes qui explique le succès du mouvement, là où les organisations syndicales avaient échoué.

De la CGT (du public et du privé) ou de SUD, à la retraite ou en exercice, les syndicalistes du RP ne sont pas tous identifié.es. Certain.es sont aussi des militant.es politiques, pas tous. Ce n’est pas avec sa carte que l’on se présente au RP. On s’appelle par nos prénoms, parfois des « noms de guerre », ce n’est en général au bout de quelques semaines que l’on finit par savoir ce que fait l’autre. Ce n’est pas grave, ce qui est important ici, c’est ce que l’on fait ; et souvent une simple présence suffit. Les premiers temps ont été marqués par une prudence, parce que l’on ne se connaît pas, parce que certain.es ont « fait » Sivens, et sont regardé.es comme « zadistes » par les autres. L’acte fondateur du pacte des GJ de ce RP a été la publication d’un texte adopté en AG par plus de deux cents personnes. La lutte des classes y est bien affirmée, avec la revendication de la justice sociale et la dénonciation des bénéfices captés par le Capital au détriment du Travail. La question de l’écologie a aussi été présente, dès ce premier texte. C’est certainement ce qui a distingué ce RP des autres qui se sont cantonnés à répercuter deux mots d’ordre : contre les taxes et pour le RIC. La force du RP des Zèbres a été d’élaborer à la base et avec tous les présent.es une plateforme revendicative. Les syndicalistes n’y sont pas pour rien ; ils et elles n’ont pas agi en tant qu’affilié.es à une structure mais en tant que GJ. Ils et elles déplorent par ailleurs l’absence de réactions de leurs syndicats et de leurs adhérent.es. « Pourquoi les syndicats n’appellent-ils pas à rejoindre les GJ et les Ronds-Points alors que nous luttons pour l’amélioration des conditions de vie des exploité.es ? », c’est la question qui nous taraudait en décembre. Cet isolement n’est pas que le fait de syndicalistes, c’est propre à tous les milieux représentés sur le RP : chacun et chacune se pose la question : « pourquoi mes collègues ne sont pas là ? », « pourquoi mes camarades manquent à l’appel ? ». Celles et ceux que l’on attendait-là, n’y sont pas. D’autres, contre toute attente, sont là. Pourquoi ?

A partir de janvier, le temps n’était plus aux questions, les GJ devaient construire, seul.es. Sur le RP des Zèbres, nous ne sommes jamais posé.es la question de savoir s’il fallait que l’on fasse de la « politique » ou pas. Mais les actes politiques étaient posés tous les jours. Comme lors de l’épisode où nous avons fait savoir que le militant de « Debout la France », venant faire la propagande de son parti en GJ, était indésirable sur le RP. L’épisode a été violent : son exclusion a été voté à mains levées, comme du temps de la Cité d’Athènes où les « ennemis de la démocratie » étaient bannis par le vote des citoyens. Le RP des Zèbres reflète les rapports de force d’un mouvement plus général, qui voit la défaite de l’extrême-droite dans sa tentative d’exploiter la misère, et ce grâce aux militantes et militants qui ont choisi de s’y investir. Même peu nombreux et nombreuses, leur présence a été décisive. Ils et elles ont constitué ainsi un premier barrage sur le terrain ; mais la digue peut céder et le renversement de situation reste probable, notamment sur le terrain électoral, si ce mouvement ne débouche sur rien de concret sur le plan social. La démocratie sur le RP a rapidement pris l’allure de la démocratie directe. Pas de représentant.es, une assemblée générale hebdomadaire valide les décisions d’orientation, d’action. Un compte-rendu est rédigé et porté à la connaissance de tous et toutes. Des liens se sont tissés avec d’autres groupes, nous avons été acteurs et actrices des coordinations départementales, nous avons envoyé une déléguée à la rencontre de Saint-Nazaire. Sabrina est aussi une ancienne syndicaliste.

Où sont les syndicats ?

Parmi les actions, il a été décidé d’intervenir pour dénoncer la fermeture du Centre des impôts de Gaillac. Les GJ souhaitaient agir de concert avec l’intersyndicale des Finances, qui se mobilisait au même moment contre les attaques subies par les fonctionnaires des Finances. Trois militants (Solidaires et CFDT) sont venus s’exprimer à une de nos AG. Nous étions confiants dans la possibilité d’unir nos forces. C’était en janvier. Malgré les efforts d’Aurélien, militant de Solidaires investi dans l’intersyndicale, nous n’obtiendrons jamais une suite positive à notre demande d’action commune. Le 17 avril, les GJ de Gaillac et de Rabastens appellent au rassemblement/action devant le Centre des impôts, sans les syndicats. De même dans le secteur de l’Education nationale, pourtant fortement mobilisé en novembre-décembre contre les mesures Blanquer. Alors que le lycée de Gaillac était fortement mobilisé, jamais les enseignant.es de ce lycée, y compris syndicalistes, n’ont fait la démarche pour tisser des liens. Au contraire, ils et elles veillaient à une stricte distance. Au niveau de SUD Education, une poignée de militants.es, a rejoint les Ronds-Points. Toujours en décembre, ce fut la colère sur les Ronds-Points, quand on apprit que la CGT et FO transports annulaient leur préavis de grève illimitée et de blocage, du fait d’un accord de branche sécurisé sur les heures supplémentaires, garanti par la ministre du travail.

Une brèche semble s’être ouverte en mars avec des appels à converger, entre des structures syndicales locales, les mouvements agissant pour le climat et les Gilets Jaunes. Le mouvement des GJ entrait dans une phase d’affaiblissement qui permettait alors aux syndicats de ne pas être totalement en position de faiblesse, comme cela aurait été le cas en décembre. Mais la brèche fut vite refermée avec la stratégie d’isolement opérée par le gouvernement, avec la surenchère répressive sur fond de « Grand débat » visant à enfermer le mouvement des GJ dans la « violence ». A l’évidence, il n’en fallait pas plus pour effrayer les syndicats, s’en retournant à leur rôle de gestion tranquille de la contestation. L’appel intersyndical pour la manifestation du 1er mai à Albi, incluant la FSU et Solidaires, ne fait aucune référence aux Gilets Jaunes. La vie peut reprendre son cours.

C’est la première fois dans l’histoire du mouvement ouvrier, qu’une lutte sociale d’ampleur se déroule en l’absence des syndicats ; qu’on soit syndiqué.e ou non, qu’on l’ait été ou pas, le constat sera irrémédiable. Le vase a été renversé. Un proverbe vietnamien dit que le vase renversé, remis droit, ne sera jamais plein. Ne disons pas, pour conclure, que le mouvement des Gilets jaunes dans le Tarn, comme ailleurs, laissera des traces car il n’est pas terminé. Le mercredi 17 avril, le jour du cinquième anniversaire du mouvement, au lendemain de l’incendie de Notre-Dame, alors que l’instrumentalisation de l’émotion permet de ressusciter la rengaine de l’Union nationale (ou Union sacrée), la cabane du RP des Zèbres a été rasée au petit matin. Le jour même, elle est remise sur pied avec un mât de quinze mètres : nous prenons de la hauteur. Le lendemain, tout est à nouveau cassé. Le surlendemain, nous occupons non plus un seul RP mais deux. Les installations ont été à nouveau détruites. A l’heure où nous terminons ces lignes, le RP est à nouveau occupé, avec une installation mobile.

Des Zèbres de Gaillac


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Les Utopiques

La revue Les Utopiques parait depuis mai 2015.