Pas de violences conjugales sur les femmes âgées ?

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Jusqu’à la fin des années 1990), les statistiques des violences prises en compte s’arrêtaient à 59 ans [1]. Concernant les femmes âgées, les seules données chiffrées disponibles étaient fournies par HABEO(Handicap, Age, Bientraitance, Ecoute, Orientation) et ALMA (Allô Maltraitance Personnes âgées et/ou handicapées) au travers de leur plate-forme d’écoute téléphonique. En 2011, dans le cadre du programme européen DAPHNE III, le projet Stop violence against elder women est lancé. Il concerne les femmes de plus de 65 ans victimes de violences. Ce projet se donne pour objectifs:

➔ L’amélioration de la connaissance générale du phénomène par le biais du recueil de données et d’échanges de pratiques, d’expériences de terrain et l’analyse des problèmes à un niveau national et transnational.
➔ L’augmentation de la visibilité à la thématique par l’information, la communication et la diffusion des résultats auprès des institutions nationales et européennes et du grand public.
➔ Le renforcement de la sécurité des victimes par la formation, la sensibilisation et l’accompagnement des structures et des personnels travaillant avec des femmes âgées mais également par l’implication directe de femmes âgées, pouvant servir de relais.

En 2014, ce programme prend fin pour être intégré dans un projet plus large, Droits et Citoyenneté, afin de faire face aux nouvelles formes de maltraitance, notamment sur les réseaux sociaux. Il reste cependant à craindre que le projet spécifique sur les violences contre les femmes les plus âgées ne soit plus une priorité et renvoie celles-ci à leur invisibilité.

FRACTURE NUMÉRIQUE

Chargée de publier chaque année un rapport sur « Les principales données statistiques disponibles en France sur les violences au sein du couple et les violences sexuelles », la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF) se base sur les données de l’Institut national des statistiques et des études économiques (INSEE), de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) et du Service statistiques ministériel de la Sécurité intérieure (SSM-SI) du ministère de l’Intérieur. Aucun de ces organismes ne dispose de données sur les femmes de plus de 75 ans victimes de violences conjugales, parce que le mode de recueil de données, par saisie informatique autonome et confidentielle de la victime ne le permet pas, techniquement (pas d’ordinateur à disposition, ou difficulté d’utilisation). Cela s’ajoute à la réticence qu’ont les femmes les plus âgées à se confier sur leur intimité. Les responsables de ces organismes et les animateurs de ces enquêtes ont-ils à l’esprit que leur choix délibéré d’écarter une partie de la population (plus de 400 000 femmes étaient âgées de plus de 75 ans en France en 2016) est de la ségrégation, technologique, qui se rajoute aux autres : sexuelles, anthropologiques ; c’est fermer cyniquement les yeux sur les violences dont pourraient être victimes des femmes plus isolées, et donc plus fragiles.

UNE INÉGALITÉ SUPPLÉMENTAIRE

Aujourd’hui, la France est toujours très en retard sur le sujet. Comme si, au-delà de 75 ans, d’autres « problématiques » étaient plus pertinentes, plus urgentes à gérer que la violence conjugale, qui serait « forcément » moins importante dans cette tranche d’âge. Si la prévention et la prise en charge des femmes victimes de violences s’est un peu améliorée depuis 2004, avec la loi du 26 mai relative au divorce, qui introduit la procédure d’éviction du conjoint violent, et celles qui ont suivi, les violences conjugales subies par les femmes âgées sont occultées. Pourtant, celles-ci empilent des difficultés : elles sont plus pauvres, plus isolées, plus faibles physiquement et psychologiquement.

Niveau de vie
La pension moyenne pour les femmes, tous régimes confondus, est de 1091 euros bruts mensuels ; elle est de 1891 euros bruts pour les hommes. Plus précisément : en 2018, 42 % des femmes retraitées contre 23 % des hommes perçoivent une pension totale inférieure ou égale à 1 000 euros bruts par mois. Les femmes retraitées sont donc plus fragiles économiquement, et de ce fait, plus dépendantes de leur conjoint ou compagnon, dont les revenus sont en moyenne plus élevés de 40%. En 2014, 7% des femmes de 60 à 74 ans vivent en dessous du seuil de pauvreté (soit plus de 400 000), le taux est de 10% pour les femmes de 75 ans et plus (soit plus de 380 000) [2].

État de santé
Les femmes ont une espérance de vie en bonne santé plus élevée d’un an que celle des hommes [3]. Par ailleurs, la différence d’âge entre les conjoints est plus importante chez les couples les plus âgés. En conséquence, la probabilité que la femme se trouve en position d’aidante de son conjoint est importante ; d’autant plus que dans la société, il paraît normal que la femme s’occupe de son époux malade, cette position pouvant inciter l’homme potentiellement violent à refuser que sa femme lui survive. Inversement, si c’est la femme qui se trouve en situation de dépendance, le mari, astreint à donner des soins, peut profiter de ce pouvoir pour accroître son emprise.

Isolement
La cessation d’activité, qui rompt les liens « obligés » avec l’extérieur, affaiblit la position des femmes âgées face à un conjoint violent. Séparées d’un environnement professionnel – et par là, de la médecine du travail – qui peuvent être vigilants, voire donner l’alerte aux services compétents, et souvent absentes des réseaux d’aide associatifs, n’ayant aucun interlocuteur pour les diriger vers ceux-ci, elles risquent d’être totalement isolées, sans recours sous la pression de leur compagnon de vie. Cette situation est plus sensible encore dans le milieu rural, où les femmes n’ont plus pour interlocuteur que leur patron de mari, avec qui elles ont partagé les travaux agricoles, et n’ont pas de revenus propres. Parfois même, ne disposant pas de moyen de transport particulier, elles ne peuvent s’éloigner de leur enfer domestique, ni contacter personne pour les aider à en sortir.

Une vie de violence
La vieillesse ne fait pas disparaître la violence, elle peut même la renforcer. Tout ce que les femmes ont pu subir comme violence dans le couple se perpétue : elles continuent à être battues, voire violées. Ayant longtemps vécu ces situations, elles n’y sont pas « habituées », mais tentent de « vivre » avec, ne pouvant envisager la possibilité de quitter leur conjoint aussi bien pour des raisons économiques que psychologiques.

L’éducation, la société
Diminuées moralement, psychologiquement, les femmes âgées victimes de violences conjugales ont une image d’elles-mêmes dévaluée, voire honteuse. Elles doivent à leur éducation de considérer le mariage comme un acte unique : on ne divorce pas, la cellule familiale est « sacrée » et c’est l’homme qui dirige le couple. La femme doit obéir, afin que famille, relations et voisins aient une bonne opinion de son engagement. Le patriarcat, toujours très puissant dans les esprits, a donné un rôle à l’épouse : la maternité, et le soin de la famille. Lorsqu’elle n’est plus en âge de procréer, elle se doit de rester soumise. On passe de la maternité possible, à la vieillesse. Âgé, un couple n’est plus reconnu comme tel, avec une vie sexuelle et affective, il devient « une famille ». La sexualité des personnes âgées est un tabou. Le cinéaste Filippo Meneghetti expliquait, lors de la présentation de son film Deux (qui raconte la relation amoureuse entre deux femmes âgées et leurs difficultés avec la famille de l’une d’elles) qu’il avait attendu plusieurs années avant de réunir les fonds nécessaires pour faire le film, tant le sujet était « délicat ».


Le poids de la famille (les parents et beaux- parents) et des enfants est colossal. Les aînés minimisent la situation et les violences subies, parce que leur éducation fut encore plus étriquée, et que l’image de la femme battue rejoint souvent dans leur réflexion celle de la femme violée : « elle y est sûrement pour quelque chose », « il est si gentil » …

Pour ce qui est des enfants : soit ils ne supportent pas l’idée que leurs parents aient leur propre vie et leurs aspirations personnelles au bonheur conjugal, et n’encouragent pas la séparation. Soit ils considèrent que la mère leur a fait supporter, comme témoins, les affres des années de violence qu’elle a subies, sans avoir « le courage de partir », les maintenant dans un enfer domestique dont ils sont sortis et contre lequel ils refusent d’intervenir, d’autant qu’ils n’ont connu que cela. Pourquoi vouloir « si tardivement » quitter un homme violent : il est difficile d’admettre que c’était pour assurer leur éducation que leur mère est restée au domicile, alors qu’ils en ont tant souffert. Et pourtant, la possibilité d’y parvenir dépend d’eux en grande partie. Il arrive également que la cessation d’activité provoque un sentiment de rejet social, d’inutilité, de perte de pouvoir, que le conjoint fait supporter à son épouse ; et parfois, celui-ci, qui n’a pas été violent jusque- là, le devient subitement : l’incompréhension des enfants est alors totale.

L’ÉTAT DES LIEUX DES VIOLENCES CONJUGALES CHEZ LES FEMMES ÂGÉES

Sur 149 personnes décédées consécutivement à des violences au sein du couple en 2018 [4], 31 auteurs de violence (dont 28 hommes) et 32 victimes (dont 26 femmes) étaient âgés de plus de 70 ans au moment des faits ; 14 auteurs et autant de victimes avaient plus de 80 ans. La cause principale du passage à l’acte des auteurs relevant de cette tranche d’âge demeure la maladie ou la vieillesse de la victime. Dans de nombreux cas, la violence existait déjà dans le couple. Le rapport fait la liste des mesures prises pour assurer la prévention, l’information de services compétents et la protection des victimes en général, mais rien ne ressort sur la problématique particulière des femmes âgées.

LE GRENELLE DES VIOLENCES CONJUGALES

En 2019, le gouvernement lance un «Grenelle des violences conjugales ». Il promet :

➔ 1 million d’euros pour les associations d’aide aux femmes victimes de violences (c’est l’équivalent de 30 emplois à temps plein sur tout le territoire !)
➔ 5 millions d’euros pour la création en 2020 de 1000 places d’accueil supplémentaires : 250 en hébergements d’urgence et 750 en logements temporaires. (Les 250 places d’hébergement d’urgence représentent à elles seules un coût de 3,9 millions. Ce qui ne laisserait pas grand-chose pour les 750 places de logement temporaires prévues).

Pour le seul poste de dépense des hébergements, un rapport, datant de 2016 [5] préconisait un budget oscillant de 193 à 449 millions, selon que soit retenu le nombre de plaintes déposées chaque année ou l’estimation du nombre des victimes. Le budget actuel n’est que de 40 millions. Or, 17 % des femmes victimes de violences auraient besoin d’avoir accès à un centre d’hébergement d’urgence. Et ce, pour une durée moyenne de 9 mois. Ainsi, 17 000 à 38 250 femmes pourraient y prétendre chaque année. Donc les 5 000 places existantes, même avec les 250 supplémentaires annoncées, sont loin de répondre aux besoins. Il en va d’ailleurs de même, pour les autres catégories de populations concernées par l’hébergement d’urgence.

Les annonces d’Édouard Philippe donnent une impression de méconnaissance des enjeux ou d’absence de volonté politique de réellement s’attaquer à la question. À ce titre, la mesure d’urgence consistant à lancer un audit dans 400 commissariats sur la façon dont les femmes sont accueillies est affligeante, tant les insuffisances en la matière ont déjà été relatées dans la presse et par de nombreuses organisations. Sur l’accueil, le rapport « Où est l’argent contre les violences faites aux femmes » estime les coûts recouvrant les besoins de formation à 13 millions d’euros : 6,47 pour les policiers et gendarmes et 6,61 pour les personnels de santé. À cela devraient s’ajouter 20 millions pour l’embauche d’intervenant·es sociaux dans les services de police et de gendarmerie. En tout, les montants nécessaires à l’accompagnement de la révélation des faits et à l’accès aux droits devraient s’élever à 450 millions. Comme on pouvait s’y attendre, le gouvernement aligne des idées : coordinations des intervenants, formation, éducation … mais peu de moyens concrets.

Et concernant les femmes âgées victimes de violences, aucune mesure spécifique n’est proposée. C’est peu étonnant vu la considération que les autorités ont aujourd’hui des personnes séniores (ces improductives !), qui va de pair avec la volonté de réduire ou de limiter les budgets les concernant.

INTERVENTION MÉDICALE ET SOCIOLOGIQUE

Parce qu’il n’y a pas de profil type du violent conjugal (milieu social, âge, revenus, éducation, niveau scolaire …), il faut apprendre à connaître ces violences au sein des séniors : leur provenance, les prémices, le mode opératoire, le type de violence (physique, sexuelle, psychique). Il faut des intervenant·es médicaux en capacité de s’adresser aux victimes sur les mauvais traitements qu’elles subissent et les convaincre que les supporter n’est pas inéluctable, malgré leur âge avancé.

FAIRE ÉVOLUER LES DÉCISIONS DE JUSTICE

Une approche juridique plus claire est nécessaire dans les procédures judiciaires : comme l’excuse de la minijupe pour le viol, comme l’excuse de l’alcoolisme pour les plus jeunes, celle de la sénilité est invoquée pour les auteurs âgés auteurs de violences conjugales, qui deviennent des simples « drames familiaux ». Les décisions de justice se doivent de s’adapter aux dangers spécifiques des violences conjugales, désormais reconnus par la société, en ce sens qu’il n’existe pas de « crimes passionnels », mais seulement des féminicides conjugaux perpétrés par des conjoints frustrés qui considèrent avoir reçu de la société et de l’éducation patriarcale un permis de posséder et de tuer leur femme et leurs enfants.

LA PRÉVENTION SPÉCIFIQUE

Des mesures de prévention spécifiques sont à mettre en place, d’urgence, pour faire face à ce problème :

➔ une prise en charge immédiate dès le signalement, qu’il s’agisse d’éloigner le conjoint violent du domicile conjugal, ou de trouver un logement transitoire ;
➔ l’accueil dans des hébergements d’urgence des femmes en situation de dépendance ou non ;
➔ la mise en place d’une veille en lien avec les élus locaux, les associations et le personnel aidant intervenant à domicile, le médecin de famille, l’assistante sociale qui instruit les dossiers d’aide à domicile, les associations de défense des femmes victimes de violences …
➔ un accueil qualifié et empathique de la part des représentants de l’État chargés de recueillir les plaintes des victimes,
➔ des services d’aide spécialisés pouvant assurer la liaison avec la famille, les enfants, informer et conseiller les proches de la victime.

DU RÊVE, FAISONS ENSEMBLE UNE RÉALITÉ

Cette question, comme tant d’autres qui ont trait au machisme, au patriarcat, à la position de la femme dans la société et la famille, nécessite un bouleversement des méthodes d’éducation, dès le plus jeune âge, dans la classe, la cour de récréation et au sein de la famille. Que la femme ne soit plus la princesse, être faible à protéger et à sauver dans l’imaginaire du petit garçon… Et que pour l’apprenti prédateur, ces nouvelles valeurs d’égalité et de respect s’imposent à lui, à travers la société, la famille grâce aux enfants mieux éduqués sur le sujet, et au besoin les institutions chargées de les faire appliquer…


[1] Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (ENVEFF, 1999).

[2] Tableaux de l’économie française : seuil à 60% du taux de pauvreté – Source INSEE Édition 2017.

[3] Espérance de vie en bonne santé en 2018 : 63,4 pour les hommes, et 64,5 pour les femmes – Source INSEE.

[4] Ministère de l’intérieur : étude nationale 2018 « morts violentes au sein du couple ».

[5] « Où est l’argent contre les violences faites aux femmes ».

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Anne Bennot-Millant

cheminote retraitée, représente la fédération des syndicats SUD-Rail au sein de l’Union nationale interprofessionnelle des retraité·es Solidaires (UNIRS), membre du Bureau de l’UNIRS